Chapitre 7-2 : mise en place - Le Groupe
Locaux de la Nab, Paris
9 et 20 janvier 1989
« Voilà ton groupe tel qu’il va être structuré. »
Marc prit la feuille tendue par Malta. Sur ce bout de papier, c’était SON groupe qui prenait forme !
« Le transfert de ma participation dans la Nab ?
— Fin de semaine. »
Il hocha la tête. Son conseiller précisa : « Reste à mettre en place les emprunts et versements croisés. Je lance les opérations dans la foulée. »
Une fois seul, Marc alla voir Radier. L’assistante l’introduisit dans l'antre du PDG qui se leva pour l’accueillir.
« Tu as un moment ? Les deux hommes se tutoyaient depuis leur récente mise au point.
— J'ai une heure. Un café ? Fit Radier en consultant sa montre. »
Installés à la grande table en merisier qui trônait dans le bureau, ils échangèrent quelques banalités sur l’activité de la Nab en attendant les boissons. Lorsque l’assistante referma la porte derrière elle, André attaqua :
« Tu ne viens pas juste pour faire causette ? »
Ancel acquiesça : « Je lance mon groupe avec sa holding de tête : la CFIA. »
Le banquier le regarda, amusé. Ancel lui avait déjà exposé que la Nab n’était que le moyen de se bâtir un empire. Il l’avait alors considéré comme un doux rêveur. Même s’il était indéniable qu’avec la Nab, il avait une approche novatrice.
Marc lui tendit l’organigramme.
« Nous allons nous diversifier. Pour la finance, l’objectif est l’Europe. La CFIA Bank coiffera cette activité. »
Radier étudia la branche bancaire représentée sur le document : il y figurait plusieurs futures filiales européennes. Il releva la tête et toisa Ancel avec curiosité :
« Cette internationalisation… c’est avec ou sans la Zurich Trust Bank ? »
Marc sourit devant la perspicacité de son ami : « Sans. J’ai noué des contacts pour défricher le terrain. Cela dit, il reste beaucoup à faire.
— Et l’argent ?
— J’ai quelques avoirs. À compléter par des emprunts.
— Auprès de la Nab ? demanda le banquier, soudainement méfiant.
— Pas que. Nous en reparlerons plus tard. »
Ancel ne souhaitant pas discuter plus avant de ce sujet pour le moment, Radier changea de direction : « Comment veux-tu t’organiser ?
— Avec Serge, nous avons identifié des candidats potentiels pour deux de ces pays. J’ai besoin de ton avis et de tes décisions. »
Radier haussa un sourcil :
« Décisions ? »
Marc le regarda avec gravité, « Je voudrais que tu prennes les rênes de cette activité : président de CFIA Bank. »
Le banquier resta un instant bouche bée avant de se reprendre : « J’aurais cru que tu prendrais ce rôle.
— Je n’ai pas les compétences pour occuper ce poste. Toi oui. »
Il enchaîna sans lui laisser le temps de répondre : « Pour la Nab, je souhaite que tu restes le président. Avec un directeur général pour gérer le quotidien. »
Radier regarda de nouveau Ancel avec attention : il était sérieux ! Il suggéra : « On pourrait demander à Ourant d’occuper cette fonction. »
Marc se pencha vers son ami : « Qu’en dis-tu ? Partant ? »
Radier soupesa la proposition. La décision n’était pas anodine : jusqu’à maintenant, son véritable patron était le principal actionnaire de la Nab, la Zurich Trust Bank. Prendre la direction de CFIA Bank signifiait qu’il basculait dans le camp de Marc.
« Je ne sais pas où cela va nous mener… mais j’en suis ! Les deux pays prioritaires ?
— L’Allemagne et la Grande-Bretagne. Ce sont des marchés matures avec une clientèle correspondant à notre cœur de cible. »
Marc lui tendit la chemise qu’il avait emportée avec lui :
« Il y a là le dossier de Muller, président d’une des banques régionales, la WestBank, très connue et respectée outre-Rhin. Son adjoint, plus jeune et audacieux, pourrait être aussi un bon choix. Il y a d’autres noms, mais je t’avoue que ceux-là sont mes préférés.
— Et l’Angleterre ?
— Là je suis moins fixé. Tu trouveras plusieurs profils dans la pochette. Tu connais bien la City, tu auras tes propres idées. »
Radier feuilleta les documents : « Veux-tu un premier avis sur dossier ?
— Je veux plus que cela. Je souhaite que tu formes dès maintenant ton équipe. La stratégie, le recrutement… tout est entre tes mains. »
André hocha la tête : « J’ai carte blanche pour les salaires ?
— Fais ce qu’il faut… du moment que l’on démarre d’ici fin mars. »
Le banquier émit un sifflement silencieux : « Tu veux aller sacrément vite. »
Resté seul, Radier décrocha son téléphone.
« Organisez-moi un voyage d’une semaine en Allemagne, puis à Londres. »
Il raccrocha en se frottant les mains, prêt à relever ce défi.
*****
La Nab soufflait sa première bougie. Dans la salle du conseil, Radier, le sourire aux lèvres présentait les résultats.
« Notre marge atteint 242 millions ! Dont 26 millions pour le financement immobilier en Italie et de commissions entreprises. »
Marc resta impassible : ces fameuses commissions, c’était la rémunération pour le blanchiment des huit cents millions qui transitaient annuellement par la banque.
« Après déduction des charges, et notamment de 105 millions pour les boîtiers de connexion des clients, la perte, minime pour une première année, est de 28 millions. Quant au bilan : six milliards d’actifs, dont 1,3 de trésorerie et 3,7 de prêts. Deux cents agences. Nous avons atteint la taille d’une banque régionale. »
Marc proposa de publier les comptes immédiatement. Un éclat amusé passa dans le regard du banquier : à son tour de surprendre son patron !
« Attendons mi-février... pour notre projet. »
Ancel le dévisagea d’un air suspicieux le PDG qui poursuivit : « On en parle maintenant ?
— Ok.
— Dans ce cas, je te laisse présenter notre stratégie ». Le banquier souriait désormais d’une oreille à l’autre. Marc, comprenant qu’il l’avait amené là où il voulait, se prêta au jeu de bonne grâce.
Entre deux salves d'interrogations des membres du Conseil, il se tourna vers Radier :
« Pourquoi attendre pour publier nos résultats ?
— À cette date, nous pourrons annoncer l’ouverture de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne. »
Après un temps d’arrêt, Marc se reprit et bombarda son interlocuteur de questions : « Tu as trouvé les responsables de ces entités ? Ils sont d’accord ? Tu as... »
Radier éclata de rire et leva les mains pour juguler ce flot de paroles : « Sir Wilson, ex-gouverneur de la Banque d’Angleterre et Muller, actuel PDG de la Westbank : ça te va comme patrons ? Et ils ont déjà leurs adjoints et les cadres clefs pour démarrer.
— L’informatique ? »
Laffix intervint : « Une duplication et une traduction suffiront pour le lancement. C’est rudimentaire, mais cela tiendra. »
Marc vacilla, pris par une sensation de vertige : tout s’accélérait. Mieux ! Son projet, son enfant, se mettait à grandir tout seul.
Radier se tourna vers Taitbon : « Préparez le terrain auprès de la presse. Wilson et Muller nous trouveront chacun une agence de com’. Organisez-vous avec elles. »
Marie hésitante confessa en rougissant : « Je ne maîtrise pas très bien l’anglais. »
— Nous ferons les conférences téléphoniques ensemble. Je traduirai si nécessaire », fit Radier en souriant gentiment.
Pour l’année à venir, c’était simple : Radier et Ancel voulaient multiplier par quatre la taille de l’entreprise en un an.
Léant fût le premier à réagir « C’est très ambitieux. Il faudrait tripler nos bureaux et notre personnel. »
Radier acquiesça calmement : « Les ressources humaines joueront encore un rôle clef, mais nous n’ouvrirons qu’une cinquantaine d’agences. Dans des villes de taille moyenne.
— Cela ne sera pas assez ! s’exclama le directeur des opérations.
— La majorité des transactions doivent se faire à distance. Pas besoin d’agence pour cela. »
Léant hésita. Comment exprimer son scepticisme sans froisser ses patrons ? Il parla posément : « Je comprends. La clientèle visée gérera elle-même ses comptes. Mais pour cela il faut d’abord la conquérir… et les promotions actuelles ne suffiront pas. »
Il s’interrompit brièvement : « J’ai une suggestion à vous faire. Nous ciblons les urbains, jeunes et actifs, gagnant déjà bien leurs vies. Beaucoup travaillent dans des quartiers d’affaires comme La Défense ou le quartier de la Bourse à Paris. »
Ancel et Radier se penchèrent en avant, attendant la suite. Le directeur des opérations précisa sa pensée :
« Proposons des rendez-vous sur ces sites. Dans des bureaux que nous louerons pour l’occasion. Ou encore mieux, directement dans les immeubles où travaillent ces prospects.
— Excellente idée ! Approuvée ! » s’exclama le président.
L’après-midi même, alors que Marc examinait les premières propositions de Chalet sur les partenariats agricoles, Radier vint lui rendre visite.
« J’ai trois points à voir avec toi. »
Il reposa son dossier :
« Je t’écoute.
— D’abord l’informatique. Pour le moment, nous fonctionnons avec sur un mélange de logiciels bancaires, de fichiers Multiplans[1] et de quelques bidouilles maisons. C’est rapide à mettre en place... mais cela ne tiendra pas. »
Marc, déjà conscient du problème, hocha la tête.
« À terme, nous devrons même jeter une partie de nos investissements, ce qui pèsera sur nos résultats. »
Marc fronça les sourcils : « à ce point-là ? »
Le banquier fit un petit geste de la main droite pour confirmer son propos :
« Multiplan et tous ses fichiers enchevêtrés, c’est déjà un beau sac de nœuds. Mais on saura gérer l’impact financier… si on ne laisse pas la situation perdurer.
— D’accord avec toi. »
Radier poursuivi :
« Nous devons bâtir un système évolutif, pensé pour grandir avec nous. Contrairement à nos concurrents, nous partons d’une page blanche. Eux sont plombés par leur existant, ce qui limite leur agilité et alourdit leurs coûts. Nous pourrions en faire un atout stratégique. J’ai approché Zeppé pour définir la solution à mettre en place. »
Marc en avait entendu parler. C’était le chantre des systèmes informatiques dits urbanisés. Son cabinet menait de nombreuses missions sur le sujet.
Radier précisa :
— Nous aurons ses propositions en juin pour démarrer les travaux dans la foulée. Et je pense embaucher Zeppé comme DSI[2] : il est OK sur le principe.
Marc émit un sifflement « Mazette. Tu prends une sacrée pointure ! »
Radier appuya son index sur le bureau pour accompagner ses propos :
« On n’a pas le choix. Notre positionnement à bas prix exige des bas coûts. Pour rester rentable, la solution, c’est l’informatique. »
Sans transition, il aborda le second point : le ciblage des prospects.
« Nous devons collecter des données précises : coordonnées, situation économique, familiale... Pour nos clients on a déjà ces données. Pour les prospects en revanche, il va falloir croiser plusieurs sources : le cadastre, les abonnements électriques et téléphoniques, des sondages... »
Devant la une moue dubitative de Marc. Radier s’empressa d’ajouter : « Je sais, cela peut faire beaucoup, mais…
— Et peut-être trop par rapport à nos moyens.
— Nous ciblerons seulement quelques zones : Paris, quelques villes de la banlieue ouest… »
Le banquier se rendit compte que son patron ne l’écoutait plus. Il s’interrompit.
« Marc ? », toujours aucune réaction, « Marc ? », répéta-t-il en tendant le bras pour lui toucher légèrement l’épaule. Celui-ci tressaillit : « Désolé... Je cherchais comment mettre en œuvre ton idée et… »
Il bondit sur ses pieds : « J’ai trouvé ! »
Radier, éberlué, le vit se mettre à arpenter le bureau, avant de s’immobiliser devant la table de réunion : « Cette activité, on va la lancer… Mais nous allons en faire un vrai business à part entière !
— Pardon !?! », fit Radier, en écarquillant les yeux.
Marc se remit en mouvement en agitant ses mains :
« On pourrait vendre ces données à d’autres entreprises... Évidemment, pas à nos concurrents. Cela en amortira le coût, voire… on pourrait même en faire une activité rentable. On peut aller plus loin... et inciter les gens à fournir eux-mêmes leurs informations, via le minitel, en échange de cadeaux. »
Radier resta estomaqué, non pas qu’il était en désaccord avec l’idée d’Ancel. Il la trouvait même géniale. Il était soufflé par l’approche retenue. Il compléta :
« Pas bête. Et pour ceux qui participeraient, on pourrait rajouter une petite prime s’ils ouvrent un compte à la Nab. On y gagnera de nouveaux clients. »
[1] Multiplan est un des tout premiers tableurs, lancé en 1982 par Microsoft, et très utilisé en France jusqu’au début des années 1990.
[2] Directeur des Systèmes d’Information.
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