Chapitre 8-2 : observations - Les enfants

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Regain de tensions
Région lilloise
Lundi 20 février 1989

Bardon envoya un coup de pied rageur contre les poubelles traînant dans le hall d’entrée.

« Quel connard celui-là », grogna-t-il. Celui-là, c’était son contremaître : cet abruti s’était permis de critiquer son travail. Devant les autres en plus !

*****

Elle tressaillit en entendant la porte claquer. Il était là. Déjà. Trop tôt. Elle essaya de garder les mains fermes en essuyant la bouche de leur petite dernière, assise dans sa chaise haute. Si elle ne laissait rien paraître, peut-être qu’il se calmerait. Peut-être que ce soir, il ne crierait pas.

Le pas lourd de Bardon résonna dans le couloir. Elle entendit sa veste tomber sur une chaise et son juron étouffé. Quand il entra dans la pièce, elle sentit immédiatement la tension qui émanait de lui.

« Qu’est-ce qu’on bouffe !?! »

Elle posa le chiffon sur la table, prit une inspiration discrète et détacha la petite de sa chaise : « Va jouer avec les garçons ma chérie, murmura-t-elle avant de se tourner vers lui. Du poulet et des pattes. Je vais m’en occuper. »

Il la fixa un instant. Elle retint son souffle. Trop tard. Son regard avait déjà viré au noir.

« Pas prêt ! C’est ça que tu me sors ? T’as foutu quoi de ta journée, hein ? »

Elle baissa la tête et fila vers la cuisine. Il la suivit et l’attrapa brutalement par le bras. Elle se figea.

« Tu me réponds quand je te parle ! »

Elle chercha son regard, tentant de l’apaiser.

« Excuse-moi, je le fais tout de suite. »

Il la repoussa contre la cuisinière. Le choc lui coupa le souffle.

« C’est tout ce que tu trouves à dire !?! »

— Papa ! »

La voix tremblante de son fils aîné lui fit lever les yeux. Le garçon était là, au seuil de la porte, le regard suppliant. Levant pourtant le menton d’un air bravache.

« De quoi tu te mêles toi ? rugis Bardon en faisant deux pas vers lui et en levant sa main.

— René non ! Si tu le touches, ils vont encore s’en prendre en toi ! » l'implora-t-elle.

Il se retourna d’un bloc. Son visage était rouge de colère. Avant qu’elle ne puisse réagir, il fut sur elle, les mains autour de sa gorge : « Salope ! ça te fait jouir hein ! Tes connards me font pas peur ! »

La panique la gagna. Elle agrippa ses poignets, cherchant de l’air. Contre toute attente, il la relâcha et repartit vers le salon. En passant devant son fils, il lui décocha un coup de pied, le faisant tomber à genoux. Il lâcha, sans se retourner : « Magne-toi, j’ai faim ! »

Reprenant difficilement son souffle, elle aspira une grande goulée d’air. Voyant son fils recroquevillé, elle se précipita vers lui. Elle aurait voulu hurler, mais elle se contenta de murmurer :

« Tout va bien. Là… je suis là. Chut... »

CRASH
Grenoble
Vendredi 31 mars 1989… et années 1980

Pottnir leva une main en guise d’excuse : « Ce n’est pas la mission de CRASH. N’oublie pas que le A signifie Adolescents. »

Marc esquissa un sourire. Il se souvenait du jour où il avait trouvé ce nom : Comité Révolutionnaire des Adolescents Syndiqués pour Heurtés. Un peu provocateur, mais qui résumait bien leur combat.

Ils étaient installés dans un des cafés animés de la place Grenette. À gauche de Pottnir, Delaunay, le meilleur ami de Marc.

Le syndicat avait été fondé par Ancel. Il l’avait présidé jusqu’à son départ pour son service militaire. Delaunay avait pris la suite avant de laisser la main à Pottnir. Ce dernier se préparait à effectuer un ultime mandat avant de boucler ses études.


Marc replongea un instant dans ses souvenirs. Tout avait commencé par une grève à la fac, sa deuxième année. Les revendications initiales, centrées sur les tarifs étudiants, s’étaient vite élargies : logements et restaurants universitaires supplémentaires figuraient désormais en tête des priorités.

Il avait suivi le mouvement, bien qu’en désaccord avec certaines exigences. Lui aussi réclamait plus de moyens, mais aussi qu’ils profitent à ceux qui en avaient vraiment besoin. Les syndicats en place, inflexibles et usant de leur poids au conseil d’administration du CROUS[1], avaient réservé les chambres universitaires aux étudiants boursiers, au détriment d’autres jeunes tout aussi précaires.

Il s’était insurgé : « Certains ont encore moins que ceux qui reçoivent une bourse. On ne peut pas leur fermer les cités U[2] ! »

Malgré sa fougue et sa détermination, ses prises de paroles n’avaient rencontré que mépris. Les syndicats, alignés sur la doctrine de leurs partis politiques de référence, n’étaient pas prêts à discuter.

La grève avait triomphé... Lui, non.

C’est alors qu’était née l’idée de CRASH, qu’il lança pendant sa licence. Lors des élections de début 1981, le syndicat gagna ses premiers sièges dans les instances étudiantes. Convaincu que les injustices prenaient racine bien plus tôt, il avait rapidement étendu son action aux lycées.


Marc aimait bien Pottnir, avec deux t comme tracteur comme ce dernier se plaisait à le dire. Avec ses cheveux noirs et frisés, presque crépus, ses sourcils épais et son cynisme assuré, Pottnir donnait parfois l’impression d’être un dilettante. Pourtant il savait se battre pour les bonnes causes et imposer CRASH comme interlocuteur de référence.

Marc avait bâti le syndicat, Pottnir l’avait consolidé. CRASH était devenu la troisième force syndicale étudiante du pays. Dans un paysage polarisé entre les deux mammouths installés, c’était une belle performance. Proche de la gauche sur l’égalité des chances, il défendait aussi des idées plus proches de la droite : sélection par la compétence, concurrence entre étudiants et universités.


Il posa son verre et soupira : « Si on ne fait rien, ces gamins finiront perdus. Il sera trop tard pour les sauver. Je suis prêt à verser plusieurs millions pour financer cela.

— De la CFIA ? demanda Delaunay. »

Il acquiesça. Il venait d’exposer son projet. Trop d’enfants, livrés à eux-mêmes, voire violentés par leurs parents, étaient placés en famille d’accueil. Enfin, quand l’Aide Sociale à l’Enfance intervenait. Il voulait les aider en leur offrant loisirs et soutien scolaire.

Pottnir appréciait l’idée, mais il était coincé. Ce n’était pas dans le mandat de CRASH... ni dans le sien.

Delaunay intervint : « Pourquoi ne pas changer les statuts ? »

Pottnir secoua la tête.

« Ce n’est pas dans mes prérogatives. Mais tu viens de me donner une idée. Je vais intégrer ce projet à mon programme pour les élections de juin. Et je reprendrais tes arguments, il désigna Ancel : sécuriser l’avenir de ces enfants, financé par des dons, sans toucher aux fonds du syndicat.

— Et je confirmerais que mon groupe est prêt à le financer. »

[1] Centre Régional des Œuvres Universitaires et Sociales ; en charge de l’accueil des étudiants.

[2] Cités universitaires.

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