Chapitre 8-2 : observations - Les enfants
Regain de tensions
Région lilloise
Lundi 20 février 1989
Bardon ressassait sa mauvaise humeur. Il repensait à son passage à tabac chaque fois qu’il rentrait chez lui, et cela le rendait furieux. Pour couronner le tout, il avait eu une journée exécrable ; le superviseur de son atelier ayant publiquement critiqué la qualité de son travail.
« Quel connard celui-là », se dit-il à haute voix, alors qu’il entrait à son domicile.
Sa femme était dans leur minuscule séjour aux couleurs défraichies, en train de faire manger leur petite dernière, âgée de trois ans. Les deux ainés de sept et dix ans devaient être dans leur chambre, qu’ils partageaient avec leur sœur.
Il grogna : « Qu’est-ce qu’on bouffe !?! »
Elle essuya la bouche de sa fille et la reposa à terre : « Va jouer avec les garçons, puis se retournant vers son mari : du poulet et des pattes. Je vais m’en occuper. »
Son attitude restait obéissante, mais elle ne semblait plus le craindre. Agacé, il lança une pique : « C’est même pas prêt ! Mais qu’est-ce que t’as foutu de ta journée ! »
Elle ne répondit rien et fila vers la cuisine. Décidé à chercher la bagarre il la suivit et l’attrapa violemment par le bras pour la faire se retourner.
« Tu me réponds quand je te parle ! »
Elle frissonna : les coups allaient partir. Elle tenta de le calmer :
« Excuse-moi, je le fais tout de suite. »
Il la repoussa violemment contre la cuisinière et cria : « C’est tout ce que tu trouves à dire !?! »
« Papa ! »
Bardon se retourna d’un bloc. Son fils ainé le fixait avec un air de désespoir. Loin de le calmer, cela ne fit que canaliser sa colère vers une nouvelle cible. Il fit deux pas en levant la main et en rugissant : « De quoi tu te mêles toi !?! »
— René non ! Si tu le touches, ils vont encore s’en prendre en toi ! » fit-elle, suppliante.
Il fit volte-face, et la rejoignit d’un bond en lui enserrant la gorge : « Salope ! ça te fait jouir hein ! Tes connards ne me font pas peur ! »
Contre toute attente, il la relâcha et repartit vers le salon, décochant au passage un coup de pied à son fils qui s’était recroquevillé sur le pas de la porte. Il lâcha, sans se retourner : « Magne-toi, j’ai faim ! »
CRASH
Grenoble
Vendredi 31 mars 1989… et années 1980
« Cela ne correspond pas à la raison d’être de CRASH, fit Franck Pottnir avec un geste d’excuse, n’oublie pas que le A signifie Adolescents. »
Ils étaient attablés, au chaud, dans un des nombreux cafés de la place Grenette. Delaunay, le meilleur ami de Marc, était assis à gauche de Franck. Pottnir était l’actuel président du syndicat CRASH, qu’Ancel avait fondé dans les années 1980. L’acronyme signifiait Comité Révolutionnaire des Adolescents Syndiqués pour Heurtés.
Il y avait eu une grève pendant sa deuxième année de fac. La contestation portait sur les tarifs étudiants. Puis, elle s’était élargie : les grévistes réclamaient plus de logements et de restaurants universitaires.
Bien que n’adhérant pas à toutes les revendications, Marc avait suivi le mouvement. Lui aussi voulait plus de moyens, mais il était en désaccord sur leur utilisation. Pour les syndicats en place, il fallait servir ceux avec un faible revenu. Usant de leur poids au conseil d’administration du CROUS [1], ils avaient fait réserver les chambres universitaires uniquement aux étudiants boursiers.
Marc s’était exprimé : « Certains jeunes ont moins de ressources que ceux ayant une bourse. Nous ne devons pas leur interdire l’accès aux cités U [2]. »
Porté par la fougue de sa jeunesse et la force de ses convictions, il avait pris la tribune plusieurs fois sans succès. Les syndicats, très politisés, étaient alignés sur la doctrine de leurs partis de référence. Cela empêcha tout vrai débat d’idée au sein de leurs mouvances.
La contestation générale avait eu gain de cause... mais pas lui.
Il avait alors décidé de fonder son propre mouvement. Son projet avait pris forme pendant sa dernière année de licence. À l’automne 1980, CRASH était né. Lors des élections, il gagna ses premiers sièges dans les instances étudiantes. Il fit également des incursions dans le monde des lycées, persuadé que les injustices démarraient très tôt dans la vie.
Marc avait dirigé le syndicat jusqu’à ce qu’il parte faire son service militaire. Delaunay puis un de ses amis lui avait succédé. Plus tard, Marc avait soutenu Pottnir, qui en était le patron depuis quatre ans : il comptait briguer un dernier mandant avant de terminer lui-même ses études.
Ancel appréciait Pottnir, avec deux t comme tracteur comme ce dernier aimait le dire. Les cheveux noirs, courts et frisés, limite crépus, les sourcils épais, Franck était souvent cynique et donnait parfois l’impression d’être un dilettante. Mais il menait les bons combats et faisait avancer le mouvement dans la bonne direction.
Marc avait fait passer CRASH d’un statut local à un syndicat national. Pottnir, lui, avait rationalisé son fonctionnement. Marc avait joué le rôle de bâtisseur, Pottnir celui de consolidateur.
Troisième mouvement étudiant, leur syndicat était désormais ancré dans le paysage. Dans un milieu très polarisé entre les deux mammouths installés, c’était une belle performance. Il était, comme la gauche, pour l’égalité de chances pour tous. À l’inverse, il prônait des principes de sélection à la compétence, de concurrence entre étudiants, facultés et écoles. Autant d’idées poussées par la droite.
Marc reposa son demi. Il soupira : « Si personne ne fait rien, ils deviendront des adolescents en perdition, et il sera trop tard pour les aider. Je suis prêt à verser plusieurs millions pour financer cela.
— En provenance du groupe CFIA ? »
Marc acquiesça. Il venait d’exposer son idée à ses deux amis. Dans le cas de parents incapables d’élever leurs progénitures, voire pires, coupables de violences envers eux, les enfants étaient placés en famille d’accueil. Enfin, quand l’Aide Sociale à l’Enfance était prévenue et agissait. Il voulait leur donner un coup de pouce supplémentaire en finançant des activités de loisirs et d’assistance scolaire.
Si Pottnir appréciait le concept, il était coincé. Cela ne faisait pas partie du mandat de CRASH... ni du sien.
Delaunay intervint : « Pourquoi ne pas faire évoluer les statuts ?
— Je sortirais de mes prérogatives. Mais tu me donnes une idée. Je vais l’intégrer dans mon programme en vue des prochaines élections, en juin. Et je reprendrais tes arguments, fit-il avec un signe de tête vers Ancel : cela sécuriserait l’avenir de ces futurs adolescents, et cela ne se fera que sur financement par donations spéciales, sans puiser dans les fonds du syndicat.
— Et je confirmerais que mon groupe est prêt à financer ce projet. »
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