Chapitre 8-3 : observations - Le régulateur
Doutes
Paris
Fin T1 1989
Bicker posa le rapport sur son bureau, le regard rivé sur la dernière page. C’était pire que ce qu’il avait imaginé. Les fonds utilisés pour créer la New British Bank et la Neue Deutche Bank venaient principalement de la Nab. Un frisson lui parcourut l’échine. Cette opération avait obéré 15% de ses réserves, et pourtant la capitalisation de ces deux filiales était ridiculement basse. Il faudrait remettre au pot. Et la Nab n’en avait pas les moyens.
Il demanda à son assistante de passer un message à Radier : il serait ravi de le croiser lors de la prochaine réunion-cocktail programmée entre la Banque de France et les établissements français.
***
Sous les lustres étincelants des salons lambrissés de la Banque de France, un murmure constant flottait dans l’air, ponctué de rires feutrés et du tintement cristallin des coupes de champagne. Bicker balaya la salle du regard et repéra Radier, entouré d’un petit cercle de directeurs. Il s’approcha avec un sourire de façade et le félicita pour « cette première année couronnée de succès. »
Bicker continua en glissant une remarque anodine sur les perspectives de croissance, et l’air de rien l’attira vers un coin plus calme. Radier, ayant compris la manœuvre, lui facilita la tâche.
Une fois seuls, le gouverneur poursuivit sur un ton décontracté :
« Je suis impressionné par votre stratégie d’expansion en Europe.
— Nous avons de grandes ambitions, confirma Radier. Et nous comptons ouvrir rapidement dans d’autres pays.
— Une belle vitrine pour la France. Mais dites-moi, j’ai noté que c’est la Nab et non la CFIA Bank qui soutient cette croissance ? »
Radier resta impassible.
« C’est exact.
— Je me demandais… Comment allez-vous financer tout cela ? »
Radier haussa légèrement les épaules, comme si ce n’était pas un sujet.
« Par des prêts et de nouveaux fonds propres.
— Provenant encore de la Nab ?
— Pour commencer. Par la suite, nous pourrions élargir leur capital à d’autres investisseurs. »
Bicker scruta le visage de Radier. Il avait espéré une réponse plus détaillée. Il décida de changer d’approche. Son ton devint insinuant :
« Vous avez des amis qui ont très à cœur votre réussite. »
Radier tiqua, son verre suspendu à mi-course : « Que voulez-vous dire ? »
Le gouverneur, jouant avec son bouton de manchette, prit une inspiration : « Disons que l’on m’a… encouragé à faire preuve de bienveillance envers la Nab. »
Radier le dévisagea, son verre immobile à la main.
« Qui ? »
Bicker inclina la tête, un sourire énigmatique forcé au coin des lèvres.
« Pas le gouvernement, si c’est ce que vous pensez. Bien sûr le ministre Bogane voit d’un bon œil vos succès. Mais ces… pressions dont je parle viennent d’ailleurs. »
Un silence s’étira. Radier, perplexe, fit tourner le vin dans son verre.
« Mais encore ?
— Justement. J’espérais que vous pourriez m’éclairer sur vos fréquentations. »
Radier fronça les sourcils. Ces sous-entendus le mettaient mal à l’aise. Il devinait des réseaux de pouvoirs souterrains sans savoir qui était à la manœuvre. Il releva la tête et regarda le gouverneur dans les yeux « Les seules relations que nous avons sont avec la Zurich Trust Bank. Et mis à part du lobbying politique, je ne vois pas trop ce que cette dernière pourrait faire. Si c’est d’elle dont vous parlez. »
Bicker observa longuement son interlocuteur. Il semblait sincère. Et pourtant…
« Peut-être… Mais cela soulève une autre question : qui tire réellement les ficelles de la Nab ? »
L’atmosphère venait de s’épaissir brutalement. Le gouverneur se redressa et afficha un sourire mondain : « Revenons parmi les convives. Sinon on va finir par jaser sur notre échange. »
Le gouverneur rentra chez lui plus désemparé que jamais. Les méthodes employées pour le faire chanter ne pouvaient pas venir des politiques. C’était inutile : sa carrière dépendait déjà de leur bon vouloir ! Qui alors ? D’Ancel, inconnu il y a encore quelques mois ? De la banque suisse ? De son entourage ?
Dans son appartement cossu du 16ème, Radier fut pris d’une vague de tendresse en trouvant sa femme au lit, vêtue d’un déshabillé, absorbée dans sa lecture. Il se pencha pour l’embrasser avant de lui promettre de la rejoindre bientôt.
Dans le salon, il se campa devant la large fenêtre qui surplombait l’avenue illuminée. Les phares des voitures défilaient en lignes lumineuses, mais son esprit était ailleurs. Les paroles de Bicker tournaient en boucle dans sa tête. Qui étaient ces amis ? En quoi consistaient leurs pressions sur le gouverneur ? Et surtout, quel était leur véritable objectif ?
Une chose était certaine : il devait creuser la question. Avec prudence. Il fallait sonder Marc et explorer son rôle et celui de la Zurich Trust Bank.
Il se passa une main sur le visage, tentant de chasser sa fatigue. Puis il releva le menton. Décision prise. Il découvrirait ce qui se tramait dans l’ombre.
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