Chapitre 10-1 : premiers succès - Les personnages

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Recrutement
Paris
Semaine du 17 avril 1989

Marc vécut sa semaine en spectateur, son affect comme anesthésié. Par chance, de nombreuses décisions l’attendaient, fournissant une bienvenue diversion aux pensées noires qui ne demandaient qu’à franchir le seuil de sa conscience.


Après toute une journée à rencontrer les candidats pour la direction de la grande distribution, il n’en retint que deux. Sur le papier, l’un d’eux se détachait nettement : disposant d’une forte expérience, sur les centrales d’achats et les hypermarchés, il avait aussi à son actif l’ouverture de plusieurs magasins. Le deuxième avait un parcours moins riche : il n’avait dirigé qu’une seule grande surface, et ce depuis plus de vingt ans. Il avait pris la succession de son beau-père, propriétaire d'un E. Leclerc d’une petite ville de province.

Il débriefa avec Malta et Chalet qui avaient également rencontré les postulants. Marc avait demandé à Laffix de venir : en matière de ressources humaines, elle avait déjà montré ses compétences à la Nab.

Tous furent d’accord sur l’élimination de deux des trois personnes écartées par Ancel. Contre l’opinion des autres, Chalet voulait retenir la troisième. Après avoir été challengé par Laffix, il se rangea à l’avis de la majorité.

Le débat se concentra sur les deux candidats restants. Chalet et Malta étaient pour le plus aguerri ; Ancel était plus réticent.

Le conseiller juridique insista :

« Avec une seule expérience, le directeur du Leclerc ne connait pas les arcanes de la grande distribution. »

— Il a boosté l’activité de son entreprise et a fait construire un nouveau centre, trois fois plus grand que l’ancien.

— Il est peut-être arrivé à ce poste parce qu’il a épousé la fille du proprio, objecta Chalet.

— Et alors ? Le crédit de sa croissance lui revient. Il y a un hypermarché à l'autre bout de la ville qui n’a pas connu cet essor. »

— Cela peut venir de la différence de gouvernance entre les deux enseignes, précisa Malta : dans l’autre cas, c’est la marque qui est propriétaire du magasin. Son directeur n’est que le gérant.

— Raison de plus : on cherche une mentalité d’entrepreneur ! »

Laffix intervint : « Marc, j’ai l’impression que c’est surtout l’autre candidat qui ne vous plait pas. »

Plissant les yeux, il esquissa un sourire : « Toujours aussi perspicace ma chère… Effectivement, je ne le sens pas… Il me semble trop calculé, trop imbu de sa personne. »

Malta se renfonça dans son siège et leva ses mains devant lui :

— Mais il sait gérer toute sorte de situations ! »

La discussion repartie de plus belle. Marc se tourna vers Laffix : « Qu’en penses-tu ?

— Je trouve que le profil soutenu par nos deux amis est le plus sécurisant. Sur l’autre, vous jouez à quitte ou double. Mais… »

— Mais ?

— Cela ne peut marcher que si vous vous sentez de travailler avec lui. Sinon, nous allons nous planter, et lui avec. »

Marc hésita. Il était toujours dubitatif. Mais il n’était pas un expert en recrutement ; et encore moins de ce secteur d’activité.

Malta se fit conciliant : « Nous avons besoin des deux. Je pense que le plus expérimenté devrait avoir la direction de CFIA Grande Distribution… Mais il lui faudra un bras droit pour le lancement des magasins qui seront construits. Le favori de Marc pourrait très bien occuper ce poste. »

Sa proposition fit l’unanimité.

Liberté
Région Lilloise & Biarritz
Mai 1989

À peine entré, l’homme se servit d’une canette de bière qu’il décapsula d’un geste mainte fois répété. Buvant une gorgée au goulot, il s’arrêta sur le seuil du séjour pour gueuler : « Bordel, t’es ou encore !?! Viens ici et magne-toi ! »

Le silence lui répondit, ponctué par le bruit de la petite pluie fine tombant sur la fenêtre. Il reposa sa canette et ouvrit à la volée la porte de la chambre : vide. Il examina rapidement le reste de l’appartement. Jamais sa compagne ne s’était permis de ne pas être là à son retour. Il ferma ses poings de colère : depuis qu’il s’était fait rosser par des inconnus, cette salope prenait de plus en plus ses aises. D’un pas furieux, il revint dans leur chambre, fracassa une lampe de chevet sur le sol avant de se précipiter sur la commode et tirer le premier tiroir. Il resta médusé : vide. Reprenant ses esprits, il ouvrit les autres à la volée ainsi que la penderie : il n’y avait plus que ses propres vêtements et quelques tenues qu’elle ne mettait plus depuis longtemps. Il fonça dans la chambre de leur fille : sa peluche préférée avait disparu ainsi qu’une bonne partie de ses habits et quelques jouets.

Désemparé, il s’assit sur le lit. Le cerveau embué, il chercha ou elle avait pu partir. Il l’avait forcé à couper les ponts avec ses parents il y a des années. Peut-être, chez une de ses amies. Il se rappela le carnet d’adresses près du téléphone, dans l’entrée et se releva brusquement.

Le calepin n’était plus là ; à la place une feuille pliée qu’il n’avait pas vue en rentrant. À l’intérieur un seul mot : « Adieu. »


Deux semaines plus tard… une femme d’une trentaine d’années contemplait le coucher du soleil, au loin sur la mer. La brise marine la fit frissonner. Elle resserra les pans de sa veste. À son visage marqué, on devinait que la vie ne l’avait pas épargnée. Et pourtant, elle rayonnait. Grâce aux cinquante mille francs, elle avait loué et meublé un appartement dans le centre de Biarritz : une seule chambre et un séjour cuisine. Et elle avait trouvé du travail : elle commençait la semaine prochaine, à l’essai, comme caissière. Elle frissonna de nouveau et se tourna vers une gamine en train de jouer sur le sable : « Sophie. Viens, on rentre. »

La petite fille leva la tête avec un grand sourire. Sans bien comprendre ce qui se passait, elle devinait que sa mère était heureuse. Elle aimait bien cette ville et la mer, et elle s’était déjà faite des copines à sa nouvelle école.

« Oui Maman ! »

Data business
Région Parisienne
Juin 1989

Pour Marc, la réussite de CFIA Information reposerait sur deux piliers : le système de collecte et de mise à disposition des données, et le modèle de vente. Avec Forel, ils avaient donc recruté un binôme pour le seconder.

Pour le volet technique, il s’agissait de Pichon, un jeune homme d’à peine 28 ans, consultant en organisation, et surtout passionné d’informatique et de télécommunications. Ce qui l’avait distingué, c’est qu’il avait déjà piloté des mini-projets alors qu’il était étudiant. Il fut si intéressé par le sujet qu’il imagina l’architecture à mettre en place avant même de les rejoindre. Il commença les développements dans la foulée. Forel dû le freiner pour qu'il consacre une partie de son temps à monter son équipe : « Tu adores programmer, mais il te faudra des acteurs pour faire évoluer le système. »

Pichon s’exécuta. En l’espace de deux semaines, il constitua sa garde rapprochée : une bande de copains tout aussi enthousiastes que lui.

Fin juin, la collecte était prête. En août, ce fut le tour des modalités de restitution. Dans la foulée, ils s’attaquèrent aux autres canaux de recherche de données.


Pour la partie business, ils avaient recruté un professionnel de la vente de voyages : Chevalier, un quadragénaire en pleine forme. Quelques années plus tôt, il avait eu l’idée d’acheter de gros volumes de chambres dans les hôtels. Pour les revendre ensuite à des agences de tourisme. Il avait monté une affaire très rentable avant de la céder, plus porté sur la conquête que sur la gestion.

Ce qu’ils n’avaient pas anticipé, c’était que Chevalier n’avait pas été intéressé. Forel l'avait invité à prendre un verre pour essayer de le convaincre.

« Pourquoi ne voulez-vous pas nous rejoindre ? »

Le quadragénaire reposa son whisky sur la table : « Je ne me sens pas d’être salarié. Je viens de vivre les années les plus passionnantes de ma vie en étant à mon compte.

— Activité qui vous a rapporté un beau pactole. Ce qui vous permet de choisir ce que vous avez envie de faire.

Chevalier hocha la tête : « Cela fait partie de l’équation.

— Mais en ce qui concerne notre projet, qu’en pensez-vous ?

— Le concept est séduisant. Je ne suis pas certain que vous aurez un gros débouché. Mais il doit y avoir de quoi faire quelques petites affaires. »

Forel prit son verre et but une gorgée, en examinant son interlocuteur : « Pour ma part, je suis persuadé que ces données sont une mine d’or. »

Chevalier fit la moue.

« Bon. Voyons si je puis vous convaincre. »

Il énumérera :

« Chevalier Simon, né en 1948 à Lille dans le Nord, d’une mère médecin et d’un père représentant de commerce. Études supérieures à Sup de Co Paris. Je passe le détail de vos expériences, nous avions eu votre CV par ailleurs. Plus intéressant, vous êtes marié. Votre femme s’appelle Béatrice. Vos enfants : Gilles et Stéphanie. L’un a treize ans, l’autre dix. Vous habitez une maison de 200 M2 à Marly-le-Roi. Vous devez aimer les belles voitures puisque vous en avez trois immatriculées à votre nom. Une Mercedes familiale, une pour votre épouse et une Jaguar. Et vous devez aimer la vitesse, avec pas moins de quatre PVs depuis le début de l’année. Tous au volant de la Jaguar. Enfin, vous venez d’acquérir une petite maison de vacances dans le Lubéron. Au vu de vos commandes et achats, vous êtes en train de la retaper. »

Forel s’interrompit pour boire une gorgée puis examina de nouveau son interlocuteur qui fronçait les sourcils : « Vous avez enquêté sur moi ? Et alors ?

— Nous nous sommes renseignés. Mais pas pour effectuer un contrôle. Pour vous convaincre.

— Vraiment ?

— Toutes ces données ont été collectées par des moyens parfaitement légaux, pour la plupart en utilisant des informations publiques.

— Mmm, j’en doute : les prénoms de ma femme et de mes enfants ?

— Interrogation des annuaires téléphoniques, recoupement avec certaines listes affichées pour des événements scolaires ou autres.

— Les amendes et ma résidence secondaire ?

— La villa : il s’agit de transactions publiques. Pour les PVs, nous avons découvert que vous étiez sur un avis de personnes convoquées au tribunal. J’avoue que pour les contraventions elles-mêmes ce n’est pas public.

— Les travaux ?

— Appels téléphoniques auprès des artisans de la région indiquant qu’on avait remarqué votre chantier. Et que nous étions intéressés pour avoir affaire aux mêmes professionnels. On peut trouver beaucoup d’infos pour peu qu’on sache où chercher. »

— Et cela vous apporte quoi ?

Au lieu de répondre, Forel lui posa une question : « Vous avez reçu des appels pour vous démarcher la semaine dernière, exact ? »

Surpris, le quadragénaire hocha la tête, attendant la suite.

« Ce n’est pas un scoop si, comme je le devine, vous êtes derrière ces appels. »

Ce fut au tour de Forel d’acquiescer : « J’en suis à l’origine. Mais continuons. Vous avez eu trois appels : un pour vous proposer un abonnement au tennis avec un prix spécial famille de quatre personnes. Un autre d’un brocanteur du Lubéron vous indiquant qu’il avait des meubles qui pourraient vous plaire pour votre résidence secondaire. Et enfin, d'un garagiste de Saint-Germain-en-Laye. Il avait une très belle voiture de collection en stock.

— Si vous en veniez au fait.

— J’y arrive. Pour cibler ces appels, nous nous sommes appuyés sur votre profil : je gage qu’ils vous ont intéressé ? »

Chevalier se renfonça dans son fauteuil et reprit son verre pour se donner une contenance. Au bout de quelques secondes, il lâcha :

« Vous marquez un point. Ces données ont une vraie valeur, il but une gorgée, et cela peut-être assez juteux. Même avec un prix unitaire faible. Dès lors que vous les collectez en masse pour mutualiser les coûts. Et que vous les revendez plusieurs fois.

— Pour l’industrialisation de la collecte, nous avons déjà la bonne personne. Pour créer le business model et initier les ventes, c’est de vous dont j’ai besoin », indiqua Forel, en pointant le doigt vers son interlocuteur.

Chevalier reposa son verre et se pencha légèrement au-dessus de la table : « Bien. Vous m’avez convaincu de l’intérêt de ce projet… Mais pas au point d'accepter de devoir rendre compte à un supérieur.

— La partie que je veux vous confier n’est pas ma tasse de thé. Vous aurez beaucoup de latitude. Vous serez un des trois artisans majeurs du fait que CFIA Information soit une affaire juteuse. Voire qu’elle s’implante un peu partout dans le monde. »

Éberlué, son interlocuteur se redressa : « Un groupe international ?

— Leader sur ce marché naissant, rentable, et pourquoi pas international.

— Pourquoi moi ? Je n’ai aucune expérience dans un grand groupe.

— Parce qu’il faut tout créer et que vous êtes un bâtisseur. Les compétences qui vous manqueront, cela se sera à vous de les chercher. Mais elles ne seront là qu’en support de votre dynamisme et de votre volonté. »

Les deux hommes restèrent silencieux. Forel attendait une réponse. Son vis-à-vis se mit debout et lui tendit sa main : « Vous feriez un excellent vendeur. »


Chevalier fit des merveilles. À la fin de l’été, il avait bâti l’offre, qui comprenait deux formules : une pour les achats ponctuels et une sous forme d’abonnement. Le quadragénaire avait aussi déjà trouvé plusieurs clients dans les sociétés de ventes par correspondance. Dès septembre, CFIA Information France débuta la commercialisation de ses premières données.

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