Chapitre 12 - 2 : fréquentations - Le caïd et la Camorra

11 minutes de lecture

Périphérique parisien
Lundi 26 juin 1989

Le détective s’arrêta juste devant lui. Marc s’engouffra dans la Ford Scorpio sans un mot.

« Je suppose qu’on fait des tours de périph’ ? » demanda Forel qui démarra sans attendre de réponse.

Son patron lui résuma l’entretien du matin. Son débit était nerveux. Saccadé. Le détective lui lança un rapide coup d’œil sans qu’il puisse interpréter la signification de son regard.

« C’est qui ce Julot ?

— Un faussaire. Je l’ai utilisé à mes débuts. Pour capter mes premiers millions.

— Ce contact à Marseille ?

— Je ne connais pas son nom… Un parrain du milieu ou un proche. Il m’a mis en relation avec les associés italiens et la Zurich Trust Bank.

— Le lien avec ce Julot ?

— Il avait compris que mon arnaque me rapportait gros. Il a commencé à devenir pressant… J’ai dû lui dire que j’étais un autre coup, mais que j’avais besoin d’accointance avec de grosses pointures. Peu après, j’ai été contacté par un des bras droits du marseillais. »

Le détective s’engagea sur le périphérique : « Qu’attends-tu de moi ? »

Bonne question… appeler Forel avait été un réflexe, mais il n’avait pas réfléchi plus avant.

« On va faire comme pour Naples : je vais imposer mes conditions plutôt que de subir. La réussite de l’opération en Italie parlera en ma faveur. Ils doivent comprendre que c’est eux qui ont besoin de moi, pas l’inverse. »

Forel fit la moue :

« Tu vas encore jouer avec le feu. »

Marc tapota nerveusement du bout des doigts sur l’accoudoir : « Je n’ai pas le choix. Si je m’ancre dans une posture de soumission, je ne pourrais plus en sortir. Je vais te donner tout ce que je sais sur ce Julot et son ami de Marseille. Essaye de découvrir qui ils sont.

— Pas de problème. Préviens-moi quand ils te recontacteront, je pourrais te servir de chaperon. »

Marc sourit : « Merci Serge.

— Pas de quoi. On va déjeuner ? »

Marc soupira. Son estomac était noué.

« Pas faim. Tu me redéposes au bureau ? »

Deux ans plus tôt
Région Parisienne
Janvier 1987

« Ancel ? Julot à l’appareil. »

La main de Marc se crispa sur le combiné. Il tourna le dos à ses collègues et chuchota : « Comment avez-vous eu ce numéro ?

— Vous ne pensiez tout de même pas qu’on n’enquêterait pas sur vous ? »

Il resta silencieux. Julot poursuivi, un sourire dans la voix : « Suite à notre échange... Une personne bien placée désire vous rencontrer. »

Marc hésita. Les contacts de Julot étaient par définition suspects… Mais il en avait besoin : « Quand vous dites bien placée, c’est de quel type ?

— Le genre à vous ouvrir beaucoup de portes… dès lors que vous lui apportez ce qu’il faut.

Marc baissa encore la voix : « Combien ?

— Plus que ce que vous pourriez payer. Mais votre dernière tambouille lui a tapé dans l’œil… Il veut sa part. »

Marc soupira : « Je ne cherche pas à vendre mon plan, mais à trouver une aide pour le faire.

— Je crains que vous n’ayez pas le choix.

— Je pourrais raccrocher et terminer là notre conversation.

— Faites… mais sachez qu’il a des entrées en Suisse... Et ce n’est pas quelqu’un à qui on dit non… Dix heures ce soir. Même bistrot que la dernière fois. »

***

Marc s’installa à l’arrière d’une Mercedes de couleur sombre. La voiture l’attendait en face du troquet. Julot l’avait hélé et l’avait fait monter à côté de lui.

D’un coup d’œil, il jaugea le passager avant. Un type massif, ténébreux, au physique de videur de boîte de nuit.

« Où allons-nous ? »

Julot haussa les épaules : « Vous le verrez bientôt.

— Je n’aime pas ça. »

Nouveau haussement d’épaules. La Mercedes continua sur les boulevards avant de ralentir près d’une station de métro.

Le rocker descendit.

« Ces messieurs vont vous amener au rendez-vous. Un conseil : ne faites pas le mariole. »

La portière claqua avant que le jeune homme ne puisse répondre.


Ils s’arrêtèrent dans la pénombre d’une allée du bois de Vincennes. Plusieurs véhicules étaient garés à proximité. Clients de prostituées, ou réception au kiosque de Gravelle situé un peu plus loin ? Impossible à savoir.

Le gorille à l’avant désigna une Limousine rangée sur le bas-côté : « Montez. »

Marc s’exécuta. Une petite pluie froide commençait à tomber ; il pressa le pas. La porte arrière s’ouvrit, il s’y engouffra. Une lampe s'alluma, l’éblouissant brièvement. Face à lui, une ombre. Les fenêtres étaient occultées avec un tissu.

« Nous voulons que vous travailliez pour nous. »

Marc déglutit : « Ce que j’ai fait n’est pas répétable.

— Je crois que si. Nous nous sommes renseignés… Vous êtes trésorier dans une filiale bancaire qui finance des promoteurs immobiliers.

— Vous êtes effectivement bien informés.

— N’est-ce pas. Vous êtes aussi directeur adjoint de la comptabilité. Soit dit en passant, pour votre âge, c’est une belle réussite, félicitations. »

Marc se mura dans un silence contraint. L’ombre ricana :

L’homme continua : « En tant que trésorier, vous pouvez signer les ordres de virements. Vous videz les comptes, placez les fonds, puis les rapatriez avant la clôture mensuelle. »

Le cœur de Marc s’emballa : son vis-à-vis savait tout !

« Là où c’est très fort, c’est qu’en tant que directeur adjoint, vous supervisez aussi les rapprochements bancaires. Vous taguez ces entrées et sorties comme s’il s’agissait d’une erreur et de sa correction. Pas de fonds disparus, pas de vols identifiés, donc pas d’enquête. Je suis admiratif.

— En supposant que cela soit vrai… Ce n’est pas reconductible. »

La silhouette se pencha vers lui ; il distingua un visage débonnaire avec une chevelure blonde : « Nous pouvons recréer de tels contextes. »

Marc prit une inspiration. Ce n’était pas du tout ce qu’il cherchait. Il se lança :

« À force, quelqu’un finira par découvrir l’arnaque. J’ai mieux à proposer. »

Son vis-à-vis recula sur son siège : « Tout aussi rentable ?

— Oui et non. En fait cela ne génère pas de gains. »

Son interlocuteur se pencha de nouveau brusquement vers lui, le visage empourpré : « Vous vous foutez de moi ? »

Les mains moites, Marc planta son regard dans le sien :

« Je veux créer une banque. »

Si sa voix était restée calme, son cœur, lui, cognait brutalement contre sa poitrine.

Un silence stupéfait s’installa, que l’homme finit par rompre :

« Rien que cela ! Et pour quoi faire ?

— Financer mes propres entreprises. »

Son interlocuteur éclata de rire :

« De plus en plus délirant. Et quel est le lien avec notre discussion ?

— Je vous offre de blanchir de très grosses sommes d’argent.

— Nous avons déjà nos circuits.

— Bien sûr… mais peuvent-ils traiter plusieurs centaines de millions de francs par an ? Pour une commission d’à peine 2 % ? »

Quelques secondes passèrent. Une deuxième lampe s’alluma, éclairant le vis-à-vis d’Ancel. Vêtu d'un smoking, il avait une quarantaine d’années : « Plusieurs centaines ? »

Marc acquiesça.

« Développez. »

« Une banque grand public collecte de l’épargne de accorde des prêts. Dans cette masse de fonds, je pourrais obtenir des emprunts pour me financer. Quant au blanchiment : des sociétés bidons effectueront des dépôts. Elles régleront ensuite des factures à d’autres entreprises, qui elles auront pignon sur rue. »

Plissant les yeux pour mieux jauger son interlocuteur, le quadragénaire reprit en parlant lentement : « Ces mouvements laisseront des traces. »

— C’est là où l’intérêt d’avoir sa propre banque prend tout son sens. Les contrôles sur les nouveaux clients seront allégés. Cela sera d’autant plus facile que ces sociétés ne feront que déposer des fonds. Elles n’en demanderont pas. »

Le quadragénaire se frotta le menton : « Les dépôts peuvent attirer l’attention.

— Pas s’ils sont petits. Du genre paiements en liquides perçus par une PME. Nous utiliserons plusieurs centaines d’entreprises bidon.

— Mmm. Et la mise nécessaire pour créer cette banque ?

— Quelques milliards. »

Le quadragénaire s’étouffa : « Vous déraillez !

— Plus la banque sera solide, plus elle pourra agir sans attirer l’attention. Quant à habiller l’origine de cet apport, j’ai une proposition. »

Un silence lui répondit, puis :

« Je vous écoute.

— Vous et vos amis devez avoir une fortune à l'abri dans des comptes en Suisse ou au Lichtenstein. »

Le quadragénaire resta de marbre. Marc continua :

« Ils peuvent convaincre leur banque de fournir ces capitaux, en les garantissant avec leurs propres dépôts.

L’interlocuteur d’Ancel ricana : « En somme pour blanchir plusieurs centaines de millions de francs, il est d’abord nécessaire d’investir plusieurs milliards. Vous avez d’autres idées aussi farfelues ?

— Vous permettez ? », Marc montra la pochette en cuir qu’il avait apportée. Son vis-à-vis savait qu’elle ne contenait que des papiers : il avait été fouillé dès qu’il était monté dans la première voiture. Il hocha la tête en signe d’assentiment. Marc en sortit plusieurs polycopiés et les posa sur la banquette.

« Le premier détaille le business model de cette future banque. Vous verrez que le dossier est solide. Le second dépeint comment ce blanchiment à grande échelle pourrait fonctionner. Évidemment, je vous conseille de le garder loin des regards indiscrets. »

Le quadragénaire ne toucha pas aux documents. Marc continua :

« Le troisième est un cadeau. Une nouvelle arnaque financière qui pourrait rapporter cinq à dix millions. »

Le quadragénaire dévisagea le jeune homme. Son offre était ahurissante, digne d’un polar… trop belle pour être vraie. Et dans le cas contraire, les moyens et les montants en jeu étaient à mille lieues de son univers et de celui de son patron. Mais c’était tentant... L’occasion de changer de dimension.

« Votre idée de roman est captivante... Certains de nos amis pourraient vouloir l’éditer… »

Il toqua à la vitre. La porte s’ouvrit. L’entretien était terminé.

Toujours deux ans plus tôt
Marseille
27 janvier 1987

Marc sortit de la gare Saint-Charles, frissonnant sous le mistral mordant, malgré le soleil d’hiver éclatant.

Les instructions, les ordres plutôt, étaient claires : quel train prendre, ou se diriger en arrivant…. Et se laisser faire. Son correspondant avait raccroché, sans même qu’il puisse demander qui il allait voir.

Une jeune femme rousse, manteau épais, jean et espadrille, s’approcha : « Je suis votre guide. Ma voiture est garée un peu plus loin.

— Vous devez faire erreur, je … »

Elle lui pressa le poignet et murmura : « Ayez l’air naturel », avant de reprendre à haute voix un babillage commercial sur la visite de la ville.

Elle le fit monter dans une Lancia Delta rouge, et prit place au volant.

Il posa les questions qui lui brûlaient les lèvres :

« Où va-t-on ? Qui dois-je voir ? Et qui êtes-vous ?

— Appelez-moi Céline, pour le reste fiez-vous à votre guide. »

Sa voix était souriante, mais son regard, dur, lui intima de se taire.

La voiture prit la direction d’Aix-En-Provence. Elle sortit de Marseille en enchaînant les détours. Peu avant Luynes, un motocycliste la rattrapa et lui fit signe. La jeune femme se détendit. Elle cessa ses crochets et prit résolument vers l’est.

Trois quarts d’heure plus tard, elle le déposa devant un mas provençal isolé :

« On va s'occuper de vous », et elle repartit aussitôt.

Deux gorilles l’attendaient. Ils le fouillèrent rapidement avant de l’escorter dans une salle à manger rustique, un feu de bois crépitant dans la cheminée.

Il commençait à s’impatienter quand enfin, il entendit des pneus crisser sur le gravier de l’allée. Deux hommes entrèrent. Il reconnut sans peine le quadragénaire blond du Bois de Vincennes. Cette fois-ci, il n’était pas en smoking, mais portait tout de même un costume luxueux. L’autre, plus âgé, le visage buriné par le soleil, était vêtu d'un simple jean et d'un pull épais. Ils s’installèrent face à lui, de l’autre côté de la table de séjour.

Le quadragénaire rentra immédiatement dans le vif du sujet : « Votre projet est séduisant sur le papier, mais démesuré… trop fou. Et surtout, vous êtes un parfait inconnu. »

Marc tenta un trait d’humour. Mais son stress figea son sourire :

« Vous avez peur que je sois un flic ? »

— C’est un risque. Mais on a fouillé votre vie jusque dans vos chaussettes. A priori vous êtes bien ce que vous prétendez être.

— Vous m’en voyez ravi.

— Ce qui rend votre projet encore plus dingue. Limite de la science-fiction ou de la mythomanie, suivant comment on prend le sujet.

— Vous avez pu vous rendre compte que pour un affabulateur je me débrouille pas mal.

— Exact. Dans le cas contraire, vos documents seraient apparus comme de simples élucubrations.

— Et votre conclusion ? »

Le quadragénaire joignit ses deux mains, comme s’il allait se mettre à prier :

« Vous devez comprendre que des individus prêts à risquer des milliards, puis à vous confier des centaines de millions à blanchir, ne sont pas de simples hommes d’affaires. »

Marc frissonna. Il examina les deux hommes : celui qui parlait devait être le conseiller et l’autre le patron, probablement un caïd.

« Si j’avais pu faire autrement, je l’aurais fait. Cela ne m’enchante pas d’être lié au milieu et à sa violence. Mais je veux aller vite. Et pour cela, moi aussi j’ai besoin d’une banque.

— Plus vite que ce que vous avez déjà fait ? »

Marc souligna son discours en tapotant du doigt la table :

« Ces premiers gains ne sont qu’une simple mise de départ. Je vise beaucoup plus grand.

— Admettons. Pourquoi devrions-nous vous faire confiance au point de vous remettre des milliards ?

— Je vous accorde que posée comme cela, la question interpelle. J’ai l’intention de placer, moi aussi, mon capital dans cette aventure. Et je n’ai nul doute que je vais être surveillé. Croyez-moi je tiens à ma peau ! »

Le quadragénaire écarta les mains, illustrant que cela ne répondait pas à ses craintes :

— Cela prouve votre bonne foi, pas que vous allez réussir. Après tout, vous n’êtes qu’un petit jeune ambitieux et sans expérience.

— Tout ne repose pas que sur moi. Dans le dossier que je vous ai remis, j’ai identifié le dirigeant sur lequel je compte m’appuyer. Il sait gérer une banque. »

Pendant toute la durée de l’échange, le visage buriné n’avait pas quitté Marc des yeux. Il ne comprenait rien à la finance, mais savait jauger les gens. Il se pencha vers le quadragénaire blond et lui murmura quelque chose. Ce dernier hocha la tête puis reprit : « Certaines de nos connaissances sont prêtes à mettre deux milliards sur votre idée. »

Marc réprima un sourire et bravache, lâcha : « C’est peu… »

Le caïd abattit son poing sur la table : « Ne fais pas le mariole ! Tu es ambitieux. Cela me plaît. Mais si tu nous fais une cagade, ce n’est pas simplement la vie que tu perdras. C’est d’abord celle de tes parents, de ta nana... découpés en petits morceaux. Quant à toi… gare à tes alibófi. C’est clair ? »

La pièce était devenue glaciale, pourtant Marc sentit une goutte de sueur perler sur son front. Sa gorge était sèche, il déglutit péniblement : « Très clair. »

Le quadragénaire reprit : « En ce qui concerne la mise, nous pourrions la doubler. Quand nous serons rassurés. Mais ce ne sera pas un chèque en blanc. Nous garderons le contrôle sur notre placement avec des hommes à nous au sein du conseil. Vous serez scrutés à la loupe.

— Et si cela ne nous va pas, tu seras dans la panade. Et ce n’est rien à côté de nos associés, compléta son patron.

— Les associés ? »

Ce fut le conseiller qui précisa : « Nous allons collaborer avec une organisation qui a des besoins de blanchiment bien plus importants que nous... et qui ont une banque suisse dans leur poche, il fixa Ancel avec ironie, ils sont italiens et se font appeler la Camorra. »

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Et Poena ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0