Chapitre 12 - 2 : fréquentations - Le caïd et la Camorra
Deux ans plus tôt
Région Parisienne
Janvier 1987
« Ancel ? Julot à l’appareil. »
Sa main se crispa sur le combiné ; il se détourna pour éviter de faire face à ses collègues, et chuchota : « Comment avez-vous eu ce numéro ?
— Vous ne pensiez tout de même pas que nous n’enquêterions pas sur vous ? Je fais suite à notre échange : concernant votre autre gros coup. Une personne bien placée désire vous rencontrer. »
Il hésita, les relations de Julot étant par définition suspectes… d’un autre côté il avait besoin d’alliés pour mener à bien son projet : « Quand vous dites bien placée, c’est de quel type ?
— Le genre qui peut vous ouvrir beaucoup de portes… dès lors que vous lui apportez ce qu’il faut.
Marc baissa encore la voix : « Il demande combien ?
—Sauf à dépenser tout ce que vous venez de gagner, vous n’en auriez pas les moyens. Mais votre petite tambouille lui a tapé dans l’œil… Il veut faire le prochain coup avec vous. »
Marc soupira : « Je ne cherche pas à vendre mon plan, mais à trouver une aide pour le faire.
— Je crains que vous n’ayez pas le choix.
— Je pourrais raccrocher et terminer là notre conversation.
— Faites… mais sachez qu’il a accès à certaines banques en Suisse... Et ce n’est pas quelqu’un à qui on dit non… Dix heures ce soir ; au bistrot où nous nous sommes rencontrés la première fois. »
Il était assis à l’arrière d’une Mercedes de couleur sombre. Lorsqu’il était arrivé au troquet, elle était arrêtée juste en face de la devanture. Julot l’avait hélé pour le faire monter à côté de lui.
Il scruta du coin de l’œil le passager à l'avant. Ténébreux et silencieux, avec un physique de videur de nuit bodybuildé.
« Où allons-nous ? »
Julot haussa les épaules : « Vous le verrez bientôt.
— Je n’aime pas ça. »
Nouveau haussement d’épaules. La Mercedes continua sur les boulevards puis ralentit et stoppa près d’une station de métro.
Le rocker sortit. Avant de refermer sa porte, il s’adressa à Ancel : « Ces messieurs vont vous amener à votre rendez-vous. Un conseil : ne faites pas le mariole. »
La voiture redémarra avant que le jeune homme ne puisse répondre.
Ils s’arrêtèrent dans une allée du bois de Vincennes, à quelques dizaines de mètres du kiosque de Gravelle. Plusieurs véhicules étaient garés à proximité. Sans que Marc sache si c’était la faune habituelle de clients des prostituées qui arpentaient les lieux le soir ou parce qu’il y avait une réception au Pavillon, situé à moins de cent mètres.
Le malabar assis à l’avant indiqua une Limousine garée sur le bas-côté : « Montez à l’arrière. »
Marc s’exécuta. Une petite pluie froide commençait à tomber ; il pressa le pas. La porte arrière s’ouvrit à son approche.
La portière refermée, une lampe s'alluma, éclairant Marc. Face à lui, il distingua une ombre. Les fenêtres étaient occultées avec un tissu.
« Nous voulons utiliser votre savoir-faire pour notre compte. »
Marc déglutit : « Ce n’est pas répétable.
— Je crois que si. Voyez-vous, nous nous sommes renseignés… Vous êtes trésorier dans une filiale bancaire qui effectue des prêts à des promoteurs immobiliers.
— Vous êtes effectivement bien informés.
— N’est-ce pas. Vous êtes aussi directeur adjoint de la comptabilité. Soit dit en passant, pour votre âge, c’est une belle réussite, félicitations.
— Ce n’est qu’une simple filiale. La compta n’est en fait qu’un service administratif. »
La silhouette émit un petit rire : « Modeste avec cela ! Il n’empêche que cette filiale a ses propres autorisations de signatures. »
Marc se résigna, son interlocuteur n’ignorait rien de son arnaque.
L’homme continua : « En tant que trésorier, vous pouvez signer les ordres de virements. »
Il hocha la tête, attendant la suite.
« Ce qui vous permet de vider les comptes en début de mois. De placer les fonds. Puis de les rapatrier avant la fin du mois. »
Nouveau hochement de tête.
« Là où c’est très fort, c’est qu’en tant que directeur adjoint, vous supervisez les rapprochements bancaires. Voire vous le faites vous-mêmes. Vous effacez ainsi toute trace comptable de ses entrées et sorties, comme si c’était une erreur de la banque. Au final, tout est revenu dans l’ordre. Pas de fonds disparu, pas de vols identifiés, donc pas d’enquête. Je suis admiratif.
— En supposant que ce que vous dites est vrai… Vous voyez bien que ce n’est pas reconductible. »
La silhouette se pencha vers lui ; il distingua un visage débonnaire avec une chevelure blonde : « Nous pouvons recréer de tels contextes. »
Marc resta interdit. Ce n’est pas du tout cela qu’il cherchait. Il prit une inspiration et se lança :
« À force de répéter ce procédé, un jour ou l’autre quelqu’un de plus curieux détectera le pot aux roses… J’ai autre chose à vous proposer. »
Son vis-à-vis recula sur son siège : « Tout aussi rentable que votre opération actuelle ?
— Oui et non. En fait cela ne génère pas de gains. »
Son interlocuteur se pencha de nouveau brusquement vers lui, le visage empourpré : « Vous vous foutez de moi ? »
Les mains moites, Marc le fixa : « J’ai un moyen de blanchir de grosses sommes d’argent, vraiment très importantes.
— Vous abusez de ma patience. De tels circuits existent déjà.
— Bien sûr… mais peuvent-ils traiter plusieurs centaines de millions de francs par an ? Pour une commission de 2 % ? »
Quelques secondes passèrent. Une deuxième lampe s’alluma, éclairant le vis-à-vis d’Ancel. Vêtu d'un smoking, il avait une quarantaine d’années : « Plusieurs centaines ? »
Marc acquiesça.
« Développez.
— Je veux créer une banque. »
Un regard stupéfait : « Pour quoi faire ? »
— Pour financer mes propres entreprises. »
Le quadragénaire émit un petit sifflement : « Rien que cela. »
Marc leva une main : « Je veux des fonds pour ouvrir une banque grand public. Elle aura des clients qui y déposeront leur épargne et feront des demandes de prêts.
— Je ne vous suis plus.
— Dans cette masse de dépôts et de prêts, je pourrais obtenir des emprunts. Ils ne seront qu’une partie de l’activité de cette banque. »
Nouveau sifflement, cette fois-ci un peu plus admiratif : « Pas mal vu. Mais je ne vois pas le rapport avec notre discussion.
— Des sociétés bidons pourront effectuer des dépôts. Ensuite ces sociétés règleront des factures à d’autres entreprises, qui auront pignon sur rue. »
Plissant les yeux pour mieux jauger son interlocuteur, le quadragénaire reprit en parlant lentement : « Ces mouvements laisseront des traces. Il ne sera pas difficile de les suivre. »
— C’est là où l’intérêt d’avoir sa propre banque prend tout son sens.
— Pourquoi ?
— À chaque nouveau client, elle est censée effectuer des contrôles. Ceux-ci ne sont pas normés, ce qui lui laisse une certaine latitude. Avec ma propre banque, je me fais fort d’avoir des vérifications allégées. Cela ne sera pas difficile puisque la perception du risque par les employés sera faible : ces sociétés déposeront des fonds. Elles n’en demanderont pas. »
Le quadragénaire se frotta le menton : « Les dépôts peuvent attirer l’attention.
— Pas s’ils sont de petits montants. Du genre paiements en liquides perçus par une PME. Nous utiliserons plusieurs centaines d’entreprises bidons.
— Mmm. Pour créer cette banque, à combien estimez-vous cette mise ?
— Quelques milliards. »
Le quadragénaire s’étouffa : « Vous déraillez !
— Plus la banque aura une surface financière respectable, plus elle pourra agir sans attirer l’attention. Quant à habiller l’origine de cet apport, j’ai une proposition. »
— Laquelle ?
— Vous et vos amis devez avoir une fortune à l'abri dans des comptes protégés par le secret bancaire… En Suisse ou au Lichtenstein. »
Le quadragénaire resta de marbre. Marc continua :
« Ces personnes peuvent convaincre leur banque de fournir ces capitaux. Ils le garantiront avec leurs propres dépôts.
L’interlocuteur d’Ancel ricana : « En somme pour blanchir plusieurs centaines de millions de francs, il est nécessaire d’investir d’abord plusieurs milliards. C’est votre idée farfelue ?
— Si vous permettez ? », Marc montra la pochette en cuir qu’il avait apportée. Son vis-à-vis savait qu’elle ne contenait que des papiers : il avait été fouillé dès qu’il était monté dans la première voiture. Il hocha la tête en signe d’assentiment. Marc en sortit plusieurs polycopiés et les posa sur la banquette.
« Le premier document décrit le business model de la banque à créer. Vous verrez que le dossier est solide.
— Et le second ?
— Il dépeint le blanchiment à grande échelle dans le cadre d’une banque avec des contrôles assouplis. Évidemment, je vous conseille de garder celui-ci loin des regards indiscrets. »
Marc remarqua que son interlocuteur évitait soigneusement de toucher aux deux manuscrits. Il continua :
« Le troisième est un cadeau. Il décrit deux arnaques financières que vous pourriez réaliser avec mon aide. Bénéfice estimé : cinq à dix millions. »
Le quadragénaire dévisagea le jeune homme. Son offre était ahurissante, digne d’un polar… trop grosse pour être vraie. Et dans le cas contraire, les moyens et les montants en jeu étaient à mille lieues de son univers et de celui de son patron. Mais c’était tentant... L’occasion de changer de dimension.
« Votre histoire romancée est captivante. J’ai des amis qui pourraient être intéressés à en être l’éditeur… Il se peut que l’on revienne vers vous. »
Il toqua à la vitre. La porte s’ouvrit. L’entretien était terminé.
Toujours deux ans plus tôt
Marseille
27 janvier 1987
Marc sortit de la gare Saint-Charles. L’hiver n’était pas encore terminé, mais la journée était très ensoleillée. Il aurait même fait doux s’il n’y avait pas ce vent du nord-ouest : un mistral soufflant en rafales mordantes.
Il avait reçu quelques consignes par téléphone… des ordres plutôt ! Le train à prendre, se diriger vers les taxis…. Et se laisser faire… Son correspondant avait raccroché, sans même qu’il puisse demander qui il allait voir.
Une jeune femme rousse, vêtue d’un épais manteau, en jean et espadrille, s’approcha : « Je suis le guide que vous avez commandé. Ma voiture est garée un peu plus loin.
— Vous devez faire une erreur, je n’ai… »
Elle l'interrompit d'une pression sur son poignet et murmura :
« Ayez l’air naturel », avant de reprendre à haute voix un babillage commercial sur la visite de la ville.
Elle le fit monter dans une Lancia Delta rouge, et prit place au volant après avoir mis le bagage à main de Marc sur la banquette arrière.
Il posa les questions qui lui brulaient les lèvres :
« Pouvez-vous me dire où on va et qui on va voir ? Et qui êtes-vous ?
— Appelez-moi Céline, pour le reste fiez-vous à votre guide »
Sa voix était souriante, mais son regard, dur, lui intima de se taire.
La Lancia démarra et partit vers le nord de Marseille, en direction d’Aix-En-Provence. Elle sortit de la ville en changeant plusieurs fois de direction avant que, peu avant Luynes, un motocycliste ne la rattrape et lui fasse un geste. La jeune femme se détendit. Elle cessa ses crochets et prit résolument vers l’est.
Trois quarts d’heure après, elle le déposa devant un mas provençal, un peu à l’écart :
« On va vous prendre en charge », et elle repartit aussitôt.
Il fut accueilli par deux gardes du corps, qui le fouillèrent ainsi que son bagage. Il entra dans la salle à manger, toute simple, du vieux mas et attendit.
Il commençait à s’impatienter quand il entendit des pneus crisser sur le gravier de l’allée. La porte du séjour s’ouvrit pour laisser passer deux hommes. Il reconnut sans peine le quadragénaire blond du Bois de Vincennes. Cette fois-ci, il n’était pas en smoking, mais portait tout de même un costume luxueux. L’autre faisait un peu plus vieux, le visage buriné par le soleil, vêtu d’un simple jean et d’un pull épais. Les deux hommes s’assirent en face de lui, de l’autre côté de la table de séjour.
Le quadragénaire rentra immédiatement dans le vif du sujet : « Nous ne savons pas trop quoi penser de votre projet. Sur le papier, votre scénario est captivant, mais démesuré… et vous êtes un parfait inconnu. »
Marc voulut faire de l’humour. Mais trop stressé, il n’arriva pas à sourire :
« Vous avez peur que je sois de la police ? »
— C’est un risque. Bien que, pour votre gouverne, nous avons mené une enquête détaillée sur vous, votre famille et vos amis. A priori vous êtes bien ce que vous prétendez être.
— Vous m’en voyez ravi.
— Ce qui ne fait que renforcer le fait que votre projet apparait comme dingue. Limite de la science-fiction ou de la mythomanie, suivant comment on prend le sujet.
— Vous avez pu vous rendre compte que pour un affabulateur je me débrouille pas mal.
— Ce qui a rendu crédible une partie de vos documents, que l’on aurait pu sinon considérer comme de simples élucubrations.
— Bien. Et votre conclusion ? »
Le quadragénaire joignit ses deux mains, comme s’il allait se mettre à prier :
« Vous devez comprendre que des individus prêts à risquer des milliards, puis à vous confier des centaines de millions à blanchir, ne se comportent pas comme de simples hommes d’affaires. »
Marc frissonna. Il examina les deux hommes : celui qui parlait devait être un conseiller et l’autre le patron, probablement un caïd.
« Si j’avais pu faire autrement, je l’aurais fait. Cela ne m’enchante pas d’être lié au milieu et à sa violence. Mais je veux aller vite pour lancer mes entreprises. Et pour cela moi aussi j’ai besoin d’une banque.
— Plus vite que ce que vous avez déjà fait ? »
Marc souligna son discours en tapotant du doigt la table :
« Ces premiers gains ne sont qu’une simple mise de départ. Je vise beaucoup plus grand.
— Admettons. Pourquoi ferions-nous confiance à un inconnu au point de lui remettre des milliards ?
— Je vous accorde que posée comme cela, la question interpelle. J’ai l’intention de placer, moi aussi, une bonne partie de mon capital dans cette aventure. Ensuite, je n’ai nul doute que je vais être surveillé. Et croyez-moi je tiens à ma vie et à ma santé ! »
Le quadragénaire écarta les mains, illustrant que cela ne répondait pas à ses craintes :
— Cela peut prouver votre bonne foi, pas que vous allez réussir. Après tout, vous n’êtes qu’un petit jeune ambitieux et sans expérience.
— Tout ne repose pas que sur moi. Dans le dossier que je vous ai remis, j’ai identifié le dirigeant sur lequel je compte m’appuyer. Il sait gérer une banque. »
Pendant toute la durée de l’échange, le visage buriné n’avait pas quitté Marc des yeux. Il ne comprenait rien à la finance, mais savait jauger les gens. Il se pencha vers le quadragénaire blond et lui murmura quelque chose. Ce dernier hocha la tête puis reprit : « Certaines de nos connaissances sont prêtes à mettre deux milliards sur votre idée. »
Marc réprima un sourire et ne put s’empêcher de jouer la bravade : « C’est peu… »
Le caïd tapa du poing sur la table : « Ne fais pas le mariolle ! Tu es ambitieux. Cela me plait. Mais si tu nous fais une cagade, ce n’est pas simplement la vie que tu perdras. C’est d’abord celle de tes parents, de ta nana... découpés en petits morceaux. Quant à toi… gare à tes alibófi. C’est clair ? »
La pièce était froide, pourtant une goutte sueur perla au front de Marc qui resta pétrifié. Il déglutit péniblement : « Très clair. »
La quadragénaire reprit : « En ce qui concerne la mise, nous pourrions la doubler. Quand nous serons rassurés.
— Dans le cas contraire, tu seras dans la panade. Et ce n’est rien à côté de nos associés, compléta son patron.
— Les associés ? »
Ce fut le conseiller qui précisa : « Nous allons collaborer avec une organisation qui a des besoins de blanchiment bien plus importants que nous... et qui ont une banque suisse dans leur poche, il fixa le jeune homme avec ironie, ils sont italiens et se font appeler la Camorra. »
Annotations
Versions