Chapitre 12-3 : fréquentations - Antonin

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Antonin
Marseille
11 juillet 1989, fin de matin


En sortant du hall de la gare Marseille Saint-Charles, Marc eut l’impression de revivre la même scène que quelques années plus tôt. Cette fois-ci, il n’avait pas de chauffeur : il devait se rendre à une agence de location et demander la réservation de monsieur Pozzo.


Au comptoir, il patienta, observant distraitement le couple devant lui finaliser son contrat. Lorsque ce fut son tour, il s’approcha de l’employé et lui donna le sésame. Il s’attendait à ce qu’on lui réclame ses papiers, mais après une brève hésitation le jeune homme lui remit une enveloppe.

« Votre voiture est garée à droite en sortant. Une Golf GTI noire. Excellente journée, monsieur Pozzo. »

Marc marmonna un remerciement et alla prendre possession du véhicule. Il ouvrit le pli : la clef, les papiers du loueur, ainsi que des instructions pour se rendre à son rendez-vous. Il les parcourut rapidement avant de démarrer.


Si ses souvenirs étaient bons, il devait prendre la même direction que la dernière fois. À la sortie de la ville, il s’arrêta à la station-service et vérifia la pression des pneus comme on lui avait prescrit. Alors qu’il se penchait sur une roue, une Peugeot 405 blanche stoppa juste derrière lui. Il releva la tête : trois hommes à bord. L’un d’eux en sortit.

« Montez. Et laissez-moi la clef et les papiers de la Golf. »

Marc s’exécuta. La banquette arrière était occupée par une femme brune d’une quarantaine d’années qui ne le regarda même pas. La voiture redémarra rapidement. Elle se tourna vers lui : « Je dois vous fouiller ».

Sans attendre son accord, elle le palpa de haut en bas sans rien omettre ; provoquant une certaine gêne chez Marc dont elle n’eut manifestement cure. Elle se redressa : « il est clean. »

Le conducteur hocha la tête. Quelques minutes après, il prit une rue à droite et entra dans un atelier de mécanique automobile.

« Descendez et montez dans la Mercedes. »

Marc esquissa un sourire ironique : « On dirait un vrai film d’espionnage. Si vous voulez tourner un James Bond, il faudra monter vos véhicules en gamme. »

Avec ses vitres teintées, il n’avait pas pu distinguer l’intérieur de la Mercedes. En y prenant place, il découvrit ses nouveaux compagnons de voyage. Une jeune femme brune au volant, et à l’arrière le quadragénaire blond. Toujours aussi élégant, même si son menton s’était un peu empâté.

La voiture démarra.

« J’espère que vous avez fait bon voyage.

— Hormis ces incessants changements, oui. Monsieur ? »

Le blond ignora sa question :

« Vous vouliez échanger avec un responsable. »

Marc acquiesça : « Au vu des enjeux, je ne veux pas avoir affaire à des amateurs. »

Une lueur amusée apparut dans les yeux de son vis-à-vis : « Ce n’est pas le qualificatif que j’appliquerais à nos hommes. Mais il est vrai que la finance ne fait pas partie de leurs compétences… naturelles. Trêve de bavardage : que voulez-vous savoir ?

— Commencez par me décrire votre projet.

— Je vais éclairer votre lanterne. Nous n’avons pas un, mais quatre programmes en tête.

— Rien que cela.

— Ce sont de plus petites affaires qu’à Naples. »

Il y avait deux opérations en marchand de biens : un rachat complet d’immeubles, pour les revendre après rénovation. Les deux autres étaient des promotions : des achats de terrains pour y bâtir des villas à vendre.

« Pour les immeubles, nous allons acquérir les appartements en dessous du marché. Ces bâtiments se voient prescrire des obligations de remises aux normes. Quant aux terrains, ils ne sont actuellement pas déclarés constructibles… mais nous aurons les autorisations.

— Je vois, indiqua Marc en imaginant la corruption sous-jacente : vous allez devoir payer les travaux nécessaires.

— Après l’achat, un recours permettra de conclure que la demande administrative était erronée. Il n’y aura pas de remise aux normes à effectuer. »

Marc admira la manœuvre.

« Les chiffres ?

— Cent cinquante-cinq millions à investir. Dont cent cinquante à emprunter. Notre plus-value nette devrait osciller entre quarante-cinq et soixante millions.

— Vous avez les accords des vendeurs ?

— Les derniers sont en cours de discussion.

— Et que se passe-t-il si vous n'y parvenez pas ? D’ailleurs ces propriétaires sont-ils vendeurs ? »

En comprenant le sous-entendu de la réponse de son interlocuteur, il frissonna.

« Personne ne nous dit non… Ou en tout cas pas très longtemps. »

Marc changea de sujet :

« J’aimerais voir ces emplacements.

— Je m’en doutais, et s’adressant à la jeune femme, Sophie, allons-y. »


La Mercedes s’engagea sur un chemin de terre. Ils avaient déjà visité les deux immeubles. De ce qu’avait pu en juger Marc, ils étaient situés dans des quartiers urbains, ni chics, ni pouilleux. Leurs façades étaient également quelconques. La jeune femme, qui manifestement n’était pas qu’un chauffeur, avait donné quelques précisions. Pour le premier, ils avaient une promesse pour l’achat de quarante-deux logements et ils ne s’attendaient pas à des difficultés pour ceux restants. Concernant le deuxième, la proportion était la même. Marc avait tout de même noté que trois propriétaires n’étaient pas vendeurs. Comme il insistait pour savoir ce qui allait se passer, le quadragénaire avait rétorqué, d’un ton agacé :

« La vente se fera. Avec ou sans eux. »


La voiture s’arrêta en haut d’une corniche. Marc suivit le mouvement et rejoignit les deux autres qui étaient sortis et s’étaient approchés du bord. L’air été sec, immobile. Sous le soleil ardent, sa chemise lui collait à la peau. La jeune femme tendit le bras :

« Les parcelles que nous sommes en train d’acquérir sont en face, sur l’autre versant. »

Il plissa les yeux. Il s’agissait d’une sorte de plateau avec une légère pente, orientée sud – est. Le petit contrefort situé tout à gauche raccourcirait probablement la durée du jour, mais uniquement pour les dernières villas. Sans avoir un panorama éblouissant, la vue serait tout de même dégagée sur plusieurs centaines de mètres. Jusqu’à la colline sur laquelle ils s’étaient arrêtés. Le terrain comportait trois bâtisses, dont deux en ruines. La dénommée Sophie expliqua qu’il y avait huit parcelles.

« Nous avons toutes les promesses de vente.

— Cela semble récent », indiqua-t-il en désignant un des édifices ravagés par le feu.

Le visage de marbre, le quadragénaire le fixa :

« Le propriétaire n'était pas vendeur… Malheureusement, il y a eu un incendie. Nous avons maintenu notre offre. Le pauvre homme s’est empressé de l’accepter. »

Marc baissa la tête, horrifié. Il retourna s’asseoir en silence dans la voiture, bientôt rejoint par les deux autres.


Après avoir repris la route, la Mercedes s'engagea de nouveau sur un chemin de terre. Elle traversa une pinède avant de déboucher sur un vallon assez large, fait de maquis et de clairières. Alors qu'ils longeaient quelques masures, la conductrice indiqua que le terrain était constitué de trois vastes parcelles, comprenant la combe ainsi que les flancs des deux collines.

Marc observa les lieux : si l’un des flancs paraissait difficilement constructible, l’autre lui semblait aménageable malgré une pente plus prononcée que celle du terrain précédent.

Au détour d’un virage, un mas apparu. La piste s’y arrêtait. Alors que la conductrice ralentissait, un homme barbu, entre deux âges, surgit sur le seuil, bientôt suivi de ce qui devait être son épouse et de ses deux jeunes garçons. L’individu, une véritable force de la nature, rentra dans son logis et revint avec un fusil de chasse. La Mercedes, qui n’était plus qu’à une trentaine de mètres, s’immobilisa doucement, laissant la poussière de la route retomber.

La jeune femme jeta : « restez assis ». Elle sortit de la voiture en levant une main.

Marc baissa sa vitre, autant pour échapper à la fournaise intérieure que pour suivre ce qui se passait.

« Bonjour monsieur Combe.

— Dégagez !

— Nous jetons juste un œil. »

Le barbu agita son fusil, menaçant : « Ma terre n’est pas à vendre. Foutez le camp ! »

Le quadragénaire intervint : « Sophie, ne les dérangeons pas plus longtemps, partons. »

La jeune femme hocha la tête et remonta dans la Mercedes. Elle fit demi-tour en se faufilant entre deux arbustes sur le bord de la route.

Alors que la voiture regagnait la route principale, Marc interrogea : « Que va-t-il leur arriver ? »

Son vis-à-vis laissa échapper un petit rire :

« Qu’allez-vous sous-entendre mon cher ? Ce n’est pas notre genre, et après une pause : ceci dit, ces vieilles bicoques sont à moitié en ruine… un accident peut vite arriver. »

Marc frissonna et serra les poings. L’illégalité ne le gênait pas… être confronté à cette violence et à la misère si. Cela le rendait malade.


Assis dans le TGV qui le ramenait sur Paris, Marc était plongé dans ses pensées. Le retour s’était effectué comme dans un rêve. Un cauchemar plutôt. Il avait été déposé par ses hôtes à la station-service et avait repris le volant de la Golf pour la rendre sans encombre à l’agence de location.

Avant qu’ils ne se séparent, il avait néanmoins précisé :

« Je voudrais être en co-investissement avec vous. »

Son interlocuteur l’avait dévisagé, peu amène :

« Vous n’êtes pas en position de demander cela. »

Le jeune homme ne s’était pas laissé démonter. Il avait repris, calmement, mais fermement :

« J’ai été partie prenante à Naples, et je n’ai pas été trop gourmand. »

Le quadragénaire garda le visage fermé :

« Dites-nous ce que vous avez en tête, mais ne jouez pas au plus fin avec nous.

— Message reçu. Comment puis-je vous recontacter ? »

Son interlocuteur héla la conductrice : « La carte. »

Marc avait pris le pli que la jeune femme lui tendait.

« Voici les coordonnées de Sophie Bagnol. Si elle n’est pas joignable, laissez un message en indiquant que c'est au sujet de votre entretien avec Antonin.

— Cette Sophie ? questionna Marc en désignant le chauffeur du menton.

— Oui.

— Et Antonin c’est vous ?

— Disons que vous m’appellerez comme cela. »

« Billet Monsieur ». Marc leva la tête vers le contrôleur et le lui tendit. Celui-ci le poinçonna avant de lui souhaiter une bonne fin de voyage. Il reprit le fil de ses pensées. Mais il n’arrivait pas à se concentrer : l’image de la masure incendiée et de la famille du barbu revenait sans cesse. Il ne pouvait accepter cette détresse. Il était ok pour jouer avec le feu, mais pas avec des innocents..

Ses idées se firent moins structurées, il finit par s’endormir, épuisé par les émotions de la journée.

Périphérique parisien
12 juillet 1989, fin d’après-midi

« Tu es dans un foutu engrenage, souligna le détective, tout en suivant sagement une camionnette sur la voie de droite.

— Merci de ton réconfort ! »

Forel se tourna brièvement vers son jeune patron :

« Tu devais t’y attendre… Et pour tout te dire, je ne suis pas certain de vouloir te suivre dans cette voie. »

Marc fit la grimace. Il culpabilisait de mêler celui qui était devenu un ami à ses accointances avec le milieu.

« Je comprends... Même si, égoïstement, ce n’est pas ce que je souhaite. »

Forel réorienta la discussion :

« Que comptes-tu faire ?

— Je vais leur donner le modus operandi pour minimiser les risques. Et parler du dossier à André, le détective approuva du chef et Marc poursuivit : je vais demander à être partie prenante pour 10 % sur deux de leurs affaires : l’immeuble où ils n’ont pas de difficulté et le dernier terrain visité.

— Pour l’immeuble, je comprends. Les risques sont minimes. Mais pour le terrain ce n’est pas le cas : ils vont agir contre la famille du barbu. »

— Justement ! Je veux éviter cela !

— Comment ?

— Grâce à toi. »

Forel, de surprise, fit faire une embardée à son véhicule qu’il corrigea immédiatement :

« Quoi ?

— Si nous ne faisons rien, ils perdront leur maison, voire pire. »

Le détective restant muet, le jeune homme poursuivit :

« J’ai besoin de toi pour les convaincre de vendre. »

Forel émit un petit rire sans joie : « et tu crois que je vais y arriver gentiment, là où nos amis envisagent d’utiliser des moyens beaucoup plus radicaux ?

— Ils doivent comprendre que le risque est réel. Nous ne pouvons pas entraver les projets de ces gangsters… Mais on peut leur obtenir une compensation plus élevée.

— Et comment ?

— Je rachète leur terrain au double du prix proposé. Ensuite je l’apporte dans la négociation du deal avec ces truands. »

Le détective resta silencieux. Le jeune homme commençait à penser que son comparse allait décliner le projet.

« La famille peut continuer de refuser. »

Marc se tassa sur lui-même : « S’ils persistent, je ne pourrais plus rien faire pour les aider.

— Mouais. Une autre façon de les amadouer serait qu’ils reçoivent une des futures villas construites sur le terrain. Pour le prix ou ils auront vendu. »

— C’est une option que nous pouvons mettre sur la table.

— Il y a quand même un problème : tes amis marseillais pourraient mal prendre cette initiative.

— Je ne peux pas rester les bras croisés sans rien faire. Et ne t’inquiète pas… j’ai besoin de toi pour essayer de convaincre la famille, mais si la transaction se fait, tu n’y seras pas mêlé.

— Cela vaut le coup d’être tenté. Mais pourquoi n’y vas-tu pas toi-même ? »

Marc passa sa langue sur ses lèvres : il savait qu’il envoyait son ami faire le sale boulot à sa place.

« Je suis trop connu. Les vendeurs pourraient faire éclater l’affaire un jour ou l’autre. Nous ne pouvons pas nous permettre une telle bombe à retardement. »

Forel acquiesça. Il mit le clignotant pour prendre la prochaine sortie et faire demi-tour.

« À force d’aller sur le périph’ on va avoir des tours gratuits ! »

Marc se mit à rire, puis il changea de sujet : « Bardon ?

— L’équipe est d’accord pour frapper un grand coup. Ils vont devoir recruter quelques comparses. »

Marc se tourna vers son ami : « J’aimerais en être. »

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