Chapitre 13-2 : points de non retour - Elsa
Vie brisée
Printemps - Ete 1989
Après sa séparation d’avec Elsa, Marc n’osa pas affronter les regards de leurs connaissances communes. Il coupa tout contact. Cela lui permettait aussi d’apaiser sa culpabilité : il laissait à Elsa le plein bénéfice de leur amitié.
Son meilleur ami, Delaunay, tenta de le joindre. Marc ne le rappela pas… gardant enfouie en lui, sous un couvercle bien scellé, la détresse qui le rongeait.
Sa vie oscilla d’euphorie et descentes abruptes. Avec Amandine, il vivait des moments de tendresses et de passions, le rendant presque heureux. Puis sans prévenir, le poids de ce qu’il avait fait le rattrapait. La douleur qu’il avait infligée, sa propre lâcheté, tout remontait à la surface. Il s’investissait alors de plus belle dans son travail, débordant littéralement d’activités.
Il dû affronter plusieurs épreuves après leur rupture.
La première survint lors de l’anniversaire de son père. Si ce dernier évita le sujet, sa mère et sa sœur voulurent comprendre. Marc éluda les questions, se fermant dès qu’elles insistaient. La seule chose qu’il admit clairement fut qu’Elsa n’y était pour rien, qu’il était le seul fautif. Aucune ne porta de jugement, ni en paroles, ni en attitudes, ni d’ailleurs même en pensée… mais Marc, honteux, passa le week-end replié sur lui-même.
Sa mère s’inquiétait : son fils n’allait pas bien ! Il avait maigri, perdu l’appétit. Devant ses réticences, elle n’insista pas.
Le second coup vint, involontairement, d’Amandine. Elle percevait ce qui se passait en lui : son insouciance, son humour, s’étaient effrités depuis qu’ils vivaient leur amour au grand jour. Elle comprenait bien sûr cette souffrance. Elle avait d’autant plus envie de l’aider que, de son côté, elle était heureuse.
Elle entreprit donc de l’entraîner dans des soirées, et de lui présenter ses amis. Marc vécut cela comme une torture. Pour lui, cela revenait à étaler sur la place publique quel salop il était. Il projetait dans les regards des autres, en mode grand écran, sa propre culpabilité.
Avec le temps ; son entrain revint progressivement. Il rechutait parfois. Il suffisait d’un détour involontaire dans son ancien quartier, ou devant un restaurant chargé de souvenirs. Cela n’échappait pas à Amandine qui ne voulait pas le forcer. Peu à peu, ces moments de mélancolie s’espacèrent.
Mi-juillet, un email laconique d’Elsa tomba dans sa boite. Elle avait du courrier pour lui. Un poids s’abattit sur sa poitrine. Avec appréhension, il l’appela à son bureau. La jeune femme garda une voix neutre, administrative, et lui donna un rendez-vous devant l’opéra de Paris.
Le lendemain, en fin de journée, son cœur fit un bond en apercevant Elsa qui se dirigeait vers lui. En quelques secondes, son visage refléta toute une palette d’expression : crainte, espoir, culpabilité.
Ils se saluèrent sobrement, sans même se serrer la main.
« Ça va ? demanda-t-il, conscient de la futilité de sa question.
Elsa ne répondit pas, signifiant par-là que le sujet ne le concernait plus. Elle sortit un petit paquet de son sac et lui tendit : « C’est pour toi. Je te conseille de faire un suivi de courrier. »
Elle sortit une autre enveloppe : « Une copie de la dernière facture d’électricité. Il y a un chèque pour la moitié. Je te laisse gérer le reste ?
— Je m’en occupe dès demain.
— Bien. Je crois qu’on a terminé, dit-elle avec un semblant de sourire qui était tout sauf vrai.
— Tu as pris tes marques dans ton nouvel appart’ ? Et ton boulot ? Et tes parents ? », interrogea-t-il, cherchant désespérément à prolonger leur échange.
Elle hésita, puis répondit du bout des lèvres : « Il est pratique et proche du travail. Mes parents vont bien. Le boulot aussi. »
Il hocha la tête.
« Tant mieux. »
Il chercha ce qu’il pourrait dire d’autre. Ce fut Elsa qui le relança :
« Et toi ? Vous avez déménagé pour plus grand ?
— Non, rien de décidé. »
C’était la vérité. Et il ne voulait pas remuer le couteau dans la plaie.
« Bon. Je te laisse, j’ai un dîner ce soir.
— Oui bien sûr… Au revoir Elsa.
— Salut. »
Elle tourna les talons et se dirigea vers la bouche de métro toute proche. Il l’a suivie des yeux jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Quelque chose, dans sa posture, le frappa en plein cœur. Ses épaules voûtées, ses pas frêles n'étaient que des échos de son effroyable désespoir... De tout son être se dégageait une fragilité telle qu’on s'attendait à la voir s’effondrer sur elle-même.
Marc chancela. Une boule douloureuse lui noua la gorge, lui donnant presque la nausée. Il resta là, figé, longtemps après qu’elle eut disparu. Puis, l’esprit embrumé, il se mit à déambuler sans but, la silhouette brisée d’Elsa imprimée sur sa rétine. Son esprit dériva vers les souvenirs de leur vie commune.
Par amour
Hautes-Alpes
Fin août 1979
Parti du Var, il avait enchaîné les trajets en stop pour arriver jusqu’à ce village d’altitude des Alpes. Le dernier conducteur le déposa à l’entrée du parking, près de la gendarmerie.
Elsa avait un job d’été ici, à La Grave, et finissait dans une demi-heure. Il allait la revoir !
Mais cela ne serait pas pour tout de suite. Elle devait dîner avec les amis de ses parents, qui lui avaient prêté un studio à l’étage de leur maison. Elle ne pourrait le rejoindre que vers 20 h. Encore quatre heures !
Peu à peu, le village se vidait. Les touristes repartaient, laissant derrière eux des ruelles presque désertes. Il ne pouvait pas rester là sans attirer l’attention. Elsa n’ayant rien dit de sa venue, il devait être discret.
Il ajusta la sangle de son sac à dos et se dirigea vers le bas de la bourgade. Il traversa la rivière la Romanche, bifurqua à droite du torrent du Tabuchet, puis s’engagea sur la piste grimpant à travers les pâturages.
« Près du sommet, tu retrouveras le sentier. Suis-le. Descends jusqu’à un petit pont. », lui avait expliqué Elsa. Juste après, il devait prendre à droite et l’attendre en haut d’une prairie, à la lisière des arbres.
Vivement ce soir ! Ils ne s’étaient pas revus depuis cette fabuleuse nuit, et avaient dû se rabattre sur le téléphone. Jusqu’à ce que la facture de télécoms[1] n’explose et que son père lui passe un savon.
Perdu dans ses pensées, Marc atteignit le pont. La prairie était en fait un versant herbeux assez raide. Il y grimpa et repéra où passer la nuit : un espace plat à quelques mètres de là. Parfaite pour y étaler son sac de couchage.
Dans quelques heures, il pourrait la serrer dans ses bras ! Il en trépignait d’impatience.
À l’origine, il ne devait la voir que le lendemain, près d’Annecy. Son job d’été se terminait, et elle lui avait proposé de venir la rejoindre chez ses parents : « j’ai dit que t’étais un copain. Il faudra qu’on se tienne bien… et nous ne serons pas dans la même chambre. »
Cela l’avait décidé à monter un jour plus tôt et à faire un détour. Il aurait à dormir seul à la belle étoile, mais ils auraient quelques heures d’intimité !
Le crépuscule tomba enfin. Son cœur s’emballa lorsqu’Elsa apparut sur le sentier. Elle grimpa sans ralentir, impatiente. Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, leurs lèvres se retrouvèrent. Le monde s’effaça autour d’eux.
Il faisait nuit lorsqu’ils revinrent à la réalité. Toute la journée, Elsa avait pensé à ces retrouvailles, et au peu de temps qu’ils auraient ensemble. Au fil des heures, elle avait pris sa décision :
« Tu vas venir dormir avec moi. »
— Dans ta chambre ?
— Oui. Je suis seule à l’étage, et il y a un petit escalier en bois à l’arrière.
— Je ne veux pas t’attirer d’ennuis.
— J’ai envie de passer la nuit avec toi ! On fera attention… Tu partiras au petit matin. »
[1] Le coût des communications à moyenne et longue distance était lié au temps passé.
Au commencement
Juin 1979
En montant dans le RER, Elsa baissa la tête, espérant masquer ses larmes. Peine perdue. Elle irradiait de douleur. Anéantie… c’est ce que ressentait quiconque la regardait.
Depuis des mois, elle n’était plus que l’ombre d’elle-même. Incapable d’avancer, d’oublier. Comme si sa vie avait été mise entre parenthèses. Un abîme l’avait engloutie.
Et pourtant leur amour avait été si fort !
L’été 1979. Tout avait commencé là. Les examens terminés, ils étaient partis une semaine à la mer. Ils, c’étaient une bande de copains inséparables, toujours fourrés ensemble depuis leur rencontre à la fac. À enchaîner les soirées et les parties de cartes endiablées. Huit amis. Quatre filles, quatre garçons. Aucun couple. En tout cas, pas entre eux : Bernard avait une copine de longue date et Mireille vivait avec son petit ami.
Marc et elle ? Au départ, pas d’atomes crochus. Ils s’étaient même cherché des poux ! Et cela s’était intensifié au printemps ; à coups de petites piques et de moqueries. Tout le monde avait compris. Tous sauf eux.
Un premier rapprochement avait eu lieu lors de leur randonnée dans les calanques. Des heures à marcher côte à côte, à parler de tout ou de rien.
La veille du retour, Elsa s’était enfin avoué ce qu’elle refusait d’admettre : elle avait des sentiments pour Marc. Mais ressentait-il la même chose ? Le lendemain, sans se concerter, ils étaient montés ensemble dans la 4L de Ludovic.
Ils avaient roulé des heures, silencieux, conscients de la tension dans l’air. Assis à l’avant, Marc gardait les yeux rivés sur la route. Elsa à l’arrière, avait posé sa main sur le dossier du siège, à quelques centimètres de sa nuque. Il aurait suffi d’un mouvement pour qu’ils se frôlent. Mais rien.
Plus tard, Ludovic leur avouera qu’ils avaient été d’un ennui mortel.
Ce soir-là, ils furent hébergés à Chambéry, chez les parents de Ludovic. Ils devaient dormir dans une pièce vide, sur leurs matelas de camping.
La lumière éteinte, ils s'allongèrent sur leurs sacs de couchage. Elsa, électrisée, sentait le souffle de Marc à quelques centimètres d’elles. Ils restèrent silencieux, côte à côte, de longues minutes. Puis, enfin, la main de Marc qui s’avance et qui se pose doucement sur sa joue. Elle se jette dans ses bras. Leur premier baiser. Leur première nuit. Une nuit brûlante, intense, trop courte. Le début de tout.
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