Chapitre 14-3 : Cash - Jeux dangereux
Siège de la Banque de France, Paris
13 octobre 1989 après-midi
Bicker dévisagea, incrédule, le responsable de la Commission Bancaire.
« Leur ratio de liquidité de juin est tombé à 78% ? »
En se tordant les mains, son interlocuteur acquiesça.
« Et depuis ?
— La Nab a deux mois de retard pour son reporting. Ils nous promettent juillet pour la semaine prochaine. »
Le gouverneur feuilleta machinalement le rapport devant ses yeux avant de relever la tête : « Quelle est la fiabilité de ces chiffres ? »
Zenbach fit la moue : « Les masses semblent cohérentes. Nous avons détecté quelques erreurs, mais sans gravités. Ni plus ni moins que ce que nous avons pour d’autres banques.
— Et d’après toi la situation va empirer ?
— Ils sont victimes de leurs succès : la forte augmentation de leurs crédits plombe leurs ratios.
— Y compris le Cooke [1]?
— Il baisse, mais ils ont de la marge avant d’arriver au seuil des 8 %. Par contre, ils perdent en moyenne 12 % de liquidité tous les mois. »
Bicker fit un rapide calcul : « À ce rythme, ils doivent déjà n’être plus qu’à 42 % ! »
Le gouverneur se laissa aller au fond de son fauteuil. Pourquoi faisait-il si chaud ? Il desserra sa cravate, et épongea son front de la main. Il n’avait pas voulu détruire son ménage et sa respectabilité avec cette histoire d’adultère ; mais ce qui s’annonçait était tout aussi catastrophique.
« Pierre, ça va ? Tu n’as pas l’air bien ? »
Bicker se secoua. Son collègue était penché vers lui, soucieux.
« Ce n’est rien. Revenons au dossier. »
Il prit une feuille pour s’éventer.
« On marche sur des œufs. Il nous faut protéger les épargnants et donc être drastiques sur nos exigences… Mais la Nab est politiquement et médiatiquement très sensible : Radier est venu apporter sa caution d’experts à plusieurs colloques organisés par notre ministre. Et si nous forçons la banque à respecter immédiatement ses ratios prudentiels, cela conduira à un arrêt brutal de sa croissance, voire pire.
— Et si c’est à cause de nos injonctions, tout le monde va nous tomber dessus, compléta Zenbach, que proposes-tu ?
— Je vais voir Radier. »
Association Française des Banques, AFB
24 octobre 1989, fin de matinée
Profitant d’une session de l’Association Française des Banques[2], Bicker y avait réquisitionné un petit bureau pour discuter avec le PDG de la Nab.
« Nous sommes inquiets : depuis fin juin, votre liquidité est en dessous de 100 %. En juillet elle est même de 63 %. Et nous craignions que la suite soit encore plus mauvaise. »
Radier, qui s’attendait à ce sujet, croisa les jambes et prit un air décontracté :
« Tu avoueras que c’est plus agréable d’échanger sur les conséquences du succès de la Nab que sur des difficultés.
— Mais nous ne pouvons pas laisser perdurer la situation.
— On devrait même être aux alentours de 30 % pour fin septembre, mais nous allons y remédier. À terme nous augmenterons le capital de la Nab. »
Bicker cherchait désespérément à quoi se raccrocher. Il émit un soupir de soulagement, mais la formulation le fit tiquer : « À terme ?
— Un an, peut-être deux.
— C’est trop long ! »
Radier haussa les épaules : « On parle d’une grosse opération. Cela ne se fait pas comme cela. »
L’énarque frissonna, son ton se fit implorant : « Ce n’est pas possible. Faites quelque chose ! »
Radier fit semblant de réfléchir :
« J’ai peut-être une autre solution… le groupe CFIA pourrait prendre un engagement de financement auprès de la Nab.
— Cela s’est déjà fait, raisonna Bicker à voix haute, il faudra que ce financement soit disponible sur simple demande[3].
— Bien entendu.
— À vue de nez, le montant devra être de plus d’un milliard. Le groupe CFIA est-il en mesure d’apporter cette somme ? »
Radier fit un geste détendu :
« Je te mentirais en disant que nous avons cet argent en caisse. Mais nous avons la capacité de le mobiliser, auprès de ses actionnaires ou de différentes banques. »
Bicker le fixa plein d’espoir, heureux qu’une solution puisse être trouvée :
« Dans ces conditions, nous pourrons accepter d’attendre. »
Générer du cash à partir de …rien : acte 2
Locaux de la Nab
25 octobre 1989
Radier contempla Ancel et Malta. Il venait de leur retranscrire son échange avec le patron de la Banque de France, se gardant de leur rappeler qu’il les avait prévenus. À force de retourner le problème, ils avaient trouvé la solution de l’engagement de financement. Radier avait été réticent au départ : dans la réalité ces engagements successifs entre les filiales du groupe ne reposaient sur… rien. Il n’y avait en fait aucun moyen supplémentaire. Il avait fini par accepter l’idée pour gagner quelques mois auprès du régulateur.
Le circuit décidé était assez simple : les banques britannique et allemande allaient ouvrir chacune une ligne de crédit de trois cents millions à la CFIA. Radier ne voulait pas aller plus loin : la comptabilité des engagements hors bilan restait encore balbutiante[4], mais il ne fallait pas attirer l’attention. Fort de ces engagements reçus, la holding garantirait à son tour un prêt immédiat et sur simple demande de sept cents millions auprès de la Nab. CFIA Bank ainsi que CFIA NPF en rajouteraient respectivement quatre cents et trois cents, portant le total à 1,3 milliard.
« Cela correspond au trou identifié à fin septembre, commenta Ancel. »
Le vieux banquier secoua la tête :
« Reste qu’on va publier un ratio avant mise en place de ces opérations. Il sera mauvais et notre trésorerie est négative. La Commission Bancaire pourrait nous demander de mettre en œuvre une partie de ce refinancement… Or ces fonds n’existent pas. »
Après quelques secondes de silence, Malta prit la parole :
« Rien ne nous empêche d’antidater ces accords en date de fin septembre, pour regonfler le ratio avant sa parution.
— Ce n’est pas orthodoxe, mais nous pouvons le faire , concéda Radier, la mine sombre.
— Nous pouvons aller plus loin, intervint Marc. »
Le conseiller juridique leva brièvement les yeux au plafond.
« Antidatons aussi un appel de fonds de la Nab auprès de CFIA, lui demandant de verser effectivement quatre cents millions en octobre, conformément à l’accord de financement.
— Pas bête, cela va rassurer sur la situation à fin septembre. Mais comment vas-tu les apporter ?
— CFIA va verser cette somme à la Nab en creusant le découvert de son compte… qu’elle a à la Nab ! Et la banque va les rembourser dans les jours qui suivent en comblant ce même découvert. Nous pourrons montrer l’ordre de virement sans avoir eu à entrer ou sortir du cash. »
Le vieux banquier afficha un air matois : « Décidément, tu m’étonneras toujours.
— Et c’est parfaitement légal », compléta Malta.
Marc reprit :
« À terme, le régulateur finira va tiquer… Nous devons mettre en place de vraies opérations de crédits croisées.
— Comment ? », laissa tomber Radier, désormais fataliste sur l’imagination de son patron.
« Nos banques vont se prêter mutuellement de l’argent à plus d’un an. Leur remboursement à venir ne pèsera pas sur les ratios[5]. On démarrera avec trois cents millions entre la Nab et la Neue Deutche Bank. »
Radier fit un signe de dénégation de la tête :
« Si La Nab prête et emprunte auprès de la NDB, cela ne changera rien. C’est un jeu à somme nulle.
— En fin de mois, l’Allemagne notifiera la France qu’elle va la rembourser par anticipation, au début du mois suivant. La Nab pourra inclure la rentrée de ces trois cents millions dans son ratio puisqu’ils seront annoncés. »
Malta, enthousiasmé par l’idée, frappa dans ses mains : « Mais oui. Et la NDB se gardera bien d'intégrer sa lettre dans ses propres calculs de sortie de fonds, puisqu'il ne donne pas lieu à comptabilisation[6].
— Et l’Allemagne remboursera bien la Nab... Pour lui emprunter immédiatement la même somme », termina Ancel.
Le PDG de CFIA Bank serra les lèvres :
« C’est légal… mais une telle manœuvre, volontaire, est limite frauduleuse.
— Tout comme le circuit circulaire d’engagements de financement... Et dans quelques mois nous ralentirons notre croissance ensuite pour retrouver un équilibre.
— Tu pousses le bouchon de plus en plus loin ! J’ai peur de demander si tu as encore d’autres idées.
— Nous allons aussi procéder à une première augmentation de capital la Nab… pour cinq cents millions. »
Ce fut au tour de Malta de tomber des nues : « Mais comment ?
— Sur tes conseils, la Nab a pour le moment le statut de SARL. Et tu m’as expliqué que nous aurions cinq ans pour verser les fonds.
— Tu dois en libérer 20 % immédiatement. Cela fait cent millions que nous n’avons pas !
— CFIA Banks pourra emprunter auprès d’une de ses filiales : l’Allemande ou la Britannique, en lui apportant les titres en garantie. »
Le juriste réfléchit un instant, le front appuyé sur ses deux mains jointes :
« Pour moi c’est faisable. André ?
— Je suis favorable. Avec les actions en caution, c'est même sain. Ce prêt devra donner lieu à des intérêts. Tu en as conscience Marc ?
— Bien sûr. Nous cherchons à financer une croissance qui va porter ses fruits et donc des bénéfices. On sera en capacité de supporter ce coût.
— Là je suis en ligne avec toi, opina le banquier, cela n’apportera que cent millions de trésorerie, mais on enverra un signal très positif à la Commission Bancaire, au marché et aux clients. »
Malta se releva :
« Je m’y mets tout de suite. Tu avertis tes patrons de banques ? »
Alors que Marc se levait, pensant que la réunion était terminée, Radier l’attrapa par la manche :
« Ce que nous faisons là, c’est de la cavalerie. Je crois dans le projet et en ta vision, et c’est pour cela que je te suis… pour le moment. Mais dès le début de l’année prochaine, je veux qu’on arrête. À commencer par cette opération de crédits croisés !
— Je l’avais compris André. »
Le banquier le lâcha, sa réponse fut empreinte de gravité :
« Je vais être clair. Je n’accepterais pas une autre surenchère de ce type. Et si tu manœuvres le conseil pour passer outre, je claque la porte. Définitivement ! »
[1] Le ratio Cooke visait à protéger les épargnants d’une défaillance de leur banque. Pour 100 d’engagements pris, la banque devait disposer de 8 % de capitaux propres, le reste pouvant être financé par les dépôts de ses clients. Le calcul est en réalité plus complexe que cela, avec des pondérations sur les prêts en fonction de leur niveau de risque.
[2] L’AFB est en charge du dialogue social pour le secteur bancaire.
[3] Le Groupe CFIA s’engage à prêter immédiatement à la Nab, sur simple demande. Dans ces conditions la capacité de la Nab à se refinancer est considérée comme certaine.
[4] Pour rappel : la comptabilisation en hors-bilan des engagements donnés et reçus était encore sommaire et peu suivie. Alors même que cela pouvait avoir des conséquences importantes sur le futur patrimoine de l’entreprise.
[5] Les ratios de liquidité et de solvabilité cherchent à vérifier si la banque va pouvoir faire face à ses sorties de fonds pour l’année à venir. Les flux au-delà d’un an ne sont pas pris en compte.
[6] Il s’agit d’un engagement à rembourser. C’est du hors bilan dont la comptabilité était balbutiante...
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