Chapitre 15-2 : compromissions - Acte II
Le financement
Paris
19 janvier 1990
Marc s’étira. Il avait passé la journée sur les résultats et il avait besoin d’une pause. Il sortit prendre l’air.
1988 avait été l’année du lancement de la Nab. 1990 devait être celle d’une croissance tous azimuts. Malgré les challenges qui demeuraient, il se sentait prêt à conquérir le monde. Il avait les hommes et les femmes clefs, les structures et les banques. Il ne restait plus qu’à se développer et surtout à dégager des bénéfices.
Le bilan de la Nab pesait huit milliards et 220 000 clients. Son PNB[1] était déjà de 326 millions. Le ratio de liquidité affichait un confortable 212 %. Grâce aux mesures mises en place, mais aussi à la modélisation : les deux années passées montraient qu'une faible partie des encours des comptes courants était décaissée dans le mois à venir[2].
Seules ombres au tableau : les résultats et la trésorerie. Ils empruntaient deux cents millions sur les marchés et la banque n’avait pas réduit son déficit. Bien au contraire, elle terminait l’année en perte de 230 millions. La faute au boitier électronique sécurisé : 233 millions de coûts.
Il haussa les épaules, ne voulant voir que le positif : une croissance de 40 % en un an ! Radier et ses adjoints faisaient du bon travail. Marc avait un profond respect pour le banquier : outre le fait d’être un professionnel hors pair, c’était un fin tacticien.
Pour booster les résultats, André avait écarté l’idée de suspendre la gratuité du boitier de connexion. Ils y perdraient des épargnants intéressés par ce service. Or, c’étaient les prêts qu’il fallait ralentir.
Marc sourit en se remémorant le stratagème utilisé par son compère. Il avait fait fuiter une information clef : pour la Nab, son principal atout compétitif était son taux de prêt minoré.
La contre-attaque des autres banques n’avait pas tardé : si leurs clients obtenaient une proposition de la Nab, ils s’alignaient sans discuter.
Cela limitait la croissance de la Nab… mais rééquilibrait la balance entre le solde des dépôts et celui des emprunts. Pour en tirer parti, Ourant et Léant avaient structuré le discours de leurs commerciaux :
« Si votre banque s’ajuste sur nous, nous vous aurons fait gagner plusieurs milliers de francs. Vous pouvez conserver votre banque tout en profitant de nos autres produits attractifs. En gérant cela de chez vous grâce à notre boitier sécurisé. Boitier que nous vous offrons. »
Lorsque la Nab n’obtenait pas le prêt, le message, bien rodé, permettait souvent de récupérer l’épargne du client. Faible au départ, mais alimentée régulièrement.
Du côté des filiales européennes, la situation était à la fois meilleure et plus fragile. L’absence de minitel et de boitier gratuit améliorait leurs résultats à court terme, même si c’était un argument de vente en moins. La New British Bank, avec une seule agence, affichait ainsi un bilan à 62 millions de livres, une perte de 2,4 millions[3] et plus de 45 000 clients.
La NDB elle, pesait 1,7 milliard de francs pour une perte de cent millions et presque 160 000 clients. L’effet multiplicateur des nouveaux bureaux avait joué à plein.
Radier voulait poursuivre cette dynamique. La New British Bank allait inaugurer une cinquantaine d'implantations dans les grandes villes du royaume. Idem pour l’Allemagne.
A contrario, elles étaient sous capitalisés, et Marc avait dû se résoudre à accepter la proposition d’André de chercher des investisseurs.
Quant aux filières agricoles et grande distribution, elles avaient respectivement dix et douze millions de pertes. Si on n’était pas encore à l’équilibre, la trajectoire était bonne.
Côté distribution, la possibilité d’avoir d’autres produits que les fruits et légumes avait séduit de nouveaux clients et boosté les achats des consommateurs existants. Cerise sur le gâteau, la robotisation avait aussi attiré des curieux, friands de modernité. L’activité dégageait déjà des excédents de trésorerie : les acheteurs payaient immédiatement alors que les fournisseurs étaient réglés à 90 jours[4]. Ils avaient de quoi financer les prochaines extensions.
L’humeur badine de Marc s’effrita. La Nab détenait pour un demi-milliard de créances sur son groupe. Même si elle restait en deçà des seuils d’alertes de concentration de risques (les encours des filiales allemandes et anglaises n’étaient pas pris en compte car elles appartenaient juridiquement à la Suisse), ses capacités de prêts étaient désormais limitées.
Il était convaincu que la branche informations allait rapporter de confortables revenus. Mais cela supposait une mise de fonds colossale... qu’ils n’avaient pas.
Il avait beau tourner le problème dans tous les sens ; il lui fallait des capitaux. Et la seule manière de les obtenir était de renouer des liens douteux… Ceux qu’il cherchait à éviter.
La liquidité
Locaux du groupe CFIA, Paris
19 janvier 1990
Pendant que Marc déambulait, plongé dans ses pensées, une réunion informelle avait lieu entre ses lieutenants. Radier avait les yeux cernés, ses gestes étaient saccadés. Il n’était pas difficile de comprendre pourquoi. Ces derniers temps, il s’opposait souvent à Ancel sur la fragilité du groupe.
Il apostropha Malta et Forel :
« Vous avez conscience qu’on va dans le mur ? et sans attendre de réponse, la liquidité de notre filiale outre-Manche est de 84 % ! Le régulateur britannique a beau être plus libéral que ses homologues européens, il va nous tomber dessus ! Quant à La Neue Deutche Bank, on frise le dépôt de bilan : ses fonds propres ont quasiment disparu, le Cooke est à 0 % et la liquidité à 28 % !
— Tu as eu gain de cause pour les recapitaliser, fit observer Malta.
— Après moult discussions... et pour un montant bien trop faible.
— Il ne veut pas perdre le contrôle des sociétés de son groupe. Les nouveaux actionnaires ne doivent pas dépasser la minorité de blocage. »
Radier avait demandé à ses deux patrons de filiales d’examiner la possibilité de faire entrer d’autres associés. Ces investigations ayant eu un écho favorable, il avait proposé l’idée à Ancel qui s’était d’abord braqué, refusant d’aller dans cette direction. Il avait fallu que le vieux banquier se fâche, chiffres à l’appui, pour qu’il consente à discuter. Et encore, au début ne voulait-il que des investisseurs sans droits de vote. Malta avait dû lui expliquer que personne n’accepterait ces conditions.
Radier, toujours fulminant se tourna vers le juriste :
« Cela pourrait aller si on suspendait notre croissance. Mais vous avez entendu comme moi : il ne veut pas comprendre. Au contraire, il nous demande d’accélérer.
— Il veut atteindre la taille critique au plus vite. C’est un bon objectif.
— Foutaise ! »
Cette sortie ressemblait si peu au style du banquier que ses deux interlocuteurs restèrent cois. Le PDG reprit plus calmement :
« À quoi cela servira-t-il si nous sommes en cessation de paiements ?
— Nous n’en sommes pas là.
— Jacques... Sincèrement ? »
Le regard du juriste se perdit dans le vague. Il fit la grimace :
« J’avoue que la situation me préoccupe… À ce rythme, le gap à financer va devenir colossal… Entre un et deux milliards.
— Mazette, fit Forel avec un sifflement, et si j’ai bien compris, nous n’avons presque plus de réserves ?
— Exact, asséna Radier, Jacques… Marc a-t-il une solution en tête ?
— Il espère trouver une centaine de millions auprès des grands groupes français.
— Cela sera insuffisant. Pourquoi ne se tourne-t-il pas vers la Zurich Trust Bank ?
— Marc veut éviter de faire appel à eux, intervint Forel avant de préciser devant leur regard interrogatif, à cause de l’origine de leurs fonds. Il veut se dégager de leur emprise.
— Ce n’est pas moi qui dirais le contraire, grommela le vieux banquier, mais il ne peut pas tout avoir. Investir des sommes colossales, refuser de céder le contrôle de ses sociétés et s’émanciper de Zurich. Le tout sans être en faillite.
— Il le sait. Même s’il n’a pas envie de l’entendre pour le moment. Il explore d’autres pistes.
— Lesquelles ?
— Il m’a parlé de marseillais. Ceux avec qui il a réalisé des opérations dans l’immobilier.
— Messieurs, fit Radier en posant ces deux mains à plat sur la table de réunion : j’espère qu’il va trouver quelque chose et vite. Mais sans s’acoquiner avec des financiers véreux, ou pire. Si c’est le cas, cela sera sans moi ! »
Il se leva pour quitter la salle, et se retourna au moment de franchir le seuil :
« En attendant, je vais redonner un peu de mou à notre liquidité : nous allons utiliser nos crédits avec hypothèques pour nous refinancer[5]. Cela sera autant de moins à aller chercher sur les marchés. »
Le caïd
Hauteurs de Vitrolles
25 janvier 1990, fin d’après-midi
Après qu’il se soit décidé à les recontacter, ses hôtes l’avaient invité à revenir dans le sud. Sophie Bagnol l’avait emmené à cette villa provençale, sur les hauteurs de Vitrolles. Elle s’était ensuite mise un peu en retrait, assise sur un canapé.
Marc expliqua que le développement de ses activités demandait des fonds :
« J’ai plusieurs pistes pour me les procurer. Mais toutes nécessitent un premier apport de cash. »
Il ne pouvait plus tirer sur ses banques sans les mettre en danger. Et par là même, mettre en risques le blanchiment. Il conclut :
« Il me faut utiliser des circuits parallèles. Avec vous ou vos amis italiens.
— De quelle somme avez-vous besoin ? », demanda Antonin.
— Cent millions pour démarrer. »
Antonin et son patron échangèrent un rapide regard. Antonin siffla :
« Nous ne sommes pas une banque. »
Le caïd prit un air matois : « À supposer qu’on en trouve une partie, quel est notre intérêt ? »
— La difficulté, c’est que je ne souhaite pas que mes entreprises soient associées à votre milieu.
— Tu sais ce qu’il te dit notre milieu !?! tempêta le parrain, irrité.
— Je ne voulais pas vous vexer, Marc leva les mains en signe d’apaisement, c’est notre intérêt commun. »
Il déroula son plan. Certains volets devant donner des résultats immédiats, d’autres dans la durée. Certains légaux, d’autres non.
Le caïd croisa les bras et le dévisagea, puis fit un très léger signe de tête. Antonin indiqua :
« Nous allons y réfléchir. Vous passerez la nuit ici.
— J'ai mon train ce soir.
— Vous en prendrez un autre. »
Devant le ton sans réplique, Marc hocha la tête, résigné. Antonin ordonna :
« Sophie, occupez-vous de son installation. »
[1] Marge d’intérêts et de commission.
[2] Un client peut solder son compte à tout instant. Les banques ne retiennent statistiquement qu’une fraction de l’encours comme étant à décaisser dans le mois à venir. Ce qui soulage d’autant leurs ratios de liquidité.
[3] Respectivement 620 et 24 millions de francs.
[4] La grande distribution est un des rares secteurs à n'avoir pas besoin de trésorerie pour financer son fonctionnement courant.
[5] Les banques pouvaient se refinancer auprès de la Banque de France en apportant en caution des crédits avec des biens immobiliers en garantie.
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