Chapitre 15-2 : compromissions - Acte II
Le financement
Paris
19 janvier 1990
Marc s’étira. Il avait passé la journée à disséquer les chiffres. Les résultats, ratios, bilans… nécessaires certes, mais là, il avait besoin de prendre l’air.
Par chance, le temps était ensoleillé. Il s’habilla chaudement et sortit faire un tour. Autour de lui la ville grouillait d’activité, indifférente à ses préoccupations. Il avait les hommes et les femmes clefs, les structures et les banques : il était prêt à conquérir le monde. A avoir une croissance tous azimuts. Il ne restait plus qu’à dégager des bénéfices.
Le bilan de la Nab pesait huit milliards et comptait 220 000 clients. Mais malgré un PNB[1] à 326 millions, elle terminait l’année en perte de 230 millions. La faute au boîtier électronique sécurisé : 233 millions de coûts. Et ils étaient désormais endettés à hauteur de deux cents millions auprès des marchés. Il haussa les épaules, ne voulant voir que le positif : une croissance de 40 % en un an !
André fait un excellent boulot, pensa-t-il. C’est lui qui avait décidé de maintenir la gratuité du coffret de connexion : « Si on le fait payer, on perdra les clients qui nous apportent de l’épargne, donc de la trésorerie. »
Marc sourit en se remémorant le stratagème utilisé par son compère. Il avait fait fuiter une information clef : pour la Nab, son principal atout compétitif était son taux de prêt minoré.
La contre-attaque des concurrents n’avait pas tardé : si leurs clients obtenaient une proposition de la Nab, ils s’alignaient sans discuter. Résultat : moins de prêts certes, mais un bilan plus équilibré entre les dépôts et les emprunts.
Et leurs commerciaux avaient un discours bien rodé :
« Si votre banque vous fait le même taux. Vous aurez gagné grâce à nous. Vous pouvez rester chez eux et bénéficier de nos autres produits… en gérant cela de chez vous, avec notre boîtier de connexion que nous vous offrons. »
Simple… et efficace : la Nab y gagnait des épargnants qui alimentaient leurs comptes petit à petit.
Sur le plan européen, la situation était contrastée. L’absence de minitel et de coffret gratuit améliorait leurs résultats, même si c’était un argument de vente en moins. La New British Bank, avec une seule agence, affichait ainsi un bilan à 62 millions de livres, une perte de 2,4 millions[2] et plus de 45 000 clients.
La NDB elle, pesait 1,7 milliard de francs pour 160 000 clients, mais elle accusait une perte de cent millions. La stratégie d’implantation à tout va fonctionnait, mais elle était coûteuse.
Radier voulait poursuivre cette dynamique. La New British Bank allait inaugurer une cinquantaine d'agences dans les grandes villes du royaume. Idem pour l’Allemagne.
Mais pour cela, il fallait les recapitaliser. Il avait dû se résoudre à accepter la proposition d’André : chercher de nouveaux investisseurs.
Quant à l’agriculture et la grande distribution, elles accusaient respectivement dix et douze millions de pertes. Si on n’était pas encore à l’équilibre, la trajectoire était bonne.
Côté distrib', la robotisation et la diversification des produits avaient boosté les ventes. L’activité dégageait déjà des excédents de trésorerie : les acheteurs payaient immédiatement alors que les fournisseurs étaient réglés à 90 jours[3]. De quoi financer les prochaines extensions.
Il ferma les yeux un instant, savourant ces victoires. Il visualisa le demi-milliard de créances que la Nab détenait sur son groupe : son humeur badine s’effrita. Certes, les filiales européennes appartenaient juridiquement à la Suisse, elles ne généraient donc pas à proprement parler une dette du groupe CFIA. N’empêche : ses capacités de prêts étaient désormais limitées.
Il était convaincu que la branche informations allait rapporter de confortables revenus. Mais cela supposait une mise de fonds colossale... qu’ils n’avaient pas.
Il leur fallait de nouveaux capitaux.
Il savait où les trouver. Malgré sa veste chaude, il frissonna. Il aurait voulu l’éviter. Mais il n’avait pas le choix. Il devait les recontacter.
[1] Marge d’intérêts et de commission.
[2] Respectivement 620 et 24 millions de francs.
[3] La grande distribution est un des rares secteurs à n'avoir pas besoin de trésorerie pour financer son fonctionnement courant.
La liquidité
Locaux du groupe CFIA, Paris
19 janvier 1990
Pendant que Marc déambulait, plongé dans ses pensées, une réunion informelle avait lieu dans une salle sans fenêtre.
Radier, les yeux cernés, les gestes saccadés, tapait nerveusement du doigt sur la table. Il n’était pas difficile de comprendre pourquoi. Ces derniers temps, il s’opposait souvent à Ancel sur la fragilité du groupe.
« Vous avez conscience qu’on va dans le mur ? La liquidité de notre filiale outre-Manche est descendue à 84 % ! Le régulateur britannique a beau être libéral, il va nous tomber dessus ! Et la Neue Deutche Bank ? On frise le dépôt de bilan : quasi plus de fonds propres, Cooke à 0 %, liquidité à 28 % ! »
Malta tenta un geste apaisant.
« Tu as eu gain de cause pour les recapitaliser. »
Radia ricana :
« Après moult discussions... et pour un montant bien trop faible.
— Marc refuse de perdre le contrôle. Les autres actionnaires ne doivent pas dépasser la minorité de blocage. »
Radier leva sa main et se massa le front. Lorsqu’il avait proposé de faire entrer de nouveaux investisseurs, Ancel s’était littéralement braqué. Il avait fallu qu’il se fâche, chiffres à l’appui, pour qu’il consente à discuter. Et encore, au début ne voulait-il que des investisseurs sans droits de vote. Un non-sens ! Heureusement Jacques avait pu le convaincre que personne n’accepterait ces conditions.
Toujours fulminant, il reprit :
« Si on mettait notre croissance sur pause... Mais vous avez entendu comme moi : il accélère !
— Il vise la taille critique. C’est un bon objectif.
— Foutaise ! »
Cette sortie ressemblait si peu au style du banquier que ses interlocuteurs restèrent cois. Il inspira et reprit plus posément :
« À quoi bon si c’est pour finir en cessation de paiements ? »
Malta se pinça les lèvres.
« J’avoue que la situation me préoccupe… À ce rythme, le trou à financer va devenir colossal… Entre un et deux milliards. »
Forel laissa échapper un sifflement.
« Mazette. Et nous n’avons presque plus de réserves ?
— Exact, asséna Radier, Jacques… Marc a-t-il une solution en tête ?
— Il espère trouver une centaine de millions auprès des grands groupes français. »
Le banquier leva les yeux au ciel.
« Du bricolage ! Pourquoi ne se tourne-t-il pas vers la Zurich Trust Bank ?
— Il veut limiter leur influence, intervint Forel avant de préciser devant leur regard interrogatif, à cause de l’origine de leurs fonds.
— Ce n’est pas moi qui dirais le contraire, grommela Radier, mais il ne peut pas tout avoir. Investir des sommes colossales, garder le contrôle de ses sociétés, s’émanciper de Zurich et éviter la faillite.
— Il le sait. Même s’il n’a pas envie de l’entendre pour le moment. Il explore d’autres pistes. »
Le vieux banquier fixa le détective :
« Lesquelles ?
— Il m’a parlé de marseillais. Ceux avec qui il a réalisé ces opérations dans l’immobilier. »
Radier ferma les yeux un instant, avant de se lever brusquement et de poser ces deux mains à plat sur la table de réunion.
— Messieurs, j’espère qu’il va trouver quelque chose et vite. Mais sans s’acoquiner avec des financiers véreux, ou pire. Cela serait sans moi ! »
Il se dirigea vers la sortie, et se retourna au moment de franchir le seuil :
« En attendant, je vais redonner un peu de mou à notre liquidité : en utilisant nos crédits avec hypothèques pour nous refinancer[1]. Moins on ira chercher sur les marchés, mieux cela sera. »
[1] Les banques pouvaient se refinancer auprès de la Banque de France en apportant en caution des crédits avec des biens immobiliers en garantie.
Le caïd
Hauteurs de Vitrolles
25 janvier 1990, fin d’après-midi
Ancel descendit du train sous un ciel plombé. En sortant de la gare, il repéra la voiture de Sophie Bagnol, et monta à l’avant. Après un rapide bonjour, elle le conduisit à la villa provençale située sur les hauteurs de Vitrolles.
Le caïd et Antonin étaient déjà là, installés devant la table. Bagnol alla s’asseoir dans un canapé. Il prit place en face d’eux.
« On vous écoute », fit le conseiller, alors que le caïd allumait un cigare.
La partie de poker avait commencé. Marc se concentra. Il allait falloir être convaincant sans se mettre en situation de dépendance. Il s’expliqua d’une voix calme. Son expansion était un succès, mais elle nécessitait des fonds :
« J’ai plusieurs pistes. Mais toutes nécessitent un premier apport de cash. »
Il ne pouvait plus tirer sur ses banques sans les mettre en danger. Et par là même, mettre en risques le blanchiment. Il conclut :
« J’ai besoin de vos circuits parallèles. Les vôtres ou ceux de vos amis italiens. »
Antonin échangea un regard avec son patron. Ce dernier sourit légèrement.
« De combien parle-t-on ? » demanda le conseiller.
— Cent millions. Pour commencer. »
Un sifflement moqueur s’échappa des lèvres d’Antonin.
« Nous ne sommes pas une banque. »
Le caïd prit un air matois. Il posa son cigare dans le cendrier et pencha la tête : « Qu’est-ce qu’on y gagne ? »
Ancel avala sa salive. Il devait faire attention au choix de ses mots.
« La difficulté, c’est que mes entreprises ne doivent pas être associées à votre milieu. »
Le parrain se renfrogna.
« Tu sais ce qu’il te dit, notre milieu ?!
— Je ne voulais pas vous vexer, Marc leva les mains en signe d’apaisement, c’est notre intérêt commun. »
Il déroula son plan. Certains volets avec des résultats immédiats, d’autres dans la durée. Certains légaux, d’autres non.
Les deux hommes l’écoutèrent sans l’interrompre. Le caïd croisa les bras et le dévisagea, puis fit un très léger signe de tête. Antonin indiqua :
« Nous allons y réfléchir. Vous passerez la nuit ici. »
Ancel tressaillit :
« J'ai mon train ce soir.
— Vous en prendrez un autre. »
Le ton était sans réplique, Marc hocha la tête, résigné. Antonin ordonna :
« Sophie, occupez-vous de son installation. »
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