1. Présentation
Cette nuit est sans lune. Les nuits préférées de cet homme qui scrute tranquillement l’obscurité des rues vides de ce bled paumé des Monts d’Arrée, où le monde semble avoir arrêté de tourner il y a bien longtemps déjà. Parfaitement le genre d’endroit où tout ce qui s’y passe y reste.
Et les habitants le savent. Les moins téméraires ont fui les lieux pour le week-end, d’autres – qui n’ont que le choix de rester – font les morts. Volets fermés, lumière éteinte. Et ce n’est pas uniquement parce que demain, on va entrer dans les mois noirs. Les gens du cru, bien avertis, savent bien que lors de cette soirée, des monstres sortent de leur repaire, aussi bien que certains esprits qui peuvent les protéger. Mais ils savent aussi que ce soir, rien ne les protègera.
Un seul bâtiment donne signe de vie : le bar du bourg. De l’intérieur résonne un boom-boom entêtant. Quelques éclats de voix se font entendre, une musique hurlant à l’ouverture de la porte, puis s’étouffant à nouveau une fois qu’on la referme. Les punks et toutes sortes d’énergumènes ont envahi les lieux. Et ils ont l’air bien décidés à ne pas laisser le coin dans l’état où ils l’ont trouvé.
L’homme apprécie ce moment de solitude et de calme. Il respire à pleins poumons. Enfin. Mais quelque chose dans son attitude, sa posture, et même dans sa sérénité, aurait fait dire à n’importe qui le voyant ainsi que le village allait connaître la vraie nature du Kala-Goañv1.
D’une taille dépassant la moyenne, il a une peau lisse et blanche. Son regard semble briller dans le noir. Sous sa capuche, un reste de crête écrasée. Il fut sûrement un temps où le crâne était rasé autour, mais ce n’est plus le cas et la crête retombe sur son front large. Le rose de ses lèvres tranche avec sa peau, et la rondeur de son visage adoucit l’effet de sa carrure, imposante. Il n’a pas de larges épaules ou des pectoraux prêts à exploser, il n’a rien de l’image de l’haltérophile. Il est plutôt filiforme, mais on peut sentir qu’une grande puissance se cache sous sa veste en cuir, usée depuis déjà des années.
Pour rien au monde, pourtant, il ne l’aurait quittée, cette veste. Elle est comme une partie de son âme, si tant est que ce fut une chose pouvant lui être affublée. Il la porte toujours ouverte, quelque soit la saison. Dessous, un simple débardeur, noir comme ses cheveux. Son pantalon comporte différents trous, et est retroussé aux chevilles, ses jambes terminées par des Doc Martins qui semblent n’avoir jamais été lacées.
Il regarde le ciel, en s’allumant une cigarette. Les nuages cachent les étoiles, comme pour les empêcher d’apercevoir ce qui allait bientôt se passer ici. Le rougeoiement de sa clope est, en dehors du vacarme sortant du bar, le seul signe de vie dans ces lieux bientôt maudits. Il repense à cette jeune fille, croisée un instant plus tôt. Elle avait voulu le rejoindre, embrasser sa condition et devenir sienne à jamais. Et il avait failli être tenté. Il grimace, se disant qu’avec l’âge, il devient romantique. Mais elle avait eu peur au dernier moment. Et il ne supporte pas ça. La peur donne un goût particulier à la peau, plutôt appréciable quand il s’apprête à tuer, mais pas autrement. D’un simple coup de langue, il peut la sentir, la boire, même. Et auprès de lui, la peur n’a pas sa place.
La petite inconsciente repose à présent à ses pieds, dans une position inédite, les membres désarticulés, la terreur se lisant encore dans ses yeux vides. À la place de son cou, il ne reste qu’un trou béant et ses cheveux dorés forment une roue au sol. Il baisse les yeux sur elle, y voyant un certain talent. Cette petite, il faut l’avouer, sait rester magnifique même dans la mort. Seul point noir au tableau, son pantalon tâché à l’entre-jambe. Elle s’était fait dessus quand elle avait compris qu’il n’avait aucunement l’intention de la garder près de lui.
Il écrase sa cigarette et sourit dans le noir, lèche sa lèvre inférieure pour y récupérer les dernières gouttes du liquide si précieux, et remet ses lunettes de soleil avant de se précipiter vers le bar.
« Oui, se dit-il, les mois noirs vont commencer dans un bain écarlate. »
1Nuit du nouvel an celte, du 31 Octobre au 1er Novembre, plus connue sous le nom de Samhain, en Irlande, où ont été puisées les racines d’Halloween. C’est le soir où la frontière entre le monde des vivants et des morts est perméable.
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