5. La confrontation

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Dans cette nuit sans lune du 31 Octobre, Manu le vampire se dirige vers le cimetière du village à grands pas. Sans même la toucher, il pousse la grille qui grince sur son passage. Un simple coup d’œil alentour lui fait découvrir celui qu’il cherche.

Perché sur un crucifix qui surplombe un caveau fami­lial, Amon tire sur son cigare, sa tête toujours flanquée de son chapeau de cowboy. La carrure de l’homme est tout simplement inhumaine. Et si Manu s’était fait surprendre par sa vitesse la première fois, pensant qu’une telle carrure devait forcément le ralentir, il s’est préparé depuis longtemps à cette revanche.

— Tu as vieilli, lui dit le vampire de sa voix rocail­leuse.

— Même sur nous, chasseurs de créatures maléfiques, le temps fait son œuvre, lui répond l’autre en descendant de son perchoir.

Toujours la même veste longue en cuir. Lorsqu’il saute de son perchoir, sa veste lui fait comme deux ailes. Il retombe sans un bruit sur le gravillon et continue de sa douce voix qui tranche tant avec son physique, jetant son cigare sur une tombe près de lui :

— Toi aussi, Manu, tu as vieilli, même si ça ne se voit pas. Mille ans aujourd’hui... N’est-ce pas là un bel âge pour mourir ?

— Je suis touché que tu te souviennes de mon anni­versaire, lui lance le vampire avec un ton qui indique le contraire.

— Tu sais exactement ce que je suis venu chercher, Manu... et pourquoi j’ai attendu aujourd’hui. Ton cœur... me rendra immortel.

— Ahahah ! C’est l’immortalité que tu veux, Amon ? Je te l’offre, si tu veux...

Les traits du vampire se tirent sur cette phrase. Son visage se déforme, ses lèvres se retroussent, alors que tous ses muscles se tendent, prêt à en découdre.

— Alors, viens la chercher... rajoute-t-il.

La seconde suivante, Amon dégaine son fusil et le vise en plein visage. Pour un vampire, les balles sont d’une lenteur décevante et il esquive les plombs avec facilité. Mais il sait que son adversaire ne s’en sert que pour diversion. Il reçoit aussitôt un coup dans le dos qui le projette contre le tombeau où était perché Amon quelques secondes auparavant. Lorsqu’il se retourne, les deux hommes se jaugent en silence. Amon a encore gagné en vitesse et en force. Il va lui falloir puiser dans toutes ses forces pour le détruire. Le vampire le sait, et il s’en réjouit presque. Le sang de sorcière lui sera sûrement d’un grand secours.

De son côté, Amon semble serein. Il a passé ces dernières décennies à préparer ce combat, lui aussi. Les hommes comme lui s’entraînent depuis leur plus tendre enfance, et seuls quelques uns atteignent le statut de chasseur. Lui est le meilleur d’entre eux. Chaque chasseur dévore le cœur de sa proie, lui donnant force et une vie rallongée. À n’en pas douter, Amon a, durant ces nombreuses années, dévoré un nombre incroyable de cœurs de vampires.

Bientôt, les deux hommes se ruent l’un sur l’autre. Chaque coup porté qui atteindrait sa cible pourrait réduire en bouillie un crâne humain. Mais chacun évite avec une telle facilité les coups de l’autre, qu’ils finissent par se séparer :

— Fini l’échauffement, déclare le vampire. Tu vas comprendre que tu n’es rien face à moi.

Pour seule réponse, Amon laisse tomber sa veste à ses pieds et dégaine son sabre, celui-là même qui était censé avoir eu raison d’Haella. C’est avec un large sourire qu’il prend la position, s’apprêtant à recevoir son adversaire.

— Tu t’en souviens, n’est-ce pas ? Je lui ai donné son nom... Haella... la tueuse de vampires.

Dans un sifflement strident, Manu se jette sur lui, avec la rage qu’il a accumulée depuis toutes ces années. Et si le chasseur s’était attendu à ce genre de réaction, il ne peut faire autre chose que reculer pour éviter les coups, sautant de tombe en tombe. Les coups pleuvent sur lui, avec une rapidité à laquelle il n’a pas vraiment pu se préparer, car aucune créature autre que Manu ne peut l’atteindre. Vaille que vaille, il repousse les assauts meurtriers du vampire, évitant les poings, les griffes, les pieds, les coups de dents près de sa peau. Il réussit même à contrer de temps en temps, lacérant la peau du vampire. Mais ces simples effleurements se referment aussitôt, ne laissant même pas s’échapper une goutte de sang.

Ses mains deviennent moites sous l’effort, et son assu­rance semble s’émietter à chaque pas en arrière. Jusqu’au moment où son pied glisse sur une pierre. Trois fois rien. Mille fois rien. Mais à cette vitesse, ça ne par­donne pas. Il reçoit le pied du vampire en plein visage. D’abord le bruit du nez qui se brise, la douleur qui remonte jusqu’au cerveau... puis l’expulsion. Sous lui, le cimetière s’efface. Il a même le temps de se secouer la tête pour reprendre ses esprits, avant de le sentir dans son dos : le granit, froid et solide. Puis enfin, la glissade jusqu’au sol.

Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait plus vécu ce genre d’expérience. Et lorsqu’il se relève, peinant à se redresser, le visage en sang, la rage du désespoir, celle qui avait fait qu’il était sorti vivant des années d’entraînement, avant de devenir chasseur, celle qui l’avait poussé à tuer de ses mains ses camarades les plus faibles... cette rage refait surface, violente, brûlante, consumante, comme dans ses souvenirs.

Ce n’est donc pas sans un léger étonnement que Manu se voit bloquer son coup, lorsque qu’il quitte son état vaporeux pour réapparaître juste devant le tueur de vampires. Cette lame est vraiment incroyable, et la force de l’homme impressionnante. Un instant, ils tentent chacun de repousser l’autre, sans succès. Les visages se rapprochant, déformés par l’effort, Manu étire sa langue, qui prend des proportions dignes de l’image qu’on peut se faire d’un dragon, et vient lécher le sang sur le visage d’Amon. Celui-ci recule alors de lui-même. Jamais un vampire n’a fait ça, jamais il n’a laissé une de ces créatures approcher la moindre goutte de son sang.

Manu se met à rire à gorge déployée, alors que la rage d’Amon semble monter encore d’un bon cran ou deux.

— Ahahahah ! Mon pauvre petit Amon chéri... Quand je pense que tu vas mourir en sachant que tu n’es pas le chasseur que tu as toujours rêvé d’être !

— Tais-toi ! Saloperie de créature du Mal ! Je vais t’étriper comme les milliers d’autres avant toi... dont ta petite chérie Haella !

— Haella ? Ah ! Parlons-en ! Finalement, je ne t’en veux plus ! C’est de l’histoire ancienne... Tournons cette page, veux-tu ? La rancœur, c’est pas bon... surtout si près de la mort...

Amon ne semble pas comprendre. Cela ne correspond pas du tout à l’image qu’il s’est faite de leur affrontement. Ils devaient lutter de toute leur rage, chacun de leur côté. Mais le vampire ne semble pas attristé de la mort de son seul et unique amour éternel. Quelque chose ne va pas. Ce n’était pas prévu. Manu était censé être marqué pour l’éternité du lien qu’ils avaient... alors pourquoi il n’est pas en train de vouloir se venger ?

— Tu te moques de moi, là, Manu ? lui lance-t-il en essayant de cacher sa confusion. Toi ? Tu m’en veux plus d’avoir tué Haella ? À d’autres...

— Oh, mais... Comment pourrais-je t’en vouloir, Amon ?

Le vampire penche la tête sur le côté, un sourire en coin, qui s’étire jusqu’à la moitié de sa joue, dévoilant l’une de ses canines acérées :

— Puisque tu ne l’as pas tuée...

— Ahahah ! Tu es en plein déni, Manu ! Mais tu verras, c’est une étape normale du deuil... ça a juste l’air de prendre plus de temps chez toi !

Mais le chasseur est déboussolé. Qu’est-ce que le vam­pire cherche ? À le déstabiliser ? Il n’y arrivera pas de cette manière, et Manu devrait bien le savoir. Il y a forcément une finalité à son petit jeu, sans que le chasseur arrive encore à la voir.

— Pour les vampires qui ont en eux ce que j’ai, Amon, le deuil leur est interdit, et tu le sais. Tu as bien failli tuer Haella... moi-même je l’ai cru ! Oh ! Je te rassure ! Ça n’enlève rien à ta performance de ce jour-là ! Un sacré combat ! Tu m’aurais peut-être même bien eu, si elle ne s’était pas jetée sur ta lame ! Mais bon, que veux-tu ? Le destin ! Je suis fait pour durer, pas toi... Chacun sa croix, hein !

— Ma lame a transpercé son cœur ! lui crache l’autre, ne réussissant plus à cacher le doute qui s’immisce en lui. Si tu ne t’étais pas enfui comme un lâche avec elle, j’aurais bouffé son putain de cœur de putain de vampire !

— Oui, mais je l’ai prise avec moi, et me suis endormi au petit jour en ayant tout fait pour qu’elle ne parte pas. À mon réveil, pourtant, elle n’était plus là, pfffiiouuuuu... même pas un tas de cendre, rien... Jusqu’à ce soir, Amon. Oh, oh, oh ! Tu vas pas aimer la suite !

— Te fous pas de ma gueule, enculé de mort-vivant !

Amon se jette sur Manu, qui, en riant à gorge déployée, évite les coups du chasseur. Tellement déstabilisé par cette nouvelle, le chasseur ne fait que jeter son épée en direction du vampire sans aucune réelle intention de le toucher. C’est dans l’estomac, cette fois, que le poing de Manu s’enfonce, lui coupant le souffle, lui révulsant les yeux, avant d’être à nouveau éjecté contre le mur d’une maison.

— Le pire, Amon... c’est que je me fous même pas de ta gueule. J’ai croisé une descendante d’Haella, ce soir. Tu sais qu’Haella était sorcière, de son vivant, non ? Et tu sais aussi combien on aime ce sang, nous... Donc... je croise cette descendante de sorcière, et je la vide de son sang... mon boulot, quoi. Et putain, tu devineras jamais le goût de qui il avait, ce sang !

Amon ne répond rien. Il a juste pris le temps de se rele­ver, doucement, tout en l’écoutant. Un chasseur de vampire n’est pas le premier humain venu, et leur entraînement est tout aussi physique que mental. Il a donc largement eu le temps d’intégrer l’information, et de la digérer.

— OK, Haella est toujours de ce monde, dit-il en souriant. Ça va me faire un bon festin, ce soir...

Manu sourit de plus belle. Il n’en attendait pas moins d’Amon. Le combat va enfin pouvoir vraiment commen­cer. Les voilà à égalité au niveau mental. Ils ont tous les deux quelque chose à perdre. Amon, la vie éternelle (et la vie tout court), Manu de revoir celle qu’il aime.

Et il n’y aura plus un mot entre eux. Le combat devient complètement enragé, mêlé de cris, d’os qui craquent, de chairs entaillées, de pierres qui s’effondrent ou menacent de le faire, de fenêtres qui volent en éclat.

Au fur et à mesure du combat, Amon ne semble pas s’affaiblir. La fatigue n’a pas prise sur lui comme chez les autres humains. Mais Manu, lui, gagne en puissance. Son apparence se modifie petit à petit. Sa peau se grise, ses cheveux tombent par mèches, ses lèvres se rabougrissent, son dos se voûte, ses ongles s’allongent. Mais sa force augmente, à chaque minute imperceptiblement.

Ce n’est pourtant pas pour inquiéter Amon, qui a vu de nombreuses fois des vampires sous leur forme originelle. Il sait exactement ce que ça veut dire : Manu est poussé dans ses derniers retranchements. Il doit encore tenir. Plus il reprend cette forme, moins il pensera raisonnablement, misant de plus en plus sur sa force. S’ils évitent chacun beaucoup des coups qui pleuvent de part et d’autre, ils en reçoivent aussi une multitude, qui les dévisagent com­plètement, surtout le chasseur qui ne guérit pas instan­tanément, comme le vampire. Il lui faudra plu­sieurs jours, pour son nez, par exemple.

Le village devient rapidement la scène d’un combat légendaire. Pourtant, même ceux dans la salle du bar n’en sauront rien, ou presque. Ils ne sont pourtant pas en reste d’action. Alors que les deux hommes se battent à l’exté­rieur, la nouvelle vampire refait surface. Et comme tant d’autres avant elle, ce réveil est douloureux, insupportable. Il faut qu’elle se nourrisse. Elle n’a qu’un regard distrait pour les gens qui copulent sur scène. Lou claque les culs des deux autres qui se démènent comme deux diablesses sur les bites tendues des deux hommes. Dans le public, c’est pareil. Presque tout le monde est à poil, des verges tendues, des vagins dégoulinants de cyprine, des anus dilatés, autant féminins que masculins. Les corps qui se cognaient tout à l’heure en un pogo ravageur ne sont plus qu’une masse de chairs s’emboîtant les unes dans les autres, sans distinction de sexe, mus uniquement par le plaisir et la jouissance. L’odeur de foutre et de cyprine dépasse celle de l’alcool et de sueur. La jeune vampire se jette dans la mêlée. Plantant ses crocs dans un cou mou, sentant la vie la remplir à mesure que celle de l’homme diminue, des mains tirent sur ses vêtements, jusqu’à les déchirer. Lorsque l’homme tombe à ses pieds après avoir giclé dans celle qu’il prenait violemment en levrette, elle s’arrête un instant, baissant les yeux sur son propre corps. Un ventre parfaitement plat, des seins qui ont retrouvé leur consistance de leurs 20 ans, des fesses fermes comme elle n’a jamais eu... elle sourit de plaisir, et se laisse aller aux doigts qui se fourrent déjà en elle, attrapant une femme qui tentait de se rendre au bar et la vidant de son sang avec une rapidité qui la surprend.

Il lui faut un temps avant de bien s’habituer à ses nouvelles capacités sensorielles, surtout avec cette musi­que qui semble faite pour pénétrer les corps, caressant les âmes jusqu’à les amadouer. Mais elle finit par le sentir, le sol en tremble, comme si la Terre elle-même redoutait l’issue de ce combat qui se joue à l’extérieur.

Et c’est à ce moment-là que les portes du bar volent en éclat. Une masse sanguinolente atterrit sur le comptoir, faisant voler les danseurs et danseuses qui n’avaient de toute façon plus beaucoup d’équilibre à revendre. Le temps semble s’arrêter un instant. Les musiciens restent bloqués dans leurs gestes quelques secondes, et seuls les sons du DJ continuent de résonner, insouciants. L’ensemble de la salle se bouche les oreilles en entendant hurler, dehors, une créature venant d’outre-tombe. Son cri, plus proche du sifflement, monte dans les aigus d’une façon insupportable.

Une bête innommable fait alors son apparition dans le bar. La peau grise et rabougrie, les canines saillantes, autant que chaque muscle, des mains disproportionnées terminées par des griffes énormes, son regard entièrement noir se pose sur l’assemblée. Mais rapidement, c’est le tas de chair qui attire son attention. La poitrine d’Amon se soulève par à-coups, déversant des flots de sang sur le zinc du bar.

Le temps de s’approcher du chasseur, Manu reprend forme humaine, dévoilant un corps nu à toute la salle. La transformation n’est pas sans effet répulsif chez certains et certaines, qui régurgitent le trop plein d’alcool à leurs pieds, à la vue des cheveux qui poussent, des plis de peau qui se lissent, ou des griffes qui rentrent dans les doigts du vampire. Le DJ coupe le son dans un sursaut de lucidité, comprenant que la fête est suspendue pour un moment.

Manu attrape son adversaire agonisant par la tignasse, avant de le soulever sans peine, malgré la carrure du bonhomme :

— Voici l’enculé qui a cru trucider ma Haella ! Et qui s’est cru plus fort que moi !

Il le jette par terre avec violence. Amon n’est plus qu’un jouet pour le vampire, il rebondit sur le sol, sans même que le bruit d’os se fasse entendre, tellement il a été malaxé dans tous les sens à l’extérieur. Au milieu de la foule, Amon ne meurt pas, pas tout de suite. Sa résistance de chasseur sera pour lui une souffrance insupportable. Manu s’avance dans la foule qui forme un rond autour d’eux. Personne n’ose broncher, tous sont terrifiés, à part les amis de Manu, sur scène, qui semblent dans une joie sans nom, bien qu’encore silencieuse.

— Cette pourriture a dévoré un nombre incalculables de cœurs de vampires, pour atteindre cette force et l’im­mortalité ! Alors qui est la créature infernale ? hurle-t-il en assénant de nombreux coups de pied dans le tas mou à ses pieds.

Personne n’ose répondre. La furie qui sort de son regard et de ses mots fait craindre à tout le monde, même ses amis, de finir en charpie s’ils ouvrent la bouche. Voyant l’état de terreur dans lequel il les met, Manu préfère traîner sa victime jusqu’à l’arrière-salle, laissant une traînée de sang derrière eux.

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