Chapitre 1.1 : Adelind

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La jungle ne se taisait jamais. De la brillance de ses cimes à l'ombre moite de ses feuillages, elle soupirait, murmurait, chantait, parfois même criait, dans un flot ininterrompu de sifflements et de clameurs, de bruissements et de tintements. Rien ne pouvait lui imposer le silence.

La jungle savait se défendre. Elle se soignait. Elle dévorait, digérait, respirait. Elle se souvenait. Elle apprenait. Pour qui souhaitait la connaître et vivre auprès d'elle, la jungle partageait.

Adelind avait appris cela dès le premier jour où elle posa le pied sur Malkhura. Sa cahute amassait nombre de ses découvertes et de ses observations. Comme presque tous les soirs, elle se tenait là, assise sur le seuil de sa demeure. Rien qu'en tendant l'oreille, elle avait appris à décortiquer la cacophonie ambiante. Désormais, elle était capable de discerner les trilles aigus des guêpiers tourmaline montant dès la tombée du jour, mais aussi le râle des hurleurs bleus, ces grands singes à la fourrure indigo.

Aux heures où le soleil frôlait le faîte des plus hauts arbres, un léger vent salé se levait, rendant la chaleur moins étouffante. Là, le rugissement aux tonalités sourdes et métalliques de la malegueule vorace résonnait, brut, fugace. Ce moment tant attendu fit frissonner Adelind de plaisir. La faune retint son souffle quelques instants puis reprit son inaltérable logorrhée.

Adelind resta quelques instants les yeux fermés, savourant l'instant avec délectation. Ici, les pieds nus sur la terre rouge, elle se sentait libre, exposée sans filtre aux sensations et aux émotions.

Elle s'en retourna à son habitation, écartant le rideau tenant lieu de porte. Tout ce qu'elle avait amassé, découvert, étudié depuis quatre ans, s'étalait sur les nombreuses étagères couvrant les murs : des bocaux conservant des animaux morts, des végétaux sous verre, des os, des écorces, des pierres multicolores, alignés et étiquetés avec une précision méticuleuse. Il s'agissait plus d'une galerie étrange, d'un musée ou d'un conservatoire que d'un véritable logis. Pourtant, Adelind se sentait bien plus chez elle parmi ses bizarreries qu'elle ne l'avait été autrefois dans sa propre famille.

— Nostalgique ?

La voix venait de sa couche. Elle se retourna vers l'homme étendu torse nu.

— Tu n'es pas encore rentré chez toi ? Il est tard, lâcha-t-elle finalement.

— T’es belle à voir dans la lumière qui s’en va, avec tes cheveux fauve, ça m’éblouit à chaque fois.

Adelind sourit. Elle aimait bien Donan, avec son accent de Dagonthorne qui avalait certaines consonnes. Les Dieux savaient pourquoi, il lui avait tapé dans l'œil, elle qui n'était jamais intéressée par personne.

Donan avait bravé les colères de sa femme pour courtiser Adelind dès qu'il l'eût put. Celle-ci n'avait pas accepté facilement cette relation, mais avec le temps, elle appréciait ce qu'elle retirait de cette relation. Elle avait fini par céder à ses avances et ils se virent de temps en temps. Même si elle n'était pas insensible aux plaisirs qu'il lui procurait, elle ne souhaitait pas qu'il s'amourachât d'elle. La vision de sa femme débarquant un jour sur le pas de sa porte armée d'une fourche refroidissait les sentiments qu'elle pouvait éprouver pour lui. Elle se contentait donc de ce qu'elle avait et de ce qu'il pouvait lui donner.

Par-dessus tout, Adelind souhaitait rester libre. Libre d'étudier, de connaître, de découvrir tous les mystères que Mazkhura dissimulait. Sans entrave, sans personne pour lui dire quoi savoir et quoi faire de sa vie. Sans le carcan que lui avait imposé son rang et son sang.

Elle souffla pour dégager son visage d'une boucle rousse. Sans réponse à sa première question, Donan la relança :

— Quand tu réfléchis, tu tournes toujours ton anneau autour de ton doigt, comme ça. Le mal du pays ? Ou c'est autre chose ?

Adelind n'aimait pas quand Donan posait trop de questions. Elle aimait sa voix mais pas toujours ses mots.

Donan se leva et posa un baiser sur son front. Il reprit en parlant tout bas :

— Oublie ma question, ma flamme.

Il l'enlaça doucement et elle se détendit. Le soir exhalait ses senteurs les plus suaves. Enivrée par l'atmosphère du jour déclinant, elle choisit de lui répondre :

— C'est le seul objet que j'ai ramené de chez moi.

La main de Donan remonta sur la joue d'Adelind, effleurant sa peau irradiée de soleil. Alors que ses doigts soulevaient une mèche de cheveux, ils touchèrent une cicatrice. Adelind se dégagea alors vivement, comme brûlée par un fer chaud. Il tenta de reprendre sa main tendrement. Elle se retira une fois encore.

— Pardon. Je ne voulais pas...

Adelind était confuse. Elle était en colère contre lui et contre elle-même. Elle voulait sentir la chaleur de son corps et pourtant elle le repoussait, se fermant à lui dès qu'une intimité trop grande se tissait entre eux.

Il prit un air triste et soupira. Devant son silence, il ajouta :

— Bon. Ne t'en fait pas. On se reverra plus tard.

Il l'embrassa, prit ses affaires et sortit dans la nuit naissante.

Elle le regarda partir, sentant encore la chaleur de son baiser sur son front. Ce qui l’agaçait le plus, c’était de se rendre compte à quel point elle appréciait ces moments volés. Plus elle passait de temps avec lui, plus elle craignait de perdre cette liberté à laquelle elle tenait tant.

Elle gratta la balafre sur le côté droit de son visage. Après toutes ces années, les stigmates de son échec passé la démangeait encore. Elle ressentait encore la myriade de fragments incandescants lui lacérant la chair. La sensation était encore intacte dans son esprit.

Elle secoua la tête pour en chasser ces pensées. Les ombres s'allongeaient lentement dans l'atmosphère rougeoyante de la fin du jour. Elle alluma la mèche d'une lampe à huile. L'odeur caractéristique du ciranouiller inonda immédiatement la pièce. Partout dans la colonie, les habitants utilisaient de l'huile de phoque dentelé, produit local abondant, alors qu'Adelind s'entêtait à utiliser l'extrait de cette plante dont elle raffolait de la senteur capiteuse.

Elle s'attabla devant son bureau et y ouvrit son registre, puis entreprit d'y consigner ses activités. Cette habitude avait pris sa place dans sa vie le jour où un étrange livre passa entre ses mains : le très fameux "guide de l'explorateur d'Amanwëvalion", par Smargada d'Ashvald et Phlogiston Iphanor, les légendaires explorateurs d'antan. Compilation hétéroclites de passages de journaux intimes, de découvertes notoires, de récits de voyages et d'aventures, les lignes contenues dans cet épais ouvrage la subjuguèrent. Elle en oublia presque son éviction de l'école de magie, alors même qu'elle lui avait fait perdre tout intérêt à son existence. Une curiosité dévorante l'avait enfiévrée depuis lors et ne la quitta plus. Cette soif d'aventures et de savoir la poussa à emprunter des chemins qui la conduirent loin des siens.

L'activité du jour était cependant maigre : Adelind attendait depuis plus d'une octave le retour d'une expédition marchande à destination d'Akhalùn, une cité cotière au nord de la colonie. Elle espérait pouvoir récupérer des araignées plongeuses vivantes, afin de pouvoir en étudier le venin. En attendant, elle s'attelait aux observations habituelles de son environnement proche : rapport météorologique, inspection des spécimens capturés récemment, observations en tout genre de la faune et de la flore proche de la colonie.

En dépit de ce quotidien répétitif, Adelind s'adonnait avec plaisir à marcher dans les pas de ses glorieux prédécesseurs. Peut-être même qu'un jour, son nom brillerait sur les ouvrages des bibliothèques, prouvant ainsi à sa famille qu'elle pourrait elle aussi s'illustrer grâce au destin qu'elle s'était choisi elle-même.

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