Chapitre 1.2 : Adelind

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Donan était parti depuis plusieurs heures et la nuit s'enfonçait dans les ténèbres. La lumière fébrile de la lampe à huile éclairait à peine les pages qu'Adelind noircissait de commentaires, de schémas et d'illustrations. Emportée par son ouvrage, elle n'avait même pas aperçue Yaga qui l'observait avec attention, depuis le rebord de sa fenêtre. La chouette nacrée était devenue une habituée des lieux, après avoir appris à dérober au fil des jours quelques plats de viande oubliés sur la table. Elle avait aussi compris que l'humaine n'était pas menaçante. Adelind l'avait baptisée Yaga, comme le bruit que faisait son étrange hurlement nocturne.

N'ayant rien à chaparder, l'oiseau s'avança en inclinant la tête de manière interrogative, puis poussa un chuintement feutré.

Adelind sursauta.

  • Oh, bonté ! Tu m'as fait peur ! Si tu as faim, je n'ai rien pour toi ce soir.

Pour toute réponse, Yaga se rapprocha davantage, puis grimpa sur l'avant-bras de la femme. Ses petites serres griffèrent sa peau, mais Adelind n'en avait cure.

  • Il va falloir que tu chasses toi-même, ma grande. Je n'ai pas faim et je pense que je vais aller dormir. Valyrei devrait revenir demain avec son chargement plein de provisions. Du moins je l'espère.

Yaga tourna sa tête dans un angle étrange, fixant un point au loin avec une intensité inhabituelle. Ses plumes se hérissèrent soudainement, comme si une menace invisible venait de pénétrer dans la pièce. Le cri qu'elle émit résonna, inhabituellement grave et prolongé. Ce n'était plus un simple appel, mais un avertissement à tout ceux qui l'entendait.

Alors qu'elle la regardait s'enfuir à tire-d'aile, Adelind ne saisit pas son étrange réaction, la chouette étant plutôt d'un naturel peu farouche. Puis, avec une angoisse qui la prit à la gorge, elle réalisa. La jungle s'était tue. Alors que s'élevait à cette heure les chants des chasseurs et des proies nocturnes, qu'à la lumière des quatre lunes une toute autre vie prenait son essor sous la canopée, il n'y avait plus rien dans l'air. Rien que le vide, un silence balayé par un vent anxieux.

Le vent, qui n’était au départ qu’un souffle discret, se fit plus pressant, comme s’il tentait de balayer quelque chose qui approchait. Les feuilles des arbres frémirent, non pas sous l’effet d’une brise, mais comme animées d’une vie propre, conscientes de la catastrophe à venir. Un frisson étrange parcourut l’échine d’Adelind, une sensation primordiale, animale, qui lui criait de fuir. Mais vers où ?

Adelind sortit à son tour à l'extérieur. Dans la colonie, certains curieux s'étaient aussi rendu compte de l'étrange anomalie qui était à l'œuvre, leurs visages empreints d'inquiétude. D'autres chuchotèrent entre eux, comme si leur voix pouvaient déranger cette absence de bruit. Un vagissement de nourrisson retentit dans une maison voisine, comme pour annoncer ce qui arriva.

Faible tout d'abord, un grondement sourd enfla depuis les profondeurs. Puis la terre trembla. Les secousses furent d'une violence inouïe, projetant les hommes et les bêtes, mettant à bas les constructions les plus solides. Là, une palissade s'écroula, emportant dans sa chute une écurie et trois mules. Ici, un homme tenta de secourir sa femme coincée par l'éboulement d'un pan de mur.

Adelind tomba à terre alors que tout autour d'elle était secoué en tout sens. Elle se retourna et vit le toit de sa maison sur le point de s'écrouler. Son sang ne fit qu'un tour, il fallait sauver ses précieuses recherches. Un nuage de poussière fouetta son visage ; les murs commençaient à se lézarder dangereusement. Malgré la terreur qui lui dévorait le ventre, elle s'engouffra dans l'embrasure branlante et s'empara de tout ce qu'elle put. La lampe à huile s'était renversée, répandant un feu liquide sur la surface de la table et léchant ce qui y était posé.

Chaque seconde devint une éternité. La maison se balançait autour d'Adelind comme un navire pris dans une tempête, ses fondations gémissant sous la pression des secousses. Le bruit des débris qui tombaient semblait assourdi, lointain, et pourtant, chaque éclat de pierre résonnait dans son crâne avec la clarté d'un coup de tonnerre. Mes recherches, je dois sauver mes recherches ! martelait-elle mentalement, alors même que son corps criait de douleur à chaque mouvement. Sa tête lui tournait, ses mains saignaient, mais tout ce qui importait était de protéger ces pages qui représentaient des années de labeur. Elle pouvait sentir la chaleur des flammes lécher son dos, mais elle refusait de céder. Pas encore. Adelind saisit alors l'épais registre et le jeta sur le pas de sa porte. Ses mains s’agrippaient frénétiquement aux objets, aux feuillets qu’elle abritait sous sa chemise ou qu'elle lançait dehors, un par un. Les secousses redoublaient d’intensité et elle perdit l’équilibre, heurtant violemment une chaise tombée. Un instant, elle crut perdre connaissance, mais le besoin de sauver son travail était plus fort. Elle se redressa tant bien que mal.

L'odeur âcre de la poussière et des flammes remplissait ses poumons à chaque respiration. Les craquements des poutres se mêlaient aux cris de panique des colons, créant une cacophonie insupportable. Chaque pas était une épreuve, comme si la terre elle-même cherchait à l’avaler. À peine eût-elle mis les pieds dehors que sa masure s'écroula.

Quand le séisme cessa enfin, Adelind resta allongée, incapable de bouger. Ses oreilles bourdonnaient encore du bruit des secousses, et sa vision dansait, troublée par la poussière et la douleur. Elle ne savait plus vraiment où elle se trouvait, les contours de la réalité flous comme dans un mauvais rêve. Était-elle encore sous son toit ou en plein air ? Elle ne parvenait même plus à faire la distinction.

D'abord timide, le chuchotement de la jungle reprit ses droits, dans les pleurs et les cris de détresses des colons de la Vierge d'Emeraude. Lentement, comme un géant qui s'éveille après un long sommeil agité, la jungle retrouva ses murmures. Les feuilles chuchotaient à nouveau entre elles, et les créatures nocturnes reprenaient leurs chants, comme si elles seules avaient survécu à la tempête. Mais quelque chose avait changé. La forêt elle-même semblait plus attentive, plus consciente de la présence des humains qu’elle n’avait que tolérés jusqu’ici.

La tête d'Adelind la lançait douloureusement. Quelque chose de chaud et de poisseux collait ses cheveux. Des bris de verres avaient entaillé ses mains et de nombreuses éraflures et contusions parsemaient ses jambes et ses épaules. Un goût de métal amer s'était logé sur son palais. Elle ouvrit des yeux hébétés et s'assit avec difficulté sur le seuil de sa demeure en ruines.

Tout autour, le séisme avait soulevé la poussière du sol qui noyait la colonie entière dans un nuage épais et suffocant. Noyés dans ce linceul âcre, les rescapés tentaient de s'organiser pour secourir et protéger les plus nécessiteux. Le chaos de la panique céda la place aux lamentations et à la souffrance des pertes et des blessures.

Quelqu'un vint auprès d'Adelind pour s'enquérir de son état. Celle-ci hocha la tête machinalement aux questions sans en saisir vraiment le sens, tant son esprit était encore brouillé. Elle ne s'aperçut que cette personne n'était autre que Lénhart, le fils du gouverneur de la colonie. Il s'éloigna d'elle en claudiquant, son pantalon déchiré laissant apparaître sur sa cuisse une estafilade ensanglantée.

Alors que sa tête tintait toujours comme un carillon désaccordé, Adelind se leva. La poussière retombait lentement au sol, découvrant un ciel vierge des tourments dont la terre avait été victime. La pâle lueur des lunes donnait un air plus lugubre encore à la scène. Fronçant les sourcils, la jeune femme désigna machinalement du doigt une lumière étrange qui poignait au sommet de la colline surplombant l'est de la colonie. Elle semblait provenir de sous la couverture végétale, suffisamment intense pour la transpercer et être visible à une grande distance. Mais ce qui alerta Adelind n'était pas tant son flamboiement orangé, mais plus l'épaisse fumée qui s'en élevait et se découpait nettement sur l'encre du ciel. Un incendie ? Dans la jungle ? Comment était-ce possible ? La saison pluvieuse terminée depuis deux octaves à peine avait tout détrempé.

Adelind n'eut pas à se rapprocher beaucoup pour en deviner la nature. Ses interrogations furent balayées par l'évidence : tel un serpent incandescent devant lequel la nature s'écarte, un long ruban enflammé se dessinait lentement sur l'escarpement avant de rejoindre la côte proche. De la lave. Comme un abcès crevé, une poche de magma était remontée à la surface et s'était ouverte suite au tremblement de terre. Adelind avait eu vent de l'activité volcanique intense qui couvait à Malkhura, mais jamais de mémoire d'homme il n'y en avait eu dans cette région.

Les survivants s'activaient autour d'elle, mais elle était incapable de mettre un visage sur chacun d'eux. Il ne s'agissait pour elle que d'une danse d'ombres, tant son crâne l'élançait. À travers le voile de la poussière, Adelind aperçut une silhouette qui soulevait un enfant des décombres, un homme qui tendait sa main tremblante à un voisin pour l’aider à se relever. Dans ce chaos apocalyptique, une chaîne humaine se formait, chaque individu se raccrochant à l'autre pour retrouver un semblant de stabilité. Tout autour, des cris étouffés, des prières murmurées, des gestes maladroits, mais désespérément humains. On nettoya et banda ses blessures, puis on la coucha sur une natte à même le sol au milieu des autres blessés. D'habiles mains construisirent un abri de fortune, dirigées par la voix de Lénhart. Adelind crut croiser l'espace d'un instant le regard de Donan, au visage tuméfié, tenant dans ses bras sa femme inconsciente.

La nuit passa ainsi, dans une sorte de confusion douloureuse. On lui donna plusieurs fois à boire et on lui passa un linge frais sur le front pour la soulager, sans jamais qu'elle n'eût à prononcer la moindre demande, du moins le pensait-elle dans ses moments de lucidité.

Puis le jour se leva enfin, dissipant le voile qui atténuait la violence de la vision qu'offrait la Vierge d'Emeraude au petit matin. La jungle, silencieuse témoin de la catastrophe, avait repris son souffle. Pourtant, quelque chose avait changé. Un malaise flottait dans l’air, une présence tapie, comme si la nature elle-même observait, attendant son heure.

Adelind parvint à se redresser sur sa paillasse et demanda quelques nouvelles au garçon qui s'affairait sur le pansement de son voisin de couche. Le bilan était terrible : plusieurs centaines de blessés, des disparus et des morts par dizaines. En outre, la majorité des bâtiments de la colonie s'étaient écroulés ou sur le point de tomber, le reste nécessiterait d'importantes réparations. Les docks devraient être également reconstruits, terriblement endommagés par de gigantesques vagues qui défèrlèrent après les secousses nocturnes.

  • Le gouverneur et sa femme sont également décédés, ajouta-t-il. En attendant de réorganiser la colonie, c'est Lénhart qui a pris les rênes.
  • Et mon registre ? Où est-il ? Mes recherches ? demanda Adelind avec une voix cassée.
  • Ils sont là, ne vous en faites pas. Même pendant la nuit, vous les réclamiez. On ne s'est jamais croisé, je crois. Je m'appelle Othar.

Adelind se jeta sur le livre qu'il désignait de la main sans attendre que son interlocuteur ne finisse sa phrase. La reliure était couverte de traces de brûlure, de sang et de poussière, mais à son soulagement l'intérieur demeurait intact. Othar fronça les sourcils, puis reprit avec une pointe de vexation dans le ton :

  • Vous devriez encore vous reposer. Vous avez été durement éprouvée et notre soigneur n'a pas encore eu le temps de vous observer.

Adelind hocha la tête pour toute réponse, puis s'allongea à nouveau en serrant contre elle le livre épais.

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