Chapitre 1.3 : Adelind

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La matinée fut rythmée par les évacuations des morts et par les soins prodigués aux blessés. Ce chaos apparent était néanmoins ordonné par les directives de Lénhart. Le soleil de plomb écrasait la colonie, rendant chaque souffle plus difficile, chaque effort plus exténuant.

Au loin, le torrent de lave avait creusé un sillon calciné parmi l'épaisse végétation, balafrant la jungle et semant la désolation sur son passage. Fort heureusement, les dégâts engendrés ne vinrent pas s'ajouter à ceux du séisme au sein de la Vierge d'Emeraude.

Adelind retourna sur les vestiges de son logis ruiné, tentant vainement d'extraire des débris des échantillons ou des résultats d'expérimentation. À son grand désespoir, elle ne récupéra que peu de choses intactes ou réutilisables : un crâne de malegueule, des coquilles d'escargots cornus, quelques coquillages et diverses notes. Le reste, qui résultait de plusieurs mois, voire d'années de travaux, étaient devenus inexploitables. Adelind chargea le peu qui subsistait dans une petite malle. Elle sourit faiblement en apercevant son registre. L'essentiel avait été préservé. Ce qui était couché sur les lignes de ce livre pourrait traverser les continents et les âges si elle parvenait à le protéger. D'un air résolu, elle l'emballa dans un tissu propre et le rangea avec les autres objets sauvés.

Un guérisseur la visita alors que le soleil franchissait son zénith. Le vieil homme, nommé Arnulf, l'inspecta avec intérêt, mais ne décela pas de blessure grave. Il changea ses bandages et lui appliqua un mélange de sèves sur son crâne endolori. Adelind connaissait les propriétés médicinales de certaines plantes, mais le savoir d'Arnulf dépassait de loin le sien et pour cause : il traitait souvent avec les tribus autochtones. Il en résultaient des échanges de savoirs dont elle n'avait pas connaissance, car masqués par la barrière du langage. En effet, d'une part elle répugnait à devoir mendier le savoir aux autres, préférant l'acquérir seule, d'autre part elle répugnait la proximité des natifs. Sans qu'elle sache réellement pourquoi, quelque chose lui déplaisait grandement chez eux, en plus de leur langue aux syllabes hachées et gutturales.

Une fois soignée, lavée et rhabillée avec des vêtements qu'on lui prêta, Adelind se sentit de meilleure humeur. Malgré le cataclysme de la veille, elle s'affaira aux quatre coins de la Vierge d'Emeraude pour prêter main-forte à qui demandait de l'aide. Même aux heures les plus chaudes de la journée, elle secondait volontiers l'évacuation de gravats ou la récupération de matériaux. Elle préférait laisser les guérisseurs s'occuper des blessures des personnes. Elle n'était pas très à l'aise avec les gens. Seconder ceux qui réparaient ou qui reconstruisaient était plus dans ses cordes.

Lorsque la fin de la journée arriva, Adelind aida à dresser un grand bûcher funéraire pour les victimes, afin d'éviter toute épidémie. Un diacre de Qereneia récita une homélie simple, promettant que la déesse de la vie les accueillerait très bientôt pour une nouvelle mission dans le monde. Quelques mots furent prononcés par des proches des morts, puis le diacre brandit un flambeau et le lança parmi les fagots de branches séchées. Les flammes grandirent rapidement alors que le soleil disparaissait et bientôt l'odeur étouffante des chairs brûlées envahit la colonie, enveloppant les familles décimées dans un voile de tristesse à l'odeur âcre.

Au loin, une clameur se fit entendre. Des murmures d'excitation parvinrent jusqu'à Adelind. L'expédition de Valyrei était de retour. Une émotion poignante parcourut la colonie, mêlée de peur et de stupeur alors qu'il entra dans les décombres. Celui-ci dirigeait un urodal fourbu au-devant du convoi. Un corps enveloppé dans une toile de jute se tenait en travers de la selle, indiquant que le désastre de la veille ne les avait pas non plus épargné. Valyrei lui-même était méconnaissable, la peau souillée de cendre et le bras gauche en écharpe. Des brancards de fortune tirés par d'autres montures amenaient leur lot de blessés.

  • Nous avons marché toute la nuit, annonça-t-il. Des vagues gigantesques ont balayé la côte. Pris entre la lave et les flots, beaucoup n'ont pas survécu. 

Certains se rassemblèrent autour des arrivants pour les accueuillir et recueillir les blessés. Adelind les observait de loin avec attention, notant avec tristesse à quel point leur paquetage était réduit à quelques bagages. Ses études sur le venin des araignées plongeuses devraient probablement encore attendre. Elle évitait également de trop s'approcher des urodals. Bien que ces salamandres géantes faisaient office de montures formidables, grandement appréciées dans cet environnement tropical, Adelind avait appris à ses dépens de se méfier de leur caractère imprévisible. Après plusieurs chutes et une morsure bénigne, elle gardait ses distances, préférant garder les pieds sur terre. Et puis après tout, ces bêtes étaient bien plus belles de loin, avec leurs rayures vertes et jaunes striant leur peau humide et lisse.

Un homme se détacha du convoi. Plus petit que les autres, torse nu, un tissu coloré lui ceignant la taille, il arborait sur sa peau sombre les tatouages traditionnels des grands chefs malkhus. Adelind en fut contrariée. Même après toutes ces années, elle devait refouler en elle une appréhension qu'elle ne s'expliquait pas à chaque fois qu'elle en voyait un. En outre, jamais un Malkhu ne venait jusqu'au cœur de la colonie. Sa présence incongrue attira immédiatement tous les regards. Après avoir échangé quelques mots avec Valyrei, Lénhart prit la parole :

  • Votre attention ! Nous avons un invité d'honneur en ce jour de malheur. Voici Taruk, chef de la tribu Amakhan. Il a demandé a rester parmi nous pour nous aider à surmonter cette épreuve.

Des murmures s'élevèrent dans le public. Aucun Malkhu n'avait demandé l'hospitalité jusqu'à maintenant. Ils étaient réputés pour leur farouche indépendance, leur loyauté indéféctible à leur clan et surtout à leur besoin irrépressible de vivre au sein de leurs communautés. Les Amakhan étaient établis à quelques lieux de la colonie. La présence de leur chef dans l'enceinte de la Vierge d'Emeraude était une chose possible, mais sa volonté de rester était véritablement inhabituelle. Adelind espéra ne pas avoir affaire à lui.

Plus tard dans la soirée, Adelind réalisa qu'elle s'était trompée. Taruk parlait peu et comprenait vite où il pourrait être utile. Ses yeux aux reflets d'obsidienne étaient vivaces et remplis d'une intelligence et d'une empathie peu commune. Avec son aide, Adelind dut charger le corps des victimes du convoi sur un bûcher funéraire nouvellement érigé. Elle s'étonna du soin méticuleux avec lequel le Malkhu manipulait les cadavres. Une tristesse et une solitude se dégageait de lui, comme s'il s'agissait des siens qu'il menait aux flammes.

Alors que le vicaire achevait le second office de la journée, Taruk s'avança devant la crémation avec Valyrei à ses côtés. Ils firent face à la foule, puis Valyrei déclara :

  • Avec l'autorisation de Lénhart, Taruk ici présent à quelque chose à déclarer qui nous concerne tous, nous, colons de la Vierge d'Emeraude. Je me chargerai de vous faire une traduction aussi fidèle que possible.

Adelind soupira. Un discours en langue malkhue, quelle déveine. Elle en détestait les sonorités. Malgré tout, vouloir s'adresser à tous de cette façon piqua sa curiosité.

Dès lors qu'il l'embrassa de son regard impérieux, Taruk fit taire l'assemblée. Puis, dans le silence des ruines de la colonie, il s'adressa à tous de sa voix grave et minérale. Valyrei déchiffra :

  • Je suis Taruknakhan. Ma tribu est Amakhan. Je vois vos blessures. J'ai mal pour vous. Je suis devant vous, pour vous prévenir. Krantha est devenu sourd, aveugle. Insensible à nos offrandes d'or ou de sang. Rien ne l'apaise.

Nous y voilà, pensa Adelind. J'aurais pu le prévoir. À la première catastrophe, les Malkhus débarquent et brandissent leur dieu crabe irascible pour faire peur à l'envahisseur étranger.

Les tribus les plus hostiles à l'implantation de la colonie avait déjà plusieurs fois manifesté leur colère par le passé. Mais devant l'obstination de ces envahisseurs venus de loin, ils leur abandonnèrent ces terres sans réelle valeur.

  • Je souffre aussi, continua Taruk au travers son interprète. Amakhan n'est plus. Je suis le dernier. Le poids des morts est sur mes épaules. Tous ont été offerts à Krantha. Je suis allé demandé conseil à Tolnek dans la journée d'avant. Je suis allée demandé conseil à Xokhùl encore avant. Xokhùl est mort. Tolnek est mort aussi. Je me tiens debout devant vous. Je demande votre respect. Je prie pour votre aide. Je ne peux pas y arriver seul. Mes pas doivent se diriger vers l'autel de Teoxhùn. Je dois parler aux...

Valyrei s'interrompit. Il ne connaissait visiblement pas ce mot. Devant son hésitation, des murmures de scepticisme montèrent. Taruk reprit sa phrase.

  • Je dois parler aux sages. Je dois échanger les mots avec eux. Ils me donneront la raison de Krantha. Et je ferai ce qu'il faut.

Taruk joignit ses mains sur sa poitrine en signe de respect envers son auditoire, puis hocha la tête vers Valyrei, qui lui rendit et se tourna vers Lénhart dans l'attente d'une réaction. Celui-ci affichait une mine sombre, zébrée par des mèches de cheveux poisseux. L'auditoire paraissait suspendu ses lèvres.

  • Merci, chef Taruk, reprit-il. Valyrei, dites au chef que nous allons discuter de ses paroles. En attendant, qu'il se considère ici chez lui.

Valyrei transmit le message et le Malkhu acquiesça. Celui-ci traversa la foule sous des dizaines d'yeux écarquillés, parmi les murmures de réprobation qu'avait engendré son discours. Depuis son arrivée dans la colonie, Adelind n'avait prêté qu'une attention distraite aux croyances des Malkhus, jugeant que ces superstitions locales ne valaient pas grand chose face aux vrais dieux evayliens. Elle savait que le Crabe de Pierre réclamait des sacrifices de toutes sortes pour apaiser sa fureur. Quand il n'était pas satisfait, ses pinces de feu et de roche fendaient la terre et ébranlaient les montagnes. Une fois calmé, il prodiguait préscience et savoir à ceux qui l'écoutaient.

Malkhura était une île à l'activité volcanique intense. Adelind se demanda si tout cela n'était l'œuvre de Krantha depuis le début. L'hypothèse était grossière, ridicule, mais pourquoi l'écarter ? Et surtout comment l'écarter ? Après tout, de ce qu'on lui avait rapporté, les soi-disant défèrlements de puissance de Krantha visaient rarement ceux qui le servaient. Il ne devait donc s'agir plus de démonstrations de force que de réelles menaces. Mais cette fois-ci, c'était grave : des gens étaient morts, beaucoup de gens. Des colons et des Malkhus.

La tension monta d'un cran. La tribu Tolnek était voisine de la colonie depuis toujours. Quant aux Xokhùl, il s'agissait d'une tribu de la côte sud située à plusieurs octaves de marche. Si Taruk disait vrai, cela signifiait que désormais la colère de Krantha s'attaquait indifféremment à ses suivants comme aux étrangers. Soit Taruk ne colportait que des racontards de gourou, soit il ne s'agissait que d'une simple coïncidence.

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