Chapitre 1.4 : Adelind

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Le lendemain, la colonie entière se réveilla dans un brouillard épais. Une légère brise de terre s'était levée, remplaçant l'odeur iodée de l'océan par la saveur rance du soufre. La rivière de feu qui avait jailli la veille était désormais un véritable torrent. Des cheminées minérales parsemaient le paysage et crachaient une fumée âcre et pestilentielle. Partout dans les abris de fortune, les gens se masquaient la bouche avec des linges entre deux quintes de toux. Les pleurs des plus jeunes avivaient la détresse ambiante. Lénhart décida promptement qu'une évacuation de la Vierge d'Emeraude était inévitable.

Alors que l'inquiétude gagnait peu à peu la communauté, des volontaires remplirent quelques chariots des affaires des survivants, de vivres et de matériels de nécessité. Les urodals étaient nerveux et se laissaient difficilement atteler. L'un d'eux renversa le toit d'un abri de fortune alors que son cavalier tentait de le tenir par la bride. Le palefrenier qui attelait l'une des bêtes de bât attira le regard d'Adelind. Elle reconnut le jeune palefrenier qui s'était occupé d'elle mais dont elle avait déjà oublié le prénom. Alors que son urodal se dressa sur ses pattes arrières, le jeune homme fut projeté avec force sur une palissade. L'animal rua et s'enfuit à toute allure vers les docks.

Ils décidèrent d'aller vers le nord demander l'hospitalité aux sages de la cité d'Akhalùn ou au moins pouvoir bâtir un refuge sur une terre moins inhospitalière. Valyrei insistait pour négocier avec les Malkhus qu'il connaissait bien, mais Lénhart préférait garder l'indépendance de la colonie. Adelind était également de cet avis. Pour rien au monde elle n'aurait voulu dormir parmi les Malkhus ou partager leur table.

Une seule personne n'avait pas été entendue et paraissait fulminer intérieurement. Taruknakhan avait suivi toute la matinée les indications et les ordres des uns et des autres sans se plaindre, mais à l'heure du départ des ruines de la Vierge d'Emeraude, il ne contint plus sa colère. Alors que le convoi passait le portail nord du fort, il s'interposa devant Valyrei et lui parla d'une voix forte. Les gens s'arrêtèrent, regardant avec une inquiétude mêlée de contrariété les deux hommes s'époumoner dans la langue locale. Adelind arriva à leur niveau lorsque Lénhart vint s'enquérir de la situation.

— Il nous dit que nous n'allons pas dans la bonne direction, nous devrions aller à Teoxhùn, lui expliqua Valyrei.

— Mais il ne voit pas que c'est impossible ! répliqua Lénhart. La colonie est en ruines et nous ne pouvons pas nous permettre d'attendre pour soigner nos blessés ! La terre va nous engloutir !

Taruknakhan déclara quelques mots dont il déliait volontairement les syllabes, claquant sur son palais comme le marteau d'un tailleur de pierre.

— Krantha ne s'arrêtera pas tant qu'il ne sera pas apaisé. Vous pouvez vous cacher ou chercher des réponses, traduisit Valyrei. Si vous tenez à vos vies, alors aidez-moi.

— Dis-lui que dès que nous aurons trouvé un endroit où reposer notre convoi, nous parlerons à nouveau, conclut Lénhart. Je lui donne ma parole.

Le chef Malkhu ne parut pas satisfait de cette réponse, mais se tut. Il reprit la marche aux côtés du convoi, en se murant dans un silence contraint. Les hommes et les bêtes marchaient dans un calme tendu, enveloppés dans les vapeurs volcaniques. Puis, au détour d'un talus, l'air se dégagea peu à peu, et les colons purent s'extirper de cette masse malodorante avec soulagement.

Adelind marchait lentement derrière le chariot qui transportait ses maigres effets personnels. Elle pensait avec amertume qu'elle ne valait pas mieux que n'importe quelle réfugiée à présent. Quel serait son avenir dans la colonie ? Pourrait-elle à nouveau faire ses recherches ? Posséder un endroit tranquille où travailler ? Ou serait-elle dorénavant considérée comme une anonyme quelconque, cherchant à survivre dans cette contrée si lointaine et si hostile ? Elle ne pouvait vraisemblablement plus se consoler avec Donan, qui, après la catastrophe, avait dû se rapprocher de sa femme blessée. Sans doute prendre soin d'elle lui avait permis de raviver la flamme dans son foyer, oubliant celle qui enchantait ses nuits passées.

Alors qu'elle ruminait ses pensées, le convoi s'arrêta. Le soleil avait déjà traversé le ciel et depuis son zénith il dardait ses rayons les plus suffocants. La longue caravane, qui avançait depuis plusieurs lieues à la lisière de la jungle, s'arrêta à l'ombre de grands palétuviers aux racines plongeant dans l'océan proche. Lénhart annonça à tous :

— Nous nous arrêtons ici pendant les heures chaudes. Comme vous le savez, Taruknakhan ici présent nous a demandé de l'aide pour rejoindre la cité-temple de Teoxhùn. La catastrophe qui nous a frappé ne semble pas isolée et je ne veux pas exposer les habitants de la colonie à un danger inconnu. Je ne peux pas non plus obliger les gens qui sont sous ma responsabilité de rejoindre une expédition de cette envergure. Malgré tout, nous devons savoir à quoi nous faisons face.

Des murmures d'appréhension enflèrent parmi les habitants.

— Valyrei s'est désigné pour l'accompagner jusque là-bas. Il sera responsable de l'expédition et sera chargé de parlementer avec les Malkhus. Si d'autres personnes, dont la santé ou celle de ses proches n'a pas été diminuée par les récents évènements, souhaitent se joindre à eux, ils sont les bienvenus.

Valyrei, qui s'était glissé aux côté d'Adelind pour écouter leur nouveau gouverneur, hocha la tête d'approbation.

— Mais vous nous allez nous priver de compétences dont nous avons besoin ici ! s'exclaffa le vieil Arnulf en brandissant sa canne. Notre survie pourrait tout aussi bien en dépendre !

— Je le sais mieux que quiconque. Mes parents dirigeaient cette colonie il y a encore deux jours mais malheureusement ils ne sont plus là pour vous diriger. Je fais au mieux avec ce que j'ai appris et croyez bien que je suis désolé de ne pouvoir faire plus. Mais nous ne pouvons pas nous permettre de négliger la nature imprévisible de cette île, il nous faut donc des réponses provenant des Malkhus.

— Arnulf a raison ! reprit Doran accompagné par sa femme. Les nôtres en priorité !

Les paroles fusèrent, de plus en plus âpres envers le chef Taruk et les siens.

— Il suffit ! cria Lénhart. Je n'ai pas autorité sur vous, je vous demande d'avoir confiance en moi. Alors que ceux qui ne veulent pas partir n'empêchent pas ceux qui se portent volontaires.

Alors que d'autres, comme Doran, prirent le parti d'Arnulf et critiquèrent vivement cette décision, Valyrei en profita pour glisser discrètement quelques mots à Adelind :

— Je n'ai pas eu le plaisir de vous revoir à mon retour, vu les circonstances. Mais je me suis peut-être dit que vous pourriez m'accompagner.

Adelind sursauta de surprise.

— Et parcourir la jungle, vivre parmi les Malkhus ? Êtes-vous tombé sur la tête ?

— Vous êtes bien étrange, Dame Adelind. Je vous prenais pour une femme de science, de connaissances et de savoirs. Pas pour une bureaucrate misanthrope.

Adelind abhorrait qu'on l'appelle "Dame" ou qu'on la prenne pour une poltronne. La pique empourpra ses tâches de rousseur tandis qu'elle le foudroya du regard.

— Pour qui vous prenez-vous ? Je ne vous permets pas de me parler sur ce ton ! Vous ne savez rien de moi alors je vous interdis de me juger !

— Pourtant, reprit Valyrei doucement, vous attendiez avec impatience ces araignées plongeuses, je me trompe ? Alors, imaginez ce que vous pourriez découvrir dans ces jungles vierges. Aucun explorateur n'y a mis les pieds aussi profondément depuis... comment s'appelait-elle déjà ? Magada... Sarada...

Au fil des ans de leurs collaborations, Valyrei avait appris à connaître Adelind. Au premier abord, elle paraîssait aussi fermée qu'une huître. Mais le contrebandier repenti, reconverti en fin négociateur et guide de convois de troc, avait réussi à lire au travers son apparente asociabilité pour y découvrir une faim de découverte. En retour, elle appréciait sa créativité, même s'il ne l'intéressait pas du tout en dehors de son rôle de dénicheur de merveilles.

Elle soupira. Il avait — comme à son habitude — touché un point sensible.

— Smargada d'Ashvald, répondit-elle. C'est vrai qu'elle est la seule de son époque à avoir bravé le Labyrinthe d'Acaltec.

— Ah, je vois ! Vous attendiez une invitation en grande pompe pour vous lancer, c’est ça ?

Le silence s'installa entre les deux. Au loin, Lénhart s'enlisait dans des discussions stériles entre les colons hostiles à ses ordres.

Adelind réfléchit avec difficulté. Son cœur battait la chamade. Elle avait toujours voulu rester tranquille, à étudier dans son coin les échantillons de son choix, avec ses méthodes et ses outils. Elle tourna sa chevalière autour de son index sans y réfléchir. Surgissant de sa mémoire, il lui sembla entendre la voix de sa jeune sœur lui exprimer son dédain habituel : "Un jour, il va falloir que tu sortes de ta chambre, sœurette. La vie est dehors !". Adelind savait déjà à l'époque qu'Isaëlle avait raison, mais aujourd'hui ses mots résonnaient avec une vérité encore plus criante.

Il lui fallait choisir. La sécurité mais l'ennui d'un côté — sans le ravitaillement régulier Valyrei, ses recherches allaient tourner court —, la découverte et la confrontation à l'extérieur de l'autre.

— Mais... comment allons-nous faire ? Nous ne sommes que deux, sans compter le Malkhu.

Valyrei sourit imperceptiblement. Il sut qu'il avait déjà gagné.

— Je m'occupe des ressources pour l'expédition, vous avez ma parole. Et je vous promets sur la tête d'Ateyar que je vous emènerai jusqu'au bord de la Gueule de Cendre s'il le faut.

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