Chapitre 2.1 : Taruknakhan
En tant que chef des Amakhan, Taruknakhan se devait d'être humble et patient en la présence d'inconnus. Surtout avec des étrangers venus d'aussi loin, qui ne comprenaient jamais ce qu'impliquait son rôle dans une communauté malkhue. De sa propre communauté ne subsistait rien, ni personne. Tous étaient partis, Krantha avait tout exigé en sacrifice.
Au début, Taruk avait cédé à son ondruu — l'homme qui entend les paroles du Vieux Crabe — les sacrifices ordonnés par son dieu capricieux. Être chef, c'était se soumettre à Sa volonté sans faillir à ses obligations. Mais lorsque le tribut devint trop lourd, que faire ? Quand sa femme, sa fille, et enfin son fils partirent à leur tour, comment continuer à s'en remettre à Krantha ? Taruknakhan avait pourtant exprimé nombre de fois ses inquiétudes aux anciens Amakhan, mais aucun d'entre eux ne remettaient en question les enseignements du Vieux Crabe. Même quand eux aussi durent partir.
Lorsque son ondruu se désigna lui-même, Taruk sombra dans le désespoir. Il n'avait même pas l'honneur de rejoindre les siens dans les entrailles de Krantha. Seul, il erra comme une ombre entre les huttes désertées de son village autrefois prospère. Puis un jour, la terre trembla, s'ouvrit et avala comme une bête cruelle les derniers vestiges des siens.
Depuis ce jour, Taruknakhan cherchait des réponses. Pourquoi Krantha l'avait-il rejeté ? Pourquoi le laisser dans le silence de Ses paroles ? Pourquoi détruire sa tribu, humble et honorable ? Mille questions le tourmentaient. Cependant, chaque jour apportait son lot d'interrogations supplémentaires. Au hasard des chemins qui le menèrent jusqu'à la Vierge d'Emeraude, il fut le témoin de la colère grandissante de Krantha. Combien de villages saccagés par la fureur de la terre et de la lave avait-il croisé ? Combien de processions sacrificielles vers la Gueule de Cendre avait-il aperçu ? De mémoire d'homme, jamais pareille destruction n'avait eu lieu. Il lui fallait connaître la vérité.
Les étrangers à la peau pâle avaient bien des manières difficiles à comprendre, mais au moins avaient-ils répondu à sa demande en envoyant auprès de lui des membres de leur village.
L'homme répondant au nom de Valyrei ne lui était pas inconnu. Ses pas colportaient des rumeurs de vols d'objets précieux, de marchandages inéquitables et de paroles non respectées.
En revanche, Adelind, la femme à qui Valyrei avait demandé la compagnie, avait une allure inhabituelle. Les femmes malkhus se devaient d'avoir une attitude investie dans leur communauté. D'ordinaire, elles préparaient les activités de la tribu, organisaient les vivres et géraient la cohésion dans la tribu. Celle-ci était différente. Adelind restait à l’écart, son regard sans cesse en mouvement, comme si elle cherchait quelque chose que seul elle pouvait voir. Ses mains, toujours agrippées à son registre, feuilletaient des pages dont Taruk ne comprenait ni l’importance ni l’utilité. Une étrangeté, pensa-t-il. Qui dans son bon sens, ici, se préoccuperait encore de papier ? Lors du départ, il l'avait vue se débattre pour une boîte en bois, un objet sans valeur à ses yeux, mais qu’elle défendait comme un trésor. Incompréhensible.
Enfin, celui qui semblait être le chef de la colonie confia à Taruk deux autres hommes, nommés Bérangen et Clamart, ainsi qu'un urodal boiteux.
Cela suffira, il le faut, pensa le Malkhu.
Alors que le soleil amorçait sa descente sur l'horizon, le cortège pénétra dans la jungle, franchissant sa lisière avec appréhension. Taruk ouvrait la marche, puis Valyrei guidant l'urodal. Adelind et les deux autres hommes fermaient la marche. Ils virent la canopée remplacer le ciel, ressentirent l'air se charger d'une humidité dense et la lumière faiblir, se teintant d'un vert omniprésent.
Taruknakhan connaissait bien les dangers qui rôdaient dans le Labyrinthe d'Acaltec, cette portion de jungle extrêmement épaisse entourant la cité-temple de Teoxhùn. D'ordinaire, il en respectait l'hostilité et préférait des sentiers périphériques. Cette fois, il devait cheminer en plein cœur.
Il se retourna vers Valyrei et indiqua la direction sans un mot. Celui-ci hocha la tête gravement.
— Que se passe-t-il ? demanda Adelind qui avait rejoint Valyrei.
— Que faites-vous ici ?
— Je n'aime pas trop la compagnie d'un derrière d'urodal. Ni celle des deux autres qui me reluquent comme si j'étais une curiosité ambulante.
— Vous n'aimez pas trop la compagnie en général, je me trompe ? s'amusa Valyrei.
Adelind se rembrunit. Taruk se retourna vers eux, condamnant leur désinvolture avec sévérité.
— Nous garder silence, murmura-t-il avec un accent prononcé. Ici, danger. Là-bas, grand danger.
— Vous parlez notre langue, Taruk ? demanda Valyrei. Voilà qui nous simplifiera bien les choses.
— Votre langue, laide et vide, coupa le Malkhu.
— Et bien au moins nous sommes du même avis, souffla Adelind.
Valyrei lui donna une bourrade de désapprobation et continua :
— Je suis sûr que nous trouverons un terrain d'entente, n'est-ce pas ?
— Taruknakhan connaître Valyrei. Pas confiance. Maintenant silence.
— Votre réputation vous précède même auprès des autochtones, Valyrei ? lança Adelind à son voisin.
— Vous n'imaginez pas ce que je dois faire pour dénicher les trésors qui illustrent vos livres, ma chère.
Adelind haussa les épaules. La marche reprit lentement entre les arbres aux racines traîtresses. L'urodal, malgré son imposante stature, se glissait aisément parmi la végétation, son corps ondulant parmi les fougères basses.
La luminosité n'avait que peu varié depuis qu'ils avaient pénétré dans la jungle, cependant Taruk savait que la fin de la journée approchait à grands pas. D'ici quelques instants, ils seraient plongés dans l'obscurité. Avec l'aide de Valyrei, il commanda alors l'arrêt de leur marche afin d'attendre que la nuit passe. À peine eurent-ils allumé un feu de camp que le jour disparut. Immédiatement, la voix de la jungle changea de ton. Les cris diurnes se muèrent en chuintements, sifflements et stridulations inquiétantes, si bien qu'une fois le campement dressé, chacun se pressa autour des flammes rassurantes.
Le repas, constitué de baies, de racines et de fruits, ainsi que d'un cœur de palmier bouilli, contenta les voyageurs fourbus. Taruk proposa des larves de scarabées-lune ainsi que des œufs de tortue des fougères qu'il avait glané durant le trajet. Devant la mine dégoûtée de ses convives, il déclara :
— Plus tard, quand plus rien, vous mangerez comme Malkhus. Autant commencer dès maintenant.
Valyrei se porta volontaire et aspira bruyamment une grosse larve. Il mâcha quelques instants l'insecte dodu, puis avala, réprimant la nausée remontant de son estomac.
— Eh bien ! Ce n'est pas immangeable, après tout. Ça n'a pas beaucoup de goût, ça me rappelle...
— Pitié ! C'est déjà assez pénible de vous voir manger ces horreurs, évitez de me couper le peu d'appétit qu'il me reste ! protesta Adelind.
Bérangen et Clamart s'exclaffèrent.
— Vous êtes bien précieuse, ajouta Clamart. Si ça n'a pas tué Valyrei, je veux bien goûter moi aussi.
Bérangen opina à son tour puis chacun d'eux prit un gros insecte proposé par Taruk. Celui-ci les observa d'un air placide quand à leur tour ils luttèrent pour ne pas rendre leur bouchée.
— Tu aurais vu ta tête ! rit Bérangen. Tu es devenu aussi pâle qu'un linge !
— C'est franchement dégoûtant, il faut dire, reconnut Clamart. La texture est écœurante. Presque pire que quand tu cuisines !
Bérangen lui donna une tape sur l'épaule, devant l'incompréhension de Taruk.
— Je suppose qu'il va nous falloir nous habituer au plus tôt, suggéra Valyrei. Après tout, notre voyage jusqu'à Teoxhùn risque d'être long.
Taruk hocha la tête d'approbation.
— Lune rouge monte et descend trois fois avant Teoxhùn.
— Trois octaves ? On ne m'avait pas prévenu que ce serait si long ! s'étonna Bérangen.
— Tu pensais que ce serait un voyage de plaisance ? se moqua Clamart.
— Loin de là. C'est juste que nous ne pourrons maintenir une allure rapide dans le Labyrinthe d'Acaltec, précisa Valyrei. Trop de végétation, et trop de dangers.
Au loin, un grondement tellurique fit taire momentanément la clameur nocturne de la jungle et imposa le silence autour du feu.
— Krantha toujours colère, chuchota Taruk. Devoir aller vers Teoxhùn, sinon tous mourir sans réponses.
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