Chapitre 2.2 : Taruknakhan
La progression dans la jungle n'était pas aisée. Ils avançaient lentement, avec précaution, craignant à chaque instant de déranger une plante venimeuse ou un prédateur féroce. L'air, lourd et moite, collait à leur peau, chargé de l'odeur âcre de la végétation pourrissante. Seul l'urodal, habitué à ces terres, se déplaçait avec aisance, ses longues pattes écartant les fougères sans hésitation. Taruknakhan, lui, avançait d'un pas lent mais sûr, désignant de temps à autre un danger sur le chemin.
Sous le dôme impénétrable de végétation, la lumière se faisait rare, créant une ombre oppressante qui exacerbait les tensions. Sauf Adelind, qui, les yeux brillants, passait d'une plante à l'autre, totalement absorbée par la richesse de ce monde inconnu. Taruknakhan avait d'abord levé un sourcil, surpris par la curiosité insatiable de l'étrangère. Mais alors qu'elle s'éloignait encore une fois pour observer une énième plante, il serra les dents, agacé. Il fallait sans cesse veiller à ce que la jeune femme restât proche du groupe pour ne pas se perdre, et plus d'une fois elle se fit rabrouer car les autres l'attendaient. En outre, son attention était tellement absorbée par ses observations intempestives, qu'elle en perdait la réalité du milieu dangereux dans lequel ils évoluaient. Non pas qu'il préférât qu'elle eût peur de tout, mais au moins qu'elle fît un tant soit peu preuve de discernement quant à ce qui l'entourait.
Valyrei avançait en silence, ses yeux rivés sur les gestes de Taruknakhan, tentant de calquer ses mouvements sur ceux du chef.
— Vous le suivez aveuglément depuis le début. Vous lui faites totalement confiance ? avait une fois demandé Clamart.
Valyrei lui avait répondu d'un haussement d'épaule.
— Dans cette jungle, si tu veux survivre, mieux vaut suivre celui qui sait se déplacer.
Clamart ne comprit pas. Bérangen lui colla une nouvelle tape dans le dos.
— En gros, fait comme lui si tu veux survivre dans cet enfer, et pose pas de questions !
Les discussions étaient rares, car bien souvent la clameur animale de la jungle couvrait toute parole prononcée. Au-dessus d'eux, les lianes tissaient un réseau végétal où voltigeaient d'innombrables hurleurs bleus, dont les cris assourdissants résonnaient sous la canopée.
Taruknakhan ne faisait pas confiance à ces étrangers. Il n'avait pas besoin de leur faire confiance, il avait juste besoin d'eux jusqu'à leur destination. Une fois à Teoxhùn, il s'attendait à ce que les ondruus lui donnât les explications de tout ceci. Après tout, il avait été un chef qui avait toujours conduit sa tribu selon la volonté du Vieux Crabe et qui avait toujours suivi obstinément ses desseins, aussi obscurs furent-ils.
Soudain, autour d'eux, le tumulte de la jungle s'interrompit. Le convoi fit de même, dans une pause inquiète. Tous s'attendirent à ce que la terre s'entrouvrît ou ne les engloutît, mais au lieu de cela, le silence se prolongea avec angoisse. Puis, tel un grondement grinçant et métallique, le cri d'une malegueule secoua la végétation. Taruk fit signe à tous de se mettre à couvert. Adelind fut une fois encore la dernière à se dissimuler derrière un grand acajou, fascinée par ce cri qu'elle entendait pour la première fois d'aussi près.
Alors qu'elle se mettait à couvert des fougères arborescentes, Taruk pointa du doigt au loin. Les yeux des étrangers ne virent tout d'abord rien, perdus dans l'infinie verdure à la recherche d'un détail les aiguillant sur la menace qui se profilait. Valyrei fut le premier à le voir. Entre les racines noueuses, une ombre mouvante apparut, révélant un énorme félin à la fourrure vert sombre, striée de bandes noires comme des ombres vivantes. Ses quatre yeux, perçants et cruels, scrutaient les environs, tandis qu'entre ses mâchoires se balançait la dépouille ensanglantée d'un hurleur bleu. La bête marchait droit vers le groupe. D'un geste précis, Taruk saisit la hampe de sa lance, ses muscles tendus comme ceux d'un prédateur en alerte. Une main sur sa lame effilée, il intima à Valyrei et aux autres de se préparer en silence. Adelind se retira près de l'urodal qui grattait nerveusement le sol.
— Pas attaquer. Lui déjà chassé, murmura Taruk. Laissez passer. Rester calme.
Tous s'écartèrent du chemin que paraissait emprunter le prédateur. Valyrei tira l'urodal pétrifié de terreur, aidé par ses deux autres compagnons. Les yeux écarquillés, Adelind ne parvenait pas à détacher son regard de l'énorme félin. La terreur mêlée à une fascination inexplicable la paralysait. Son souffle se coupa, ses jambes tremblèrent, et avant qu'elle ne s'en rende compte, elle s'effondra sur le sol, le cœur battant. Personne n'envisageait le moindre geste brusque, Taruknakhan pointait sa lance, assurant une défense dérisoire, laissant Adelind seule devant le malegueule.
Celui-ci continua d'avancer dans sa direction, traînant la carcasse sanglante du primate bleu. Sa gorge émettait un ronronnement sourd et profond, comme le frottement du bois contre la pierre. Ses yeux ne quittaient pas la jeune femme immobile, et celle-ci ne pouvait s'empêcher de faire de même. Leurs regards s'étaient entremêlés, à l'instar des ramures de figuiers étrangleurs les surplombant. Adelind était sans défense. Lui comme les étrangers n'arriveraient certainement pas à la sauver à temps. Personne n'oserait, de toute façon. Les malegueules avaient la réputation d'être des adversaires impitoyables. Même Taruk respectait leur puissance et se tenait hors de leurs terrains de chasse. Puis, l'imposante bête s'immobilisa à quelques pas devant elle. Elle dépassait en longueur l'urodal et, même Valyrei de sa haute stature n'atteignait pas son garrot. D'un bond, il pouvait se jeter sur elle et la déchiqueter de ses griffes.
L'instant resta suspendu, alors que la pluie commença à tinter sur les feuilles hautes des arbres. Le malegueule, demeurait immobile, devant Adelind tétanisée. Le félin huma lentement l'air, puis souffla puissamment. Taruk l'observait, et il lui sembla voir une lueur de paix au fond de son regard. Comme si ce prédateur redoutable avait reconnu, non pas la supériorité de ses adversaires, mais au contraire leur incapacité de lui nuire.
Le malegueule baissa alors la tête, puis poursuivit sa route sans se retourner, comme si rien de leur rencontre n'avait eu lieu.
Alors qu'il disparaissait dans la pénombre de la végétation, Taruknakhan baissa ses armes et les étrangers vinrent à la rencontre d'Adelind.
— Adelind ! Vous n'avez rien ? s'écria Valyrei. Quelle mouche vous a piquée ? Pourquoi ne vous êtes vous pas cachée quand il était temps ! Cette bête n'aurait fait qu'une bouchée de vous !
La jeune femme était encore sous le choc. Valyrei écartait fébrilement les mèches rousses collées par la sueur sur le visage d’Adelind, la secouant doucement pour la ramener à elle.
Taruknakhan s'approcha, écartant Valyrei pour se placer face à elle. Son visage affichait encore la surprise de la scène passée, ainsi qu'une contrariété non voilée. D'un geste sec, il toucha le front d'Adelind de la paume de sa main, puis murmura quelques paroles indistinctes.
— Fin du voyage pour aujourd'hui, annonça-t-il aux autres. Continuer demain.
— Que m'avez-vous dit ? s'enquit doucement Adelind. Que signifiaient ces mots ?
Taruk se retourna vers elle sans répondre, le visage empreint de lassitude.
— Je n'ai pas tout compris, lui répondit plus tard Valyrei, mais il semblerait que leur dieu vous ait reconnu, ou accepté, je n'ai pas saisi le sens précisément.
— Qu'est-ce que vous me chantez-là ? Ce malegueule n'était pas un dieu, voyons.
— Non, bien sûr. Mais j'ai déjà entendu ce phénomène auprès des autochtones. Les Malkhus pensent que leur dieu est présent dans chaque être vivant de cette île. Quand un évènement comme celui d'aujourd'hui se produit, les Malkhus pensent que Krantha en est à l'origine.
— Krantha, le Vieux Crabe ? Leur soi-disant dieu créateur ?
— Chut ! Pas de blasphèmes, s'il vous plaît !
— Et donc, reprit-elle plus bas, ce serait lui qui aurait, disons, possédé le malegueule pour qu'il ne m'attaque pas ? C'est ridicule ! Ce malegueule était déjà repu, voilà pourquoi il n'a pas attaqué.
— Vous pouvez croire ce que vous voulez pour vous rassurer. Je sais ce que j'ai vu.
— Oui, votre regard de scientifique averti m'est très précieux, merci bien.
Taruknakhan les observait se chamailler du coin de l'œil alors qu'ils partageaient un énième repas autour du feu. Il savait reconnaître une manifestation de Krantha quand il en voyait une. En bien des occasions, il avait observé une créature, un arbre ou même un rocher communier, voire même communiquer avec l'un des siens. Mais en ce jour, pourquoi une colone ? Pourquoi une femme étrangère en tout à cette terre ? Que signifiait cette apparition auprès d'elle ? Que lui voulait Krantha ?
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