Chapitre 2.3 : Taruknakhan
Ils avancèrent ainsi pendant plusieurs jours. Taruknakhan les guidait, traçant à travers la jungle un chemin sûr qu'ils suivaient sans encombres. Seuls les arrêts incessants d'Adelind et les pauses régulières entachaient la monotonie de leur marche.
La nuit tombée, autour du feu crépitant sous la canopée enténébrée, chacun ressentait le poids de la fatigue. L'obscurité les enveloppait, oppressante, et le souffle humide de la jungle semblait prêt à étouffer la moindre lueur. Un soir, Taruknakhan brisa le silence, sa voix lourde de gravité :
— Demain, profondeurs Acaltec. Cœur du Labyrinthe. Ancienne jungle, hostile, dangereuse à traverser.
Valyrei, assis un peu à l’écart, sourit en coin en lançant un regard provocateur à Adelind, toujours affairée à ses notes.
— Pourquoi ne pas passer par un chemin sans danger ? s'enquit-il d'un ton faussement inquiet.
Adelind releva à peine la tête de son carnet, agacée, ses sourcils se fronçant sous la remarque.
— Je peux très bien me débrouiller sur le chemin que choisira le Malkhu, merci ! s'empourpra-t-elle, sans pour autant quitter des yeux ses notes.
Valyrei haussa un sourcil, mais ne répondit rien, amusé. Taruknakhan avait remarqué que le contraste entre la détermination d'Adelind et l'insouciance apparente de Valyrei faisait naître une tension latente qui ne manquait jamais de capter l'attention des autres membres du groupe. Clamart, dont les traits étaient tirés par la fatigue, se redressa alors et intervint, d’une voix lasse :
— Je serais bien partant pour un itinéraire plus facile, moi aussi. On ne peut pas dire que ces derniers jours aient été particulièrement plaisants.
Ses mots restèrent suspendus dans l’air, et le groupe se tourna vers lui. L’avant-veille, Clamart avait contracté une fièvre qui l'avait forcé à rester à dos d'urodal. Il essayait de faire bonne figure, mais la faiblesse dans ses membres et la crainte que cela ne se reproduise l'avaient rendu plus prudent.
Taruknakhan, imperturbable, balaya ses préoccupations d’un ton tranchant :
— Pas possible. Autre chemin trop long. Perdre trop de temps.
Bérangen, jusque-là silencieux, fit craquer ses jointures en signe d’impatience.
— Attendez, s’indigna-t-il. Clamart a bien failli y passer et vous nous dites que ça risque d’être pire encore ?
Le feu projetait des ombres vacillantes sur le visage sévère de Taruk. Dans l’obsidienne de ses yeux, les flammes dansaient comme autant de présages. Il posa un regard ferme sur Bérangen, un regard qui imposait un silence pesant, presque écrasant.
— Nous ne pouvons nous permettre de mettre en danger les rescapés de la colonie, admit Valyrei d’une voix plus posée. Plus vite nous aurons les réponses que cherche Taruknakhan, plus vite nous saurons comment mettre les nôtres hors de danger.
— Si toutefois cela est possible, rétorqua Adelind d'un ton acerbe, en tournant distraitement les pages de son registre. Après tout, qui nous dit qu’il ne s’agit pas simplement d’un épisode de catastrophes naturelles ? J’ai lu quelque chose de ce genre sur une contrée lointaine nommée Opalys. Un volcanisme intensif, lié à...
Taruk coupa sèchement ses propos, sa voix résonnant dans la nuit :
— Quand Krantha est en colère, alors le feu sort du sol. Quand Krantha est apaisé, il donne. Malkhura et Krantha sont un. Vous, étrangers, pas comprendre.
Le claquement sec de la couverture du livre d’Adelind résonna sous les feuillages, et elle se leva d’un bond, fixant le Malkhu, prête à en découdre. Taruk resta immobile, son expression impassible, tel un roc face à la tempête.
— Si on suit votre logique, c’est aussi Krantha qui dirige les bêtes de cette île ? Et c’est aussi lui qui vous a mis sur notre route ? C’est lui aussi qui vous a demandé de nous embarquer pour je-ne-sais-quelle cité dans la jungle ? Et tant qu’on y est, c’est aussi lui qui...
— Vous pas comprendre parce que vous pas vouloir voir comme Malkhu. Vous comprendrez à Teoxhùn. Peut-être.
Le regard d’Adelind s’assombrit un instant. Elle s’apprêtait à répliquer, mais quelque chose dans l'attitude de Taruk la fit hésiter. Une tension invisible parcourut l'air, et pendant un instant, une ombre de douleur traversa furtivement le visage du Malkhu. Adelind hésita en percevant cette faille. Valyrei, qui observait la scène avec attention, en profita pour détourner l'attention avant que la situation ne dégénère.
— À quoi devons-nous nous attendre à partir de demain ? demanda-t-il prudemment. Êtes-vous déjà allé aussi loin dans la jungle ?
— Parfois accompagner guérisseur pour récupérer feuilles, fruits, champignons, dans Cœur d’Acaltec. Pas d’animaux là-bas. Endroit trop dangereux.
Clamart s’agita sur son siège, ses yeux cernés par la fatigue et la peur.
— J’ai entendu dire que le Fléau des Scorpions venait de là-bas ! lança-t-il, l’inquiétude perceptible dans sa voix. C’est pour cela qu’aucun colon ne souhaite y remettre les pieds depuis !
Le Malkhu, impassible, imposa à nouveau le silence avec autorité. Il détacha une breloque de sa ceinture et en retira quatre perles métalliques translucides qu'il tendit à chacun des membres du groupe. Ils les observèrent avec fascination, déconcertés par ces étranges objets.
— Peut-on savoir de quoi il s’agit ? demanda Bérangen, les sourcils froncés.
— Ça, fer-froid, répondit simplement Taruk. Protège du mal d’Acaltec. Malkhus pas touchés par ce mal.
Adelind se redressa brusquement, son visage illuminé par une révélation.
— Du fer-froid... vous voulez dire du glacefer ? Elle semblait presque incrédule. Du Fer d’Azah ? Ici, à l’autre bout du monde ? Par quel miracle ?
Taruk haussa à peine les épaules, indifférent.
— Colons donner ça à Amakhan, il y a longtemps. Gardez avec vous et tout aller bien.
— Vous pouvez m'expliquer ? demanda Valyrei, perplexe. Je ne suis pas sûr d’avoir tout saisi.
Adelind, toujours sur le qui-vive, répondit avant qu'il n’ait le temps de dire un mot.
— Demandez à Clamart. S’il connaît les rumeurs concernant le Fléau des Scorpions, il doit aussi savoir que le glacefer protège son porteur.
Bérangen et Valyrei se tournèrent alors vers Clamart, qui hocha la tête.
— Elle dit vrai. C’est ce qu’on m’a raconté. Mais le glacefer rapporté à Malkhura a fini par disparaître, perdu dans la jungle ou troqué avec les Malkhus.
— Alors c’est une bénédiction que d’en avoir avec nous ! s’enthousiasma Valyrei, l’espoir perçant dans sa voix.
Taruk, implacable, mit fin à cet élan.
— Ça protège du mal d’Acaltec, mais pas autres dangers. Demain, marcher comme ombre sur feuilles, comme souffle sur sol. Si étrangers font comme Taruknakhan, Teoxhùn dans quatre jours.
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