Chapitre 2.4 : Taruknakhan
Le jour suivant, tous suivaient Taruk les uns à la suite des autres dans un silence attentif. La jungle changea progressivement alors que chaque instant passé emmenait l'équipée au plus profond du Labyrinthe d'Acaltec. Le cri des animaux s'éteignit peu à peu, pour ne laisser place qu'au chuintement des insectes dans les feuilles au-dessus de leur tête. Le calme était tel que même leurs souffles semblaient profaner la quiétude des lieux. Leur chemin vit la végétation s'épaissir rapidement, au point que de voir où poser les pieds devint difficile. Chaque craquement sous leurs pieds résonnait comme une menace imminente. Parfois, le sol gorgé d'eau répondait à leur passage par des bruits de succion inhumains, comme une bouche vorace cherchant à les engloutir à chaque pas.
Les ombres dansaient sur leur passage, prenant parfois des formes trompeuses et effrayantes aux yeux des colons, leurs mains se resserrant instinctivement sur leurs armes. Les premières heures ne virent pointer aucun danger visible, au point que Bérangen en fanfaronna :
— Tu vois, Clamart ! Mis à part ces fichus moustiques, tu n'as pas à craindre pour ta vie !
Son compagnon ne répondit pas, tant il restait concentré sur son environnement. Valyrei se retourna vers eux, l'index sur la bouche, leur indiquant de faire silence, puis prit appui sur une liane basse pour se hisser sur un petit talus. Alors qu'il relâcha sa prise, il réprima un cri d'effroi alors que la vigne s'enroula autour de son poignet, comme un long tentacule végétal réagissant à sa présence. Dans le même bruissement feutré, d'autres lianes vinrent entourer sa taille et sa cheville, le faisant chuter sur l'humus détrempé.
— Aidez-moi ! hurla-t-il d'une voix étranglée, tentant vainement de se dégager.
Tous se retournèrent d'un même geste pour voir Valyrei trainé au sol, emporté par quatre appendices ligneux. Taruknakhan s'élança le premier, sa courte lame au poing. Arrivé à portée du colon prisonnier des plantes, il s'agrippa à une des lianes et la trancha d'un geste précis. Le moignon ainsi créé se tortilla un instant dans le vide, agité de spasmes douloureux, puis se retira brutalement, disparaissant sous les fougères. Les autres vignes relâchèrent leur prise et s'éloignèrent, se confondant parmi les autres plantes suspendues sous la canopée.
Le chef malkhu releva Valyrei sans ménagement et observa les endroits où les lianes l'avaient enserré. La peau marquée était déjà bleue de contusions, et d'infimes petits points rouges se dessinaient à sa surface.
— Qu'est-ce que c'était que ça ? demanda Bérangen.
— Arbre à chair, quelque part ici. Étranger doit faire plus attention.
— Un arbre à chair ? C'est une blague ? s'exclama Clamart.
Taruk ignora la plainte et s'adressa directement à Valyrei, désignant de l'index sa peau endolorie.
— Sentir comme brûlure. Beaucoup douleur. Passer dans quelques heures. Nous pas rester ici. Avancer jusqu'à ce soir. Loin arbre à viande.
— Très bien. Éloignons-nous autant que possible de cette chose, alors. Je... Merci Taruk. Je vous en dois une.
Le Malkhu regarda tout autour, s'assurant de l'absence d'autre menace, puis se tourna vers Valyrei, les yeux plissés. Il lut dans son regard une profonde reconnaissance, à laquelle il répondit simplement par un hochement de tête. Puis, sans un mot, il intima à tout le groupe la poursuite de leur itinéraire. Clamart demanda :
— Ça va aller ? Vous avez l'air mal en point.
— Oui, je crois. J'ai eu la peur de ma vie. Jamais je n'ai vu ça.
— Et pour ces marques ? Elles vous font souffrir ?
— Non ! Ça gratte juste un peu.
Bérangen hocha la tête. Alors que Clamart se gaussait de la mésaventure de son compagnon, Valyrei regagna la tête du peloton, constatant avec un certain dépit qu'Adelind griffonnait frénétiquement sur un bout de papier ce qui venait de se produire.
— Alors pour vous tout est une expérience, n'est-ce pas ?
Sans relever les yeux de sa feuille, elle répondit :
— Si cela peut vous rassurer, ces informations peuvent être utiles pour déjouer les pièges de la jungle. Les colons de la Vierge d'Emeraude pourraient eux aussi arpenter ces lieux si j'en découvre tous les dangers !
— Quelle grandeur d'âme ! Avez-vous seulement pensé un seul instant à moi ? J'aurait pu tout aussi bien finir dévoré par cet arbre !
— Vous êtes encore en vie, non ? Alors arrêtez de braire comme une mule !
Valyrei resta ébahi devant une telle dureté. Il baissa les yeux et continua en silence son chemin, laissant Adelind à ses sarcasmes acides. Taruk les observait en coin et n'en revenait pas de la rudesse de la jeune femme. Un tel manque d'empathie envers les siens n'était même pas imaginable chez les Malkhus. Comment une femme comme elle servait-elle leur communauté ? Elle n'était la femme d'aucun homme, n'avait pas de talent particulier — hormis celui d'agacer tout le monde sans exception — et n'aidait personne. Dans la jungle, tous se devaient d'être utiles. Une personne distraite était une personne morte, et une mort sans valeur était la pire des disgrâces.
Un cri étouffé d'Adelind le sortit de ses divagations. Portant la main à son coutelas, il se retourna vers elle. Plongée dans sa rédaction, la jeune femme avait trébuché sur une racine proéminente et était tombée sur le côté. En relevant la tête, elle avait découvert avec effroi les restes d'un squelette humain. Arrivé à sa hauteur, Taruknakhan l'agrippa par le bras et la releva vivement, l'écartant du lieu de sa chute.
À leurs pieds, le sol était couvert d'une myriade de petits champignons sphériques possédant un chapeau en forme de cône renversé, dont le rebord était agité de dizaines de petits filaments pelus. Ils eurent à peine le temps de faire un pas qu'un jet de brume ocre sortit de chacun des agarics et se répandit sur le sol. Taruk entraîna Adelind avec lui d'un bond en arrière et ordonna à toute la caravane de garder ses distances en effectuant un détour. Clamart porta immédiatement la main à sa bouche pour se protéger des effluves et éperonna l'urodal pour l'en éloigner. Bérangen était d'une pâleur livide quand Valyrei croisa son regard, les yeux agrandis par la terreur.
Alors que le chemin reprenait enfin, écarté de tout danger immédiat, Taruk prit brusquement Adelind à partie :
— Arrêter écrire ! Regarder pieds ! Tous en danger si pas attention ! Tous mourir !
Valyrei fit irruption entre les deux. Il joignit ses mains sur sa poitrine à la manière malkhue, apaisant immédiatement la fureur de Taruk. Ce dernier se reprit et l'observa attentivement. Ce colon n'était décidément pas comme les autres. Lui, au moins, savait quand parler, et quand se taire. Il parlait un peu moins que les autres, et ses actions étaient celles d'un homme qui avait survécu à d'autres jungles. Peut-être ne serait-il pas une charge, après tout. Mais cette femme... Elle aurait été sacrifiée avant d'avoir causé tant de problèmes. Comment pouvaient-ils tolérer une telle imprudence ? Chez les Malkhus, une telle faiblesse aurait été corrigée de manière plus directe. Même si Valyrei, d'un simple geste, avait ramené la paix dans le cœur de Taruk, ce dernier n'était pas dupe. La femme resterait une menace pour leur survie si elle continuait ainsi.
Valyrei le regarda reprendre la tête du convoi avant de murmurer à sa voisine :
— Je vous suggère de garder vos foutus écrits pour le soir à la lumière du feu, vous voulez bien ? Comme tout le monde ici, je tiens à rejoindre Teoxhùn en un seul morceau, et vivant si possible. Vous m'avez bien compris ?
Adelind resta indécise, oscillant entre colère et frustration. Valyrei ajouta :
— Si cela se reproduit, je vous laisserai vous débrouiller avec Taruk. Peu m'importe si un dragon vous emporte, je ne bougerai pas le petit doigt !
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