Chapitre 3.1 : Adelind
Les heures voyaient plonger la caravane dans un enfer vert. Les signes de danger les cernaient de toutes parts : racines hérissées d'épines, toiles d'araignée aux teintes inquiétantes, fleurs cramoisies trompeusement innocentes. Une seule imprudence — un geste trop brusque, une pression hasardeuse — pouvait transformer ces curiosités en pièges mortels. Chaque pas demandait une attention constante, de sorte que leur progression s'était considérablement ralentie. Cette marche éprouvait leur concentration et leurs nerfs.
Taruknakhan menait le convoi et paraissait étranger à toute fatigue. Le geste précis et le regard alerte, il donnait des indications claires et concises pour éviter les obstacles se dressant sur leur passage. Plus d'une fois, il rattrapa le geste malheureux d'un Clamart dérapant sur un champignon visqueux ou d'un Bérangen chassant comme une vulgaire mouche un insecte suceur de sang.
Adelind suivait tant bien que mal. Elle avait délaissé à regret ses notes suite à l'altercation avec le chef malkhu. Si dans un premier temps elle avait dû ravaler son orgueil devant cet étranger, elle comprit rapidement que l'hostilité de ce milieu aurait raison d'eux si elle n'y prenait pas garde. Adelind ne souhaitait pas connaître le même sort que sa prédécesseure, Smargada d'Ashvald l'exploratrice, dont l'œuvre ne fut connue que posthumément. Elle se devait de rester en vie à tout prix pour rapporter ses observations et ses notes. Adelind tenait plus que tout à ce travail, il était impensable qu'elle puisse le perdre ou pire, que quelqu'un le retrouve et se l'approprie. Animée par sa curiosité, elle retenait du mieux qu’elle pouvait les détails qui l’entouraient, se promettant de graver chaque vision dans sa mémoire.
Alors que le groupe s'octroyait une pause dans son épuisante marche, Adelind ne put s'empêcher de remarquer un magnifique spécimen de scolopendre aux couleurs criardes allant du rouge grenat au bleu saphir. En outre, les segments de sa carapace avaient une forme qu'Adelind n'avait jamais observé auparavant. Tendant la lame de son couteau vers l'arthropode, elle lutta intérieurement. La tentation de prélever une section de cette chitine exotique, voire même l'animal entier mort, était extrêment forte. Mais qu'en était-il de la dangerosité de l'insecte ? Elle avait été témoin de bien des choses incroyables en l'espace de peu de temps depuis qu'ils avaient pénétré dans le Cœur d'Aclatec : des grenouilles cracheuses d'acide, des lianes vivantes étrangleuses, des champignons aux spores mortelles, des fleurs aux appétits carnivores... La nature entière paraissait hostile à leur présence. Pourquoi cet insecte coloré ferait-il exception à la règle ? Et surtout, quelle catastrophe allait déclencher Adelind si par malheur elle se laissait guider par cet instinct défiant tout bon sens ? Elle suspendit son geste, la pointe du couteau frémissant à quelques centimètres de la chitine chatoyante. Soudain, l’insecte sembla percevoir le danger : il se faufila sous un tronc pourrissant, ne laissant qu'un vide frustrant. Adelind soupira, consciente qu’elle venait d’éviter, peut-être, de risquer bien plus que sa seule curiosité.
À condition qu'il fusse vraiment dangereux, songea-t-elle. Il aurait pu être inoffensif après tout.
À côté d'elle, Valyrei se tenait recroquevillé sur la selle de bât de l'urodal. Courbé en avant, les yeux mi-clos, sa tête dodelinait au rythme lent des pas de la bête. Son mutisme inhabituel sucita une inquiétude auprès d'Adelind qui ne fit que croître au fil de la journée. Les marques sur son cou et ses bras avaient enflé, puis s'étaient teintées d'une couleur violacée qui se propageait lentement. Puis la fièvre le gagna, le faisant sombrer peu à peu dans une lourde hébétude.
Clamart se porta volontaire pour soutenir Valyrei, au grand soulagement d'Adelind. Hors de question pour elle de jouer les soignantes au beau milieu de la jungle, alors qu'elle était privée d'observer en détail toutes les dangereuses merveilles qui l'entouraient. Si Valyrei avait fait un tant soit peu attention, il ne se serait pas mis dans cette situation, pensa-t-elle. Mais en dépit de cette réaction, elle ne put s'empêcher de couver du regard son compagnon d'infortune. Voir un grand gaillard comme lui être réduit à un état comateux la touchait plus qu'elle ne voulait l'admettre. Elle se reprit alors qu'elle s'aperçut que Bérangen la dévisageait avec amusement.
— Tenez, murmura-t-il en arrivant à sa hauteur. J'ai pensé que cela pourrait vous intéresser.
Il tendit la main, tendant un flacon de verre dans lequel se débattait un scarabée aux reflets d'améthyste. Adelind ouvrit la bouche mais ne put prononcer le moindre mot, tant la surprise l'étouffa. Elle saisit le bocal et l'inspecta sous toutes les coutures. Le petit ténébrion violet bataillait pour garder l'équilibre, sous les yeux attentifs de la jeune femme enthousiasmée.
— Il vous plaît ? demanda timidement Bérangen.
— Oui, il est magnifique ! Comment avez-vous procédé pour le capturer ?
— C'était un bocal de sel qui traînait dans les réserves de nourritures. J'ai remarqué que cet insecte était très intéressé.
Adelind regarda à nouveau le petit habitant de la fiole puis s'empourpra comme une écolière à qui on offre une sucrerie.
— Merci beaucoup ! Je suis tellement frustrée de ne pas pouvoir étudier ce qui nous entoure comme il se doit. Il y a tant à voir ! Au moins, j'ai un peu de quoi me mettre sous la dent avec votre cadeau.
Taruknakhan se retourna vers eux d'un air sévère, leur intimant de parler plus bas et de continuer la route.
— Je suis content que cela vous plaise. Ce n'est qu'une petite chose, vous méritez bien plus qu'un simple scarabée. Avec un peu de chance, à notre retour, qui sait... peut-être que nous pourrions organiser une expédition rien que pour vous et vos découvertes.
Adelind le considéra avec interrogation. Bérangen n'avait jamais manifesté envers elle que de partager avec Clamart certains regards lubriques. Elle ne s'imaginait pas que derrière ces intentions aux apparences concupiscentes, il y avait un désir autre, celui de s'intéresser vraiment à elle.
Valyrei manqua de tomber de sa selle ; Clamart le rattrapa de justesse. Adelind rangea prestement la flasque de verre dans sa chemise et revint vers l'avant du convoi.
— Taruk ? appela-t-elle. Nous devrions nous arrêter pour aujourd'hui ! Valyrei ne peut pas voyager dans ces conditions.
Taruknakhan l'ignora d'abord, continuant d’avancer sans un mot. Offensée, Adelind s’apprêtait à lui faire entendre raison quand il fit volte-face.
— Fièvre forte, douleur dure. Rien à faire d'autre que d'attendre qu'elles passent. Lianes d'arbre à chair toxiques. Nous pouvons arrêter pour aujourd'hui, mais route sera plus difficile demain.
— Plus difficile ? s'inquiéta Clamart. Que voulez-vous dire ?
— Demain, ciel va crier.
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