Chapitre 3.2 : Adelind

4 minutes de lecture

Taruknakhan avait vu juste. Comment le savait-il ? se demandait Adelind. À l'instar de certains vieillards de son pays natal, il avait probablement développé une acuité qui lui permettait de percevoir les changements dans l'air, à travers un fourmillement sur la nuque ou un frisson le long de l'échine. Adelind l'enviait. Elle avait tenté de déceler les signes d'un bouleversement à venir, mais tout lui échappait, comme une langue inconnue qu'elle n'avait jamais apprise. L'expérience et la connaissance du terrain du Malkhu surpassaient ses années d'études théoriques, d'observations et d'expérimentations.

Un déluge s'abattit sur eux avant l'aube. Une pluie épaisse et sonore, martelant chaque feuille de la canopée comme des milliers de mains applaudissant un spectacle naissant. Des cascades jaillissaient là où l'eau était canalisée par la végétation et s'abattaient autour d'eux en jets puissants. Le sol disparut peu à peu sous l'inondation croissante. L'odeur de l'humus, le bruissement des arbres, le cliquetis des insectes : la pluie emporta tout. L'environnement se métamorphosa en une peinture vivante où le vert devenait liquide et flou.

Seul l'orage se détachait de ce paysage mouvant. Il déchirait le ciel en roulements monstrueux résonnant entre les troncs, illuminant parfois les nuages d'éclairs bleutés. Cette vive lueur perçait la végétation pour se refléter sur les visages trempés des voyageurs.

Alors que l'eau leur montait aux cuisses, leur avancée ralentit considérablement. Taruknakhan, habituellement impassible, semblait se battre pour conserver son sang-froid, tel un capitaine perdu dans la tempête. Adelind, Bérangen et Clamart s'étaient rassemblés autour de l'urodal — seul membre de l'équipée à apprécier cette immersion partielle — qui portait toujours Valyrei sur son dos. Celui-ci, bien que débarrassé de la fièvre, restait trop faible pour marcher, ce qu'Adelind surveillait de près.

Adelind était terrorisée. Jamais elle n'avait été exposée à la nature d'une manière aussi brute et débridée. Même durant les tempêtes en mer, elle pouvait se cacher dans sa cabine, à l'abri des éléments. Ici, vêtue de simples habits détrempés collant à sa peau, elle se sentait vulnérable, fragile, nue face à la tempête. Chaque coup de foudre faisait battre son cœur si fort qu'il semblait vouloir sortir de sa poitrine. Ses pensées tourbillonnaient, emportées par les flots, et une angoisse sourde s’enroulait autour de sa gorge, menaçant de la tirer sous les eaux sombres. Elle cherchait en vain un réconfort dans les visages autour d’elle, mais demeurait seule, les mains crispées sur la selle de l’urodal, sa seule compagne étant cette panique qui l’isolait et menaçait de l’engloutir.

Tout à coup, elle sentit quelque chose de chaud sur son poignet glacé, la ramenant à elle. Valyrei avait tenté de lui prendre la main et la fixait avec inquiétude, bien qu'il fût lui-même affaibli. D’abord tentée de repousser ce contact inopportun, elle fut surprise de trouver un apaisement dans cette chaleur. Elle détestait paraître plus faible que lui, s'imaginant déjà cible de ses prochains sarcasmes. Elle aurait voulu lui dire que tout ceci n’était rien, qu’elle n’avait pas besoin de son aide, mais l’orage hurlait autour d’eux, la pluie battait, et aucun mot n’aurait percé le vacarme. Valyrei la soutenait du regard, serrant fermement sa main, et toute velléité de feindre la force disparut. Elle accepta finalement cette sollicitude sans résistance.

Adelind reporta son attention sur les autres membres du groupe. De son côté, Clamart ne paraissait étrangement pas inquiet. Affairé à resserrer les brides et les sangles de l’urodal, son souci principal semblait être la protection des provisions et bagages de l'eau. Face au chaos, certains se repliaient sur les préoccupations simples et pragmatiques, se dit-elle.

Bérangen, quant à lui, paraissait tout aussi affecté qu’Adelind. Son regard inquiet et ses gestes maladroits trahissaient sa peur face à chaque coup de tonnerre. Quand elle croisa son regard, il détourna les yeux. Adelind réalisa qu'elle s'était repliée sur elle-même au point d’oublier que ses compagnons pouvaient être tout aussi ébranlés par cette épreuve.

Devant, Taruknakhan avançait lentement, mesurant chaque pas avec une détermination inébranlable. Malgré les eaux montantes autour de lui, il continuait d’avancer. Son attitude presque solennelle face aux éléments marqua profondément Adelind. Il ne se contentait pas de subir l'orage ; il semblait communier avec lui. C’est alors qu’Adelind perçut, pour la première fois, le lien mystique unissant le Malkhu à sa terre : ils ne se pliaient pas devant la nature hostile et destructrice ; ils la respectaient dans toute son immensité. Alors qu'elle avait cherché à dompter cette nature, les Malkhus faisaient corps avec elle.

En y regardant de plus près, elle remarqua que Taruknakhan murmurait des mots inaudibles dans la tempête. Récitait-il une litanie à son dieu-crabe pour calmer les vents ? Revivait-il d'anciennes cérémonies de son ancienne tribu Amakhan ? Adelind, traversant les flots bouillonnants, sentit son aversion envers lui s'atténuer, teintée de respect. Elle pressentait être témoin de quelque chose de grand, même si elle n’en comprenait pas encore toute la profondeur.

Au cœur de l'orage, Adelind sentit en elle une barrière se briser doucement. Elle, qui avait toujours cru pouvoir analyser et dominer le monde, se retrouvait perdue dans les fracas du ciel et les mystères insondables de cette jungle.

En silence, elle continua d'observer Taruknakhan. Devant elle, le Malkhu se tenait comme une ombre ancrée dans le courant, affrontant la tempête avec une force intérieure qui lui avait probablement permis de survivre dans cette jungle implacable. Il incarnait l’esprit de ce lieu sauvage. Adelind comprit que, bien que cette terre lui fût étrangère, pour lui, elle était une compagne ancienne et intime. Fugacement, elle sentit qu’ici, elle ne pourrait jamais égaler ceux qui vivaient cette terre dans leur chair.

Un frisson la parcourut, non de peur, mais de respect et d'humilité. Elle aurait presque voulu remercier cette tempête de lui révéler un secret qu’elle n’avait fait que pressentir jusqu’alors. Et elle songea que ce moment, au-delà d’une épreuve, marquait une initiation : l’aube de sa véritable rencontre avec Malkhura.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Fidèle L. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0