Chapitre 3.3 : Adelind

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Plus abrupte que l'arrivée de la tempête, l'accalmie survint à la fin de la journée. Une bruine épaisse et poisseuse s’attardait dans l'air et retombait en nuages tranquilles dans la jungle apaisée, à nouveau silencieuse. Adelind ressentit une vague de soulagement. Elle perçut l'étendue de son épuisement, comme si les flots ininterrompus sur son corps avaient battu, lavé et emporté une part d'elle-même.

L'équipée n'était pas sorti de la partie la plus profonde et la plus dangereuse du Labyrinthe d'Acaltec pour autant. Même si l'eau à leurs pieds descendait graduellement, la fatigue accentuait le risque que l'un d'entre eux n'actionne par mégarde un piège végétal mortel. Taruknakhan les mena jusqu'à la tombée du jour aux confins des pénombres virides, puis décida d'une halte sur un talus en pente douce.

Le choix de l'endroit n'était pas purement fortuit. Écartant les fougères d'un massif aux couleurs vives se détachant de l'omniprésence verte, Taruk dévoila une pierre dressée parfaitement cylindrique de la taille d'un homme. Adelind s'en approcha avec une curiosité qui éclipsa son éreintement : d'origine sans nul doute volcanique, la pierre avait été sculptée et ciselée avec une finesse extrême, dessinant des motifs animaliers aux graphismes saissants. Peu intéressée d'ordinaire par les arts tribaux des Malkhus, Adelind s'extasia devant la délicatesse des ornements : des pierres colorées enchâssées entourées de détails émaillés de nacre rendaient l'œuvre magnifique. Qu'elle fût perdue en ces lieux reculés l'étonna grandement.

— Ça, pierre sacrée, expliqua le chef malkhu. Tout autour Teoxhùn, pour protéger contre mauvais esprits. Cachée derrière feuilles-de-soleil, pour pouvoir les trouver plus facilement.

— C'est tout bonnement magnifique ! J'ignorais que votre peuple possédait le savoir artisanal pour produire de tels joyaux !

— Étranger ignore beaucoup de choses sur Malkhus et Malkhura.

— Nous arrivons bientôt à Teoxhùn alors ? s'enquit Clamart.

Taruk acquiesça silencieusement.

— Il doit s'agir des protections mystiques disséminées autour de la cité, déclara Valyrei. J'en ai vu alors que j'allais sur Xilathùn il y a des années de ça. Cependant, je dois dire que celle-ci vaut son pesant d'or. Et s'il y en a d'autres comme celle-là...

— Vous ne pensez tout de même pas à en tirer quelconque argent ? s'insurgea Adelind.

— Valyrei a cœur possédé par richesse. Il ne voit que l'or qu'il peut avoir, maugréa Taruk. Si Valyrei touche aux pierres sacrées, grands malheurs sur nous.

Alors que Valyrei protesta, déclarant maladroitement que le chef malkhu se trompait et qu'il ne désirait que promouvoir l'art de son peuple, Adelind se rendit compte que pour la première fois, elle s'était interposée en faveur du peuple malkhu. Non pas par fierté, ou par soif de connaissance, mais elle estimait humblement que, pouvoir protecteur ou pas, l'art n'était pas fait pour être commercé.

La fatigue accumulée lui donna le vertige ; elle s'assit lourdement sur un tronc allongé, manquant de perdre l'équilibre. Bérangen la soutint et lui sourit faiblement.

— Gardons nos forces pour le reste du trajet, conclut ce dernier. Le reste n'est que littérature.

Taruk se tut devant l'injonction du colon, regardant avec défiance l'ancien contrebandier. Alors que Clamart établissait leur campement de fortune, ils se rassemblèrent à la lueur des flammes autour de leur repas. Sans faire véritablement attention au contenu peu appétissant de leurs écuelles, ils se restaurèrent et passèrent une nuit lourde et sombre, leurs esprits et leurs rêves plombés par leurs corps éreintés.

Taruknakhan les attendait dès l'aube, empreint d'une résolution restaurée. Alors qu'Adelind aidait à relever l'urodal peu enclin à partir, elle nota que Valyrei semblait avoir meilleure mine ce matin, les marques violettes de son cou et de ses poignets tirant désormais sur un jaune criard mais moins maladif. Elle était cependant toujours contrariée de la tournure qu'avait pris les échanges de la veille. Alors qu'elle avait été surprise de l'attention qu'il avait eu à son égard dans les tourments de la tempête, la vénalité qu'elle lui avait découvert lui avait déplu au plus haut point.

Adelind se rendit également compte que le talus sur lequel ils avaient passé la nuit était en réalité une pente montant au loin devant eux. En l'empruntant, chose loin d'être aisée sur le sol ruisselant et boueux, la jeune femme remarqua que la lumière éclairait chaque instant davantage leurs pas, signe que la frondaison se clairsemait petit à petit au-dessus de leur tête. L'air lourd et immobile se mouvait imperceptiblement, puis un vent léger se leva et fit frissonner les nuques humides. Autour d'eux, la vie de la jungle reprenait également ses droits. D'abord timide, elle s'enlumina de mélodies et de sifflements d'oiseaux inconnus, alors que l'air se parfumait de mille senteurs florales.

Alors qu'ils parvinrent à la fin de leur ascension, Taruknakhan s'arrêta brusquement. Valyrei fronça les sourcils, s'enquérant de la cause de cet arrêt inattendu. Devant le silence qui s'ensuivit, Adelind se retourna vers le chef, puis remarqua que son visage impassible s'était empreint d'une inquiétude inhabituelle. À ses pieds, une pierre sacrée avait été mise à bas violemment : les sculptures avaient été dégradées, les joyaux détruits. La surface autrefois lisse et brillante était scarifiée, la pierre avait été profanée.

— Une bête sauvage ? demanda Valyrei en avançant vers l'objet détruit.

— Animaux jamais faire ça, répondit Taruk d'une voix lugubre. Ça pas bon signe. Prévenir Teoxhùn quand arriver.

— En parlant de ça, s'exclama Clamart d'un ton guilleret, nous ne sommes pas censés arriver bientôt ?

Taruk ignora la demande du colon et s'accroupit. Adelind l'observa avec fascination alors qu'il posa la main sur la pierre ainsi violée et murmura des paroles inaudibles. Derrière elle, Bérangen roulait des yeux, visiblement las des pauses ésotériques du chef malkhu. Mais Adelind ne lui en tint pas rigueur. Elle repensa à la nuit passée, à sa propre voix s’élevant pour défendre l’art sacré des Malkhus face à l'appât du gain, et se surprit à nouveau de cette réaction instinctive. La cité leur livrerait certainement d’autres trésors, et elle espérait, cette fois, se trouver plus prête à comprendre qu’à juger.

L'instant resta suspendu aux lèvres du malkhu, alors que s'étirait dans l'air sa supplique silencieuse. Puis d'un geste las, il pointa une direction qui descendait en pente douce :

— Par là. Teoxhùn.

La côte voyait s'écarter peu à peu les arbres, afin de rendre visible le panorama pour la première fois depuis des jours. Les quatre colons restèrent cois devant ce qui s'offrit alors à leurs yeux. En contrebas, un lac s'étalait en reflétant l'azur du ciel comme un miroir parfait. En son centre, trônait la cité-temple de Teoxhùn. Sur d'innombrables îlots reliés par des ponts, des canaux dessinaient des lignes géométriques à la symétrie mathématique. Des champs et des jardins luxuriants entouraient des habitations sur pilotis le long de grandes allées de pierre. À chaque extrémité de ces allées, comme les points cardinaux de cette cité, se dressaient de magnifiques pyramides de pierre noire — la même que les pierres sacrées — d'où s'élevaient les fumées de grands feux.

Au fur et à mesure de leur progression vers l'étendue d'eau, la végétation s'espaça franchement, laissant place à des terres cultivées où croissait des plants de graminées qu'Adelind ne connaissait pas. La brise légère balançait leur longue tige d'où pendait des grappes d'épis cramoisis. Les champs étaient découpés en parcelles aux dimensions identiques découpant les environs de la berge en une mosaïque de faïence rouge.

S'extirpant des derniers empans de jungle, Taruknakhan dirigea le convoi vers un sentier de gravillons noirs, tracé entre les cultures, qui rejoignait plus loin une large chaussée menant à la cité. Ils croisèrent quelques Malkhus habillés de simples pagnes, sans doute des agriculteurs, des récolteurs des champs ou de simples passants. Tous les dévisageaient avec curiosité, quand d'autres le faisaient avec une inimitié à peine voilée. Certains les accompagnèrent, marchant aux côtés de Clamart ou d'Adelind, qui de par la rousseur de ses cheveux attirait tous les regards.

Au bas de la pente se trouvait un solide pont de bois et de pierre, enjambant le lac pour s'achever aux portes de la cité. Là, la foule devenait de plus en plus dense. L’agitation montait au fur et à mesure qu’ils approchaient de l’entrée. Adelind notait chaque détail : la tenue colorée de tissu, de pierre et de bois des gardes postés devant les portes de pierre, les instruments rudimentaires des musiciens qui rythmaient l’attente de la foule, les bas-reliefs complexes de l'épaisse muraille qui ceinturait la ville. Les Malkhus s’écartaient devant leur passage, murmurant à voix basse tout en ne quittant pas les nouveaux venus des yeux.

Valyrei, quant à lui, regardait autour de lui avec une fascination qui se mêlait de méfiance, ses doigts effleurant par réflexe la dague attachée à sa ceinture. Il semblait vouloir murmurer quelque chose à Adelind, mais une voix grave et imposante l’interrompit.

Vêtu d’un manteau orné de plumes colorées et de symboles en relief, l’homme portait une coiffe dorée et sur son torse nu dansait le tatouage d'un grand malegueule. Adelind sentit Taruknakhan se tendre à ses côtés. L’homme les observa avec une expression indéchiffrable, avant de poser son regard sur Taruk, à qui il adressa une brève inclination de tête.

Traduisant leur échange, Valyrei chuchota à l'oreille d'Adelind les mots qu'ils échangèrent :

— Teoxhùn vous accueille, étrangers. Mais sachez que tous les yeux sont sur vous, et que la terre sacrée de Krantha ne pardonne aucun manquement aux lois divines.

— Je viens au nom des Amakhan. Nous sommes venus en paix et en respect, répondit Taruknakhan en s’inclinant à son tour. Nos cœurs sont purs. Nous nous offrons à Krantha, comme il se doit.

Adelind sentit un frisson lui parcourir l’échine. Les mots de l’homme avaient l’écho d’une mise en garde. Elle échangea un regard avec Valyrei, puis avec Clamart et Bérangen, et comprit que pour franchir ce seuil, il leur faudrait plus que du courage ou de la curiosité. Ici, ils ne seraient plus des observateurs ou des conquérants ; ils se trouvaient à la lisière d’un monde où chaque pas, chaque regard, chaque parole serait un test, une épreuve soumise à Krantha.

Dans un lourd raclement de pierre, les portes de Teoxhùn s’ouvrirent lentement devant eux, et, pour la première fois depuis leur départ, Adelind réalisa qu’elle ne savait pas si elle était prête pour ce qu’ils allaient découvrir.

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