Chapitre 3.4 : Adelind
Dès lors qu'ils franchirent le seuil de la cité, l'attitude de la populace malkhue se transfigura, passant de la suspicion à une chaleureuse hospitalité. Le discours de l'homme de la porte — quel que soit son rôle et son statut à Teoxhùn — avait lavé toute méfiance auprès des habitants, de sorte que ceux-ci s'enhardissaient aux côtés des colons. Taruknakhan était lui-même encensé de louanges et de chants tel un héros de guerre, des femmes et des enfants lui portant des colliers de fleurs et de perles.
Adelind chancelait sous le poids de la fatigue des derniers jours, mais de réaliser que leur objectif était désormais atteint lui fit l'effet d'un coup de fouet. Elle se tenait fière parmi la liesse, émerveillée tant par l'acceuil que par la beauté étrange du cœur de la cité.
Sur une large voie bordée de murs peints de mille couleurs, le convoi s'avançait lentement, se frayant un chemin parmi la population de Teoxhùn. Combien cette cité abritait d'habitants au juste ? Des milliers ? Des dizaines de milliers ? Adelind n'en revenait pas de cette marée humaine venant à leur rencontre. Accueillaient-ils toujours les étrangers de cette manière ou bien était-ce parce que Taruknakhan avait intercédé en leur faveur ?
Alors qu'ils arrivaient sur une vaste place — probablement la place centrale de la cité, se dit Adelind — la foule s'écarta, formant un large cercle autour d'eux. Face à eux, dominant la foule depuis une estrade de pierre sombre, trois Malkhus se tenaient immobiles. Leurs visages étaient masqués par une coiffe à l'effigie d'un animal, d'une fleur, et d'une flamme, et un tissu couleur cendre enveloppaient leurs corps ; ils dégageaient une aura d'autorité mystique qui imposa un silence total à l'assemblée dès lors que l'un d'eux leva le bras.
Celui-ci s'exprima d'une voix lente et monocorde. Valyrei, aux côtés d'Adelind, traduisit le monologue à ses compagnons.
— Nous sommes les trois ondruus sacrés de Teoxhùn, le Sang, le Bois, et la Flamme. La Sauvagerie, le Renouveau, et la Fin. Nous sommes les trois aspects de Malkhura. Vous pourrez vous reposer en notre demeure. Votre présence est un cadeau pour Krantha, Il parlera quand le temps sera venu.
Valyrei n'était pas sûr de l'exactitude de la signification des mots en langue malkhue, mais n'eut pas le temps d'exprimer ses doutes. Les trois ondruus invitèrent les nouveaux venus à les suivre, se dirigeant vers l'une des structures majeures de la cité qu'ils avaient observés en arrivant sur les hauteurs : une imposante pyramide à trois degrés, coiffée d'un autel d'où s'échappait une épaisse fumée noire.
Ils durent laisser leur urodal sur la place, mais Adelind insista pour emporter avec elle son registre. Hors de question pour elle de manquer à sa prise de notes quotidienne, tant la journée avait été riche de découvertes et d'observations. Une journée loin d'être terminée d'ailleurs, pensa-t-elle.
Autour d'eux, la foule les observait, étrangement immobile et silencieuse, dans une attitude contrastant nettement avec la chaleur de l'accueil qui leur avait été fait. Clamart pressa Adelind de prendre ses affaires du paquetage : l'atmosphère le rendait curieusement nerveux.
Ils rejoignirent Valyrei et Bérangen qui les attendaient un peu plus loin, accompagnés des trois ondruus sacrés. Une escorte armée vint à leur rencontre les accompagner aux pieds du gigantesque bâtiment de pierre. Ces guerriers, à l'instar de Taruknakhan, ne possédaient pas d'armes ou de protections de métal, la rouille les rendant rapidement inutilisables sur cette île. En lieu et place, ils manipulaient de lourdes masses incrustées de pierres aiguisées ainsi que des lames d'obsidienne tranchant telles des rasoirs.
Alors qu’ils progressaient dans l’escalier raide de la pyramide, l’atmosphère autour d’Adelind s’alourdit imperceptiblement. Bien qu'émerveillée par les ornements sculptés et les couleurs vibrantes qui décoraient les parois, elle sentit une tension sourde émaner des ondruus et de la foule en bas, désormais figée comme une statue géante aux contours diffus.
Une fois au sommet, ils atteignirent une large terrasse encadrée de colonnes entrelacées de symboles et de motifs de flammes. Au centre trônait un autel imposant, orné de gravures anciennes, et de l'encens noir flottait en volutes lourdes et huileuses, emplissant l’air d’un parfum étouffant. Là, les trois ondruus s’arrêtèrent. Ils tournèrent leur visage masqué vers le ciel, prononçant en chœur une série de mots mélodieux, captivants et menaçants.
Adelind, extenuée mais toujours attentive, ressentit soudain un étrange malaise. Elle perçut l'expression des colons qui l’accompagnaient : à l'origine pleines de curiosité ou d'excitation, elles viraient peu à peu à la confusion. Certains échangeaient des regards, se mordant la lèvre ou fronçant les sourcils, hésitant entre fascination et crainte.
Soudain, les ondruus reprirent la parole. Valyrei traduisit, d’une voix qui trahissait son propre trouble :
— Vous êtes ici pour un moment unique, un moment où Krantha et Malkhura se penchent sur les vivants pour recueillir leur essence.
La foule en contrebas, toujours immobile, paraissait attendre, comme retenue par un invisible commandement. Leurs visages, au début bienveillants, paraissaient désormais distants, graves, observant une cérémonie sacrée dont les colons n’étaient que des participants involontaires.
Un frisson glacé parcourut Adelind. Elle réalisa que la promesse de repos offerte par les ondruus n’était peut-être pas aussi innocente qu’elle l’avait cru. Taruknakhan s'écarta, et les trois figures sacrées se mirent légèrement de côté, formant une allée entre eux et l’autel, comme une invitation irrévocable.
Puis, d’une voix basse, Valyrei murmura à ses compagnons proches :
— Ce... ce sont les préparatifs d’un rituel. Un rituel où nous ne sommes pas ici pour observer, ou pour offrir . Nous sommes ici... pour nous offrir.
Adelind eut un mouvement de recul, réalisant soudain la terrible vérité que Taruknakhan leur avait dissimulée depuis sa venue à la Vierge d'Émeraude : chacun de leurs pas, chaque mot, chaque regard échangé depuis leur arrivée les avaient lentement, inéluctablement conduits ici afin de devenir les offrandes sacrificielles à Krantha.
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