Chapitre 4.1 : Izuqal

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Izuqal avait vu les signes. Un frisson glacé avait parcouru sa colonne vertébrale tandis qu’elle s’était enfoncée dans la jungle, suivant les cris d’un hurleur paniqué. Elle avait décelé les chuchotements parmi les fougères, les paroles cachées dans le feulement des animaux. Elle avait lu dans le ciel et la terre des présages dont la signification lui avait échappé. Et puis il y avait eu les pierres sacrées. Ces pierres dont l'usage s'était perdu, dont seuls les plus anciens de la cité connaissaient encore l'existence. Elle en avait senti leur destruction avant même de la constater de ses yeux.

Son grand-père, Ximatùl, l'avait recueillie enfant et lui avait transmis le savoir lié à ces antiques protections. Les rites qui bénissaient ces pierres sacrées étaient censés éloigner les esprits mauvais. De quels esprits s'agissait-il ? Izuqal n'en sut jamais rien. Ximatùl lui-même ignorait la nature exacte de la menace, tant l'origine de ces protections minérales se perdait dans le temps. En outre, Krantha était omniprésent et omnipotent à Makhura. Quel genre de danger pouvait se mesurer à Lui ?

Les questions d'Izuqal se perdaient dans un océan sans réponse alors qu'elle contemplait les fragments épars de la dernière pierre sacrée de Teoxhùn. Brisée en trois endroits, éclatée sous les coups d'un outil lourd et contondant, elle gisait à terre comme un animal écartelé. Izuqal rassembla les fragments épars. Ses doigts effleurèrent les gravures mutilées, et son souffle se suspendit. Ces runes, elle les connaissait par cœur. Ximatùl les lui avait enseignées, patiemment, alors qu’elle n’était qu’une enfant curieuse.

— Krantha ne se contente pas d’écrire sur des pierres, disait-il en traçant un cercle invisible dans l’air de ses mains. Regarde. Pas avec tes yeux, mais avec ce qui est en toi. Trouve l'esprit dans ce que tu touches.

Mais aujourd’hui, aucune vérité ne se révélait. Les pierres étaient mortes.

Quelques mois auparavant, Izuqal se recueillait sur ces mêmes pierres et y entendait parfois Krantha, lorsque celui-ci daignait s'exprimer. Elle, une métisse, une bâtarde, avait reçu ce don à l'aube de ses dix ans, défiant la tradition séculaire selon laquelle seuls les Makhus étaient dignes de devenir les réceptacles de la parole de Krantha. Mais avec le temps, elle développa un lien unique qu'elle seule entretenait avec le dieu Crabe. Elle percevait les mots qu'Il dissimulait dans la colère des orages et la pierre des volcans. Les ondruus ne tardèrent pas à jalouser cette position privilégiée, décrétant ses visions comme impures, entachées par son sang mêlé. Durant toute sa vie, Ximatùl la protégea de leur courroux, portant la parole de sa petite fille au sein de la cité. La situation changea à la mort du gardien du savoir : Izuqal tut alors les paroles que lui rapportait son dieu, prétextant que Ximatùl était fou de chagrin : il ne s'était jamais remis du viol de sa fille par un étranger, et qu'il avait été prêt à inventer n'importe quoi pour racheter son âme.

Alors qu'elle se laissait dériver dans ses souvenirs, le vent se réchauffa et changea brusquement de direction, soufflant vers le bas de la colline où elle se trouvait. Un essaim de guêpiers tourmaline s’éleva haut dans le ciel en piaillant. Les reflets d'obsidienne dont se paraient leurs ailes attirèrent l'attention d'Izuqal : ces couleurs n’avaient rien de naturel. Leurs cris non plus, d’ailleurs. Ils paraissaient graves, presque rauques. Puis, dans un mouvement brusque, la volée plongea vers les eaux entourant la cité.

Il se passait quelque chose à Teoxhùn.

Izuqal se releva et se hâta sur le sentier menant aux murailles. Son cœur s'emballait au rythme de sa course. Un silence oppressant l’enveloppa à mesure qu’elle approchait de l’entrée. Là où d’ordinaire marchands et enfants animaient les lieux, ne subsistait qu’un vide inquiétant. Lorsqu’elle atteignit les premiers bâtiments, des murmures brisèrent le silence : une procession avançait vers l'autre extrémité de Teoxhùn. Trois ondruus, masqués et drapés dans de lourdes étoffes, ouvraient le cortège. Derrière eux, trois silhouettes à la peau pâle avançaient péniblement : des colons.

Izuqal se glissa discrètement parmi les spectateurs, évitant d'attirer les regards d'une populace qui n'avait jamais véritablement accepté sa présence. Elle se mit en retrait, derrière un groupe d'enfants regroupé près d’un monolithe gravé, s’efforçant de se rendre la plus discrète possible.

Alors que les ondruus gravissaient la pyramide, leur chant changea peu à peu, prenant un ton discordant et agressif. Une tension étrange s’installa.

Brusquement, le vent tourna une fois encore, soufflant en spirales erratiques et arrachant aux pavés des nuages de poussière. La lumière du soleil, pourtant éclatante, vacilla et plongea la foule dans une ombre fugace. L’essaim d’oiseaux qu’Izuqal avait vu plus tôt réapparut, dansant et hurlant dans la tourmente.

Izuqal sentit son cœur se serrer, étreint d'une angoisse qu’elle ne parvenait pas à nommer. Puis elle entendit. Une voix, profonde, inhumaine, émergea du tumulte, s’adressant à elle seule.

« Sauve-la. »

Ébranlée par la clarté et la puissance de ces simples mots, Izuqal cilla un instant. Sauver qui, ou sauver quoi ? Elle scruta frénétiquement la foule à la recherche d'un indice, de l'ébauche d'une réponse. Puis elle l’aperçut. Face aux prêtres, une étrangère, grande, à la peau pâle, ses cheveux flamboyants formaient une tache écarlate dans ce décor d’ombres. Il n’y avait aucun doute. C’était elle.

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