Chapitre 4.2 : Izuqal
Le regard d’Izuqal revint aux ondruus, dont les chants prenaient une intensité effrayante. Krantha avait déserté leurs incantations, remplacé par une force inconnue et effrayante.
Le vent hurlait désormais, soulevant les étoffes des prêtres et faisant frissonner la foule. Izuqal, le souffle court, comprit qu’un chemin s’offrait à elle, terrible et inévitable. Cette étrangère portait en elle une clé, un secret que seul Krantha semblait connaître. Et Izuqal devait agir au plus vite.
Elle fendit la foule silencieuse, discrète comme une ombre au crépuscule. Autour d'elle, les regards étaient figés, happés par la mélopée hypnotique des ondruus, à peine troublés par son passage. Les chants rituels s'amplifiaient et martelaient l'air au point qu'elle sentit ses tempes battre sous la pression.
Izuqal avançait lentement, ses pas résonnaient sur la pierre du pavé, dont le son claquant perturbait la sacralité de l'instant. À l'instant où elle parvint aux pieds de la pyramide, les chants faiblirent, vacillant dans le trouble que provoquait sa présence. Un ondruu au masque à l'effigie d'un grand reptile vert s'avança d'un pas, la main levée en un geste autoritaire.
— Qui se dresse alors que le sacrifice a lieu ? tonna-t-il.
Alors que sa voix retentit dans le silence, Izuqal releva le visage sans peur.
— Toi ? reprit le prêtre. Tu n'es rien. Ta voix n'a pas à être entendue ! Retourne à ta place avant que Krantha ne réclame aussi ton sang !
D'un geste vif, Izuqal brandit le fragment brisé de pierre sacrée.
— Qui prétendez vouloir apaiser avec ces sacrifices ? Voyez ! Cette pierre était jadis le bouclier sacré de notre cité. Celle-ci, ainsi que toutes les autres qui encerclaient Teoxhùn sont brisées. La seule chose que vous provoquerez, c'est le courroux de Krantha !
Elle jeta les morceaux à terre, leurs éclats noirs rebondissant sur la pierre blanche de la pyramide. Le vent balaya l'assemblée. La foule autour d'elle sortit de sa torpeur. L’ondruu ne bougea pas, mais une tension visible raidit ses épaules. Izuqal reprit avec véhémence.
— Mon grand-père, Ximatùl, aurait eu les mêmes mots. Vous honorez Krantha en apparence, mais vous oubliez ce qu’il a toujours enseigné : chaque pierre, chaque souffle et chaque être porte en lui une part du divin. Ce rituel ne porte pas Sa parole.
Les prêtres s’immobilisèrent. Le nom de Ximatùl avait un poids immense, même parmi les plus ondruus. Plusieurs d’entre eux baissèrent les yeux, comme s’ils se souvenaient de l’homme qui avait guidé leur peuple en des temps plus cléments.
— Vous prétendez servir Krantha, mais vos chants… votre pouvoir… ne viennent pas de lui. En tant qu'enfant de Teoxhùn, j'invoque l'épreuve de vérité ! Si vous êtes sincères, alors soumettez-vous, et Sa vérité éclatera. Si j'ai tort et que votre foi est pure, je m'offrirai au Vieux Crabe de plein gré. Mais si vous vous êtes détournés de Lui et de Ses serviteurs, le peuple de la cité vous mènera au bûcher.
Des murmures s'élevèrent autour d'elle. Izuqal avait semé la crainte et le doute dans les esprits. Un refus de l'épreuve serait un aveu de culpabilité.
— Nous sommes tous dévoués à Krantha ! riposta l'ondruu avec ferveur. Nous louons Sa volonté depuis le premier jour de notre bénédiction. Tu n'as pas à remettre nos actes en doute, femme !
Du haut de la pyramide, l'attitude des ondruus se raffermit dans une colère indignée.
— C'est toi qui a détruit les pierres ! hurla un autre ondruu d'une voix sifflante. Tes grossières accusations te condamnent toi-même ! Taruknakhan, saisissez-vous d'elle !
Izuqal marqua un silence, attendant la réaction du chef makhu. Celui-ci était en proie au même doute qui tourmentait la foule, ne sachant plus quelle attitude adopter entre les prêtres et le peuple. Izuqal trancha finalement :
— Votre ignorance est l'aveu de votre mensonge. Ces pierres ont été créés par le sacré, et seul celui-ci peut les défaire. Et Krantha n'aurait jamais permis ce sacrilège. Je vous somme de cesser immédiatement cette imposture !
Un silence lourd tomba sur la place. Les ondruus se figèrent. Les regards de la foule se tournaient tour à tour vers eux et vers Izuqal. Les prêtres se turent dans un silence coupable.
Izuqal sentit une lueur d’espoir. Mais alors que la tension atteignait son comble, les ondruus reprirent leurs chants, ignorant les paroles d’Izuqal.
— Non ! s’écria-t-elle. Vous ne pouvez pas détourner les yeux !
Elle s'avança et gravit les marches de la pyramide, mais Taruknakhan s'interposa, la menaçant de la pointe de sa lance, le corps tendu dans une violence contenue. Il était tout à la fois l’incarnation d'un homme perdu dans sa propre tragédie, et qui se battait malgré tout pour garder son âme intacte.
— Arrête, femme, grogna-t-il.
— Taruknakhan, écoute-moi ! répondit-elle essoufflée mais résolue. Leurs chants… ce n'est pas Krantha. Ce n'est pas à Lui qu'ils s'adressent ! Ne le vois-tu pas ?
Taruk esquissa un mouvement vers elle, mais s'immobilisa aussitôt. Un rugissement bestial déchira l'air, résonnant sur les façades de pierres en un écho terrifiant. La foule se tourna d'un seul mouvement vers les murailles : une sentinelle avait été projetée au bas des fortifications de pierre, le torse réduit en un amas de chair ensanglantée. Une bête, la gueule béante encore dégoulinante du sang de sa victime, fondit sur un autre garde. Bientôt, une seconde créature semblable apparut de l'autre côté de la place, puis deux autres firent irruption au sud.
Des malegueules. D'ordinaire, ces bêtes solitaires ne s'aventuraient jamais hors de leurs territoires. Les observer en plein Teoxhùn chasser en meute ne pouvait être une coïncidence.
Les signes ne trompent jamais, se répéta Izuqal, alors que la cité sombrait dans le chaos.
Les bêtes se jetèrent parmi la foule, éparpillant les citoyens comme des fourmis apeurées. Des gardes armés de lances et de frondes tentèrent de repousser les félins géants. La taille de ces derniers, combinés à leur force et à leur extraordinaire vivacité ne laissèrent aucune chance à leurs opposants.
L'un des malegueules s'élança et traversa la place en direction de la pyramide, dans une course effrénée. Il ciblait Izuqal, la chargeant de front. Cette masse imposante de fourrure, de crocs et de griffes renversait tout sur son passage sans que rien ni personne ne puisse s'interposer ni même infléchir sa trajectoire. L'ombre d'un doute traversa Izuqal. S'était-elle trompée ? Avait-elle mal interprété les présages ? Après tout, peut-être était-ce elle qui baignait dans l'imposture et qui allait être punie ?
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