Chapitre 4.3 : Izuqal
La bête franchit les dernières enjambées, son regard pénétrant se grava dans celui de la Makue. Il brillait d’un éclat étrange, presque humain. Quelque chose en Izuqal reconnut ce que son grand-père lui avait appris : la part de Krantha, même dans cette créature monstrueuse.
Elle ferma les yeux, cherchant cette fois à voir avec son esprit. Une chaleur diffuse, un écho ténu… Ce qu'elle perçut l'emporta dans une abîme insondable, suspendue dans le temps entre deux battements de cœur : elle ressentit une présence noble aux origines anciennes, une force sage, sans malveillance, mais dont l'écrasant pouvoir lui intimait une soumission immédiate et totale. Elle, l'humble paria, la bâtarde indigne, tomba instinctivement à genoux, s'abandonnant ainsi à la volonté divine.
Le malegueule bondit alors puissamment au-dessus d'elle, puis atterrit en rugissant devant Taruknakhan. Celui-ci, impassible, l'accueillit de la pointe de son arme, mais le prédateur anticipa en un éclair la menace en la saisissant par la hampe. L'homme et la bête entrèrent alors dans une lutte inégale et désespérée, roulant au bas de la pyramide dans un chaos de cris et de sang.
Alors que la lumière chancelait autour d'elle, que le vacarme des habitants de Teoxhùn se mêlaient aux hurlements des animaux, Izuqal s'élança à l'assaut des dernières marches de la pyramide. Ses jambes fléchissaient sous l’effort, mais une force inouïe la poussait en avant, une volonté inflexible. Le tumulte n’était rien d’autre qu’un écho lointain dans sa tête, absorbé par une seule idée : sauver ceux qui pouvait encore l’être. La sueur perla sur son front, se mêlant à la poussière soulevée par les rafales de vent.
Izuqal gagna finalement le pinacle de la pyramide, plateforme surmontée d'arcades aux ornements dédiés à la grandeur de Krantha. La macabre assemblée qui s'y déroulait fit frémir la jeune Makhue : au centre, les trois ondruus entonnaient des cantiques aux sonorités graves et oppressives. Une transe profonde les habitaient, au point qu'ils ne remarquèrent même pas sa présence. Izuqal se concentra sur les colons : la femme aux cheveux rouges était entravée et bâillonnée, ainsi que deux autres colons. Le quatrième était étendu sur l'autel, plaqué, écrasé même, par une force invisible. Ses yeux fixaient le ciel et de sa gorge s'élevaient des mots d'une langue inconnue.
Izuqal dévoila une lame et taillada les liens des prisonniers. Mais alors qu'ils se répandaient en mots incompréhensibles, l'homme étendu sur l'autel poussa un cri de souffrance déchirant. Les chants des ondruus s'intensifièrent de plus belle, alors qu'une fumée ocre se faufilait le long des bras et des jambes du malheureux.
— Il faut partir ! cria Izuqal en pointant la jungle au loin.
Elle saisit la main de la femme aux cheveux rouges et l'attira dans la direction qu'elle désignait avec urgence. Mais l'homme à ses côtés hurlait quelque chose à propos de son compagnon infortuné.
— Il est trop tard pour lui ! reprit la Makhue en secouant la tête.
Izuqal se détourna, dégoûtée de ce spectacle, et, dans une ultime poussée de rage, dévala les marches de la pyramide, entraînant les rescapés à sa suite. Elle sentit son corps tout entier se tendre, comme prêt à céder sous la pression de l’incompréhension du monde, de son monde, alors qu’elle jetait un dernier regard vers les ondruus.
Ils traversèrent à toute allure Teoxhùn : çà et là, les victimes des malegueules gisaient, profondément mutilées. Au milieu de la place, Taruknakhan était étendu face contre terre, son corps labouré par de profondes griffures, et le bras gauche arraché. Mais de traces des bêtes, il ne subsistait rien d'autre que l'effondrement opportun d'un mur de pierre, celui-là qui leur avait permis leur intrusion providentielle. Izuqal fonça vers la brèche : il était évident qu'une volonté avait dégagé ce passage pour eux. Autour, les habitations avaient été barricadées par les habitants : s'étaient-ils cachés des animaux sauvages ou s'étaient-ils réfugiés par peur de la direction obscure qu'avait pris le rituel sacrificiel ? Nul doute que cette trahison envers Krantha aurait des répercussions au sein du peuple de la cité, mais pour l'heure, Izuqal s'en tenait à son objectif premier : survivre jusqu'à atteindre le couvert de la jungle, hors de portée des maléfices des prêtres et des lances des gardes.
Elle sentait une présence insidieuse talonner sa course et celle des colons. Apparue sue le sommet de la pyramide, celle-ci n'avait cessé de croître et de s'insinuer dans son esprit, comme un œil avide de la percer à jour, comme une main crochue désireuse de se saisir d'elle et de ceux qu'elle protégeait. Malgré la peur, Izuqal courait de toutes ses forces, sa main fermement cramponnée à celle de la femme à la peau pâle. Elle espérait que les deux autres évadés auraient suffisamment de force pour les suivre, mais finalement seule lui importait la femme. C'était elle que Krantha avait désigné, et elle devait être sauvée en priorité.
D'un rapide regard, elle s'assura quand même que les deux colons suivaient toujours. Leurs joues étaient écarlates et leurs yeux exorbités, hors d'haleine mais tenant l'allure tant bien que mal. Izuqal en fut rassurée. Quatre autres mains ne seraient pas de trop.
Ils parvinrent aux terrains cultivés. Ceux-ci étaient déserts, balayés par le même vent de panique qui avait gagné l'enceinte de la cité. L'ombrage des plantations de bananiers accueilli les fuyards, qui furent l'espace d'un instant soulagés par la fraîcheur de la canopée.
Dans le lointain, résonnaient encore les cris suppliciés du colon laissé en arrière. Alors qu'elle franchit le seuil dense de l'orée du Labyrinthe d'Acaltec, Izuqal sentit la présence hostile s'affaiblir. Tôt ou tard, cette présence, quelle qu'en soit l'origine, retrouverait leurs traces. Il fallait fuir, plus loin, plus profondément dans la jungle.
Marquant une pause pour reprendre son souffle, alors que l'air de ses poumons lui brûlait comme s'il était devenu corrosif, Izuqal songea qu'il n'existait qu'un seul moyen de répondre à toutes ses interrogations. Elle regarda la jeune femme rousse, tombée à genoux en tentant de reprendre elle aussi une respiration normale, puis prit sa décision : elle la mènerait à la Gueule de Cendres, ce gouffre perdu dans les brumes soufrées, cette déchirure dans Makhura qui scinda le continent en deux îles distinctes depuis des temps immémoriaux. Ce gouffre dans lequel les plus fervents se jetaient et offraient leur chair au seul vrai dieu makhu. Elle irait au fond de l'abîme, accompagnée de cette femme, et demanderait audience à Krantha lui-même.
Leur fuite se poursuivit ainsi, sans un mot, glacée par l'horreur dont ils avaient été témoins et victimes. La canopée s'ouvrit un moment au-dessus d'eux, ils en profitèrent pour s'arrêter et reprendre le souffle. Combien de temps durerait leur répit ? Izuqal sentait le poids des regards sur elle, mélange d’incompréhension, de colère et de méfiance. Les respirations lourdes des survivants étaient le seul bruit qui brisait le silence pesant. Elle porta son attention sur la femme rouge, accroupie près d’un tronc abattu, le visage marqué par l’épuisement et la confusion.
Ton ami est sans doute mort, pensa Izuqal en croisant brièvement son regard. Cette perte pesait lourdement sur eux, mais elle savait que d’autres vérités, bien plus sombres, ne tarderaient pas à se révéler. Taruknahkan les avait trahis, comme elle l’avait deviné.
Ses propres gestes avaient été guidés par quelque chose qui dépassait son entendement, une force qui la consumait parfois autant qu’elle la guidait. Ce n’était ni le moment ni le lieu pour hésiter. Elle inspira profondément, puis brisa le silence.
— Je sais que rien de ce que je dirai n’apaisera votre douleur ou votre colère. Mais vous méritez une explication.
Elle vit les visages se tourner vers elle, marqués par une attente tendue. Chaque mot pesait comme une pierre. L'un des hommes plissa les yeux et lui parut rapporter ses mots dans sa propre langue.
— Je suis née dans le déchirement, poursuivit Izuqal, d’un monde qui ne voulait pas de moi. Une fille maudite, disaient-ils. Ni Makhue, ni colone. Juste une étrangère où que j’aille.
Elle s’interrompit, cherchant ses mots, puis reprit d’un ton plus ferme.
— Krantha m’a trouvée dans ce vide. Il m’a montré des vérités qui dépassent mes propres doutes. Il m’a donné une raison d’être là où il n’y en avait pas.
Elle se tourna vers l'étrangère venue d’un autre monde, et sentit quelque chose remuer en elle. Une certitude aussi dérangeante qu’inébranlable.
— Je ne comprends pas encore tout ce qu’il m’a montré. Mais je sais une chose : cela te concerne. Ce que tu cherches, ce que tu es, est lié à cette terre. À Krantha.
La rousse ouvrit la bouche pour répliquer, mais Izuqal leva une main, la coupant dans son élan.
— Ce n’est pas encore le moment de tout comprendre. Je vous ai sauvés parce que c’était nécessaire. Mais si vous voulez survivre, nous devrons avancer. Ensemble.
Izuqal sentit le poids de ses propres paroles. Ces vérités qu’elle dévoilait, à demi-comprises, n’étaient qu’une pièce d’un puzzle bien plus vaste. Elle détourna son regard vers l’obscurité de la jungle. Là-bas, dans l’ombre du Labyrinthe d’Acaltec, les réponses attendaient.
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