Chapitre 6.1 : Adelind
Adelind se réveilla en sursaut. Autour d'elle, la nuit avait revêtu son épais manteau ténébreux, parsemé d'étoiles scintillantes. Dégageant ses cheveux de son visage, elle constata qu'elle avait été installée sur un matelas de fougères et de feuilles, non loin d'un feu de camp crépitant. Valyrei et Bérangen dormaient tous les deux, étendus sur le dos, leurs traits apaisés par ce repos salvateur.
Elle rougit en regardant Valyrei, repensant à l'étreinte qu'ils avaient partagé avant qu'elle ne s'endorme d'épuisement. Qu'était donc cet élan qui la jeta dans ses bras ? Le désespoir sans nul doute. Oui, il ne pouvait s'agir que de cela. Après tout, ce brave Valyrei n'était rien de plus qu'un bon ami, tout au plus. Cette pulsion n'était l'œuvre que d'un désarroi profond qui l'habitait. Après tout, en quelques jours, elle avait connu plus de tribulations que dans sa vie entière, qui pourtant avait déjà été bien remplie. Elle qui était une simple exploratrice, une observatrice d'une lointaine contrée, se retrouvait impliquée malgré elle dans des évènements dont elle ne comprenait que superficiellement la nature. Un dieu la réclamait, mais elle ne savait pas pourquoi, et elle devait s'avancer au-devant d'un danger dont elle ne pouvait pas mesurer le péril. Malgré tout, elle ne pouvait qu'apprécier la sollicitude de Valyrei. Ce grand gaillard avait des défauts particulièrement irritants, mais il était toujours là quand elle avait besoin de lui.
Sentant qu'elle n'était pas la seule à être éveillée, Adelind sortit de sa rêverie. Izuqal se tenait assise sur un tronc abattu, et lui tournait le dos, le visage face à l'obscurité. Autour de leur campement sommaire, aucun bruit. Seul un vent lugubre et glacé sifflait sur la cime des arbres. Adelind se leva, puis s'avança à hauteur de la jeune métisse.
— La jungle s'est tue. Ce n'est pas bon, murmura cette dernière.
Adelind ouvrit la bouche pour répondre instinctivement par la négative, mais elle se reprit. Elle ne s'était pas réveillée toute seule, et ce n'était pas Izuqal ou même un bruit singulier dans la nuit qui l'avait tirée de son sommeil. Il s'agissait d'autre chose. Quelque chose qu'elle sentait dans ses tripes comme une menace brûlante, destructrice. Quelque chose de profond, de grand et d'effroyablement puissant.
— Quelque chose ne va pas, répondit Adelind. Je… j'ai déjà senti ça auparavant. Il faut les réveiller. Il faut partir.
— Tu es sûre ? En pleine nuit ?
Comme pour répondre à Izuqal, un grognement sourd, semblable au roulement d'un gigantesque tambour, résonna dans les profondeurs de la terre.
— Il faut partir, maintenant !
Cette fois, Adelind ne chuchotait plus. Le souvenir proche de la catastrophe de la Vierge d'Emeraude lui traversa l'esprit, se superposant l'espace d'un instant à sa vision. Izuqal réveilla avec empressement Valyrei et Bérangen.
— Qu'est-ce qui se passe ? s'inquiéta ce dernier.
— Je ne sais pas, admit Adelind. Mais j'ai un mauvais pressentiment. Très mauvais. Il faut partir tout de suite.
— Un pressentiment ? Tu as bien changé, ma chère, s'amusa Valyrei en bâillant.
La jeune femme ne releva pas la pique, tant elle était absorbée par l'urgence de la situation.
— Il nous faut aller à Mazhanel dès ce soir, continua Izuqal.
— Y trouverons-nous de quoi fuir ? demanda Adelind.
Izuqal acquiesça.
— Mais de fuir quoi, bon sang ? lança Bérangen.
Une violente secousse ébranla alors leur abri. Pendant quelques instants, la terre se souleva et projeta au sol les quatre fugitifs, les plaquant avec brutalité. Les parois de pierre autour d'eux se fendirent et s'écroulèrent. Entre deux quintes de toux, Bérangen gémit :
— C'est bon, je te crois.
— Je suis assez peu curieux de savoir ce que ça fait de finir enterré vivant, siffla Valyrei. On peut peut-être y aller, non ?
L'audace de cet homme me surprendra toujours, admit Adelind.
À l'aide de résine d'arbre à baies de feu, de lichens secs et de branches, ils façonnèrent à la hâte des torches. La terre grondait toujours au-dessous d'eux comme un monstre tapi dont la colère ne cessait de croître. Izuqal ouvrit la marche dans l'obscurité, suivie par Bérangen, Valyrei et Adelind. Leurs pas précipités paraissaient étouffés par le silence pesant. La lueur tremblante des flammes esquissait une centaine d'ombres autour d'eux en autant de diables complotant derrière chaque arbre. Ils progressèrent sur la pente descendante menant au bras de mer, dont les embruns salés prenaient chaque instant davantage de présence dans l'air. Mais quelque chose d'autre grandissait dans l'atmosphère : l'odeur âcre et doucereuse de l'œuf pourri.
— Du soufre ! s'exclama Valyrei. Vous sentez ?
Personne n'eut le temps de lui répondre. Adelind vit la terre se dérober sous ses pas, puis revenir à elle pour l'écraser comme un insecte. Dans un roulement assourdissant, un séisme vint éventrer la terre quelques centaines de pas en dessous de leur position, provoquant un éboulement. De larges fissures apparurent autour d'eux, relâchant des vapeurs nauséabondes.
— Ne respirez pas les fumées ! Courez ! cria Izuqal.
Prenant la main offerte par Valyrei pour se relever, Adelind suivit la torche d'Izuqal comme le fanal d'espoir qui lui permettrait de survivre au cataclysme. Les secousses étaient de plus en plus rapprochées, paraissant animée d'une conscience se focalisant sur un seul et unique but : leur anéantissement. Plus d'une fois, des arbres leur barrèrent la route en chutant, projetés comme des jouets par un enfant capricieux. Il ne s'en fallut que de peu à chaque fois : Valyrei, Adelind, Bérangen et Izuqal se prévenant mutuellement des périls qui les menaçaient.
Izuqal arriva sur une crête dégagée, puis s'arrêta net. Un pâle clair de la lune argentée s'était levé. Arrivant à sa hauteur, Adelind comprit avec horreur la raison de cette halte : en contrebas, parmi les arbres calcinés et les roches écroulées, une large brèche s'était ouverte dans la terre, vomissant un magma infernal dont la chaleur incandescente leur cuisit le visage. Le torrent de feu liquide se frayait un chemin jusqu'à la mer dans des méandres incendiant tout sur son passage.
— La lave se dirige droit vers Mazhanel ! remarqua Adelind en pointant du doigt les habitations se découpant sur le littoral.
— Mais on s'en fiche de Mazhanel ! J'ai pas envie de mourir rôti pour les sauver… Et puis d'abord, qui nous dit qu'ils ne voudront pas notre peau aussi là-bas ?
— Nous n'y allons pas pour les Makhus, mais pour leurs bateaux, répondit Izuqal. De nuit, nous pourrons leur en voler un.
— Encore faudrait-il pouvoir arriver jusque-là en vie, soupira Valyrei.
Tel un coup de tonnerre souterrain, une autre secousse leur fit perdre l'équilibre. Izuqal désigna un passage vers le sud qui lui parut relativement épargné. Ils s'y engouffrèrent, fuyant la nature qui s'écroulait autour d'eux.
Alors qu'ils traversaient une grande mare peu profonde, un craquement rocheux résonna. L'eau fut aspirée par une large fissure, et ils furent entraînés à sa suite dans un cri d'effroi absolu. Adelind chuta pendant une éternité : elle dégringola le long d'une paroi granitique lisse sur laquelle elle glissa, suivie de près par ses trois compagnons. En bas les attendait une eau sombre, glacée et tumultueuse. Cherchant désespérément de l'air, la panique la gagna alors qu'elle peinait à se maintenir en surface. Elle traversa à toute vitesse le lit d'une rivière souterraine, à moitié purgé par les bouleversements qui avaient retourné la terre. Puis, arrivant à l'air libre, entraîné par le courant, elle fut projetée dans le vide.
Adelind ne sentit rien d'autre que l'air qui filait autour d'elle. Elle entendit vaguement les cris de ses compagnons, sans en être sûre. La peur l'avait pétrifiée, elle s'était retranchée en elle-même, comme pour chercher les ultimes ressources pour surmonter cette épreuve. La gravité vint mettre un point final à ses interrogations. Dans un choc violent, elle atterrit au risque de se rompre la nuque et de se disloquer les os. Dans sa bouche, d'abord lui vint le goût du sang, puis celui du sel, et de l'iode. Une tiédeur suave l'entourait. Elle était tombée dans de l'eau, moins fraîche celle-là. De l'eau de mer.
La tête lui tournait. Elle commençait à manquer d'air. Elle tenta de se diriger vers la surface, mais dans ces eaux obscures, impossible de différencier le haut du bas. La peur céda la place à la panique. Ses sens s'étiolèrent, l'un après l'autre, alors que l'asphyxie la gagnait. Des lueurs étranges lui piquetaient les yeux. Puis Adelind revit Rabanheim, son père, sa sœur qui lui manquait tant. Son échec qui lui marquait encore le visage. Elle vécut à nouveau son exil à Makhura, sa rencontre avec Valyrei, jusqu'à lui tenir la main comme quelques instants auparavant.
Valyrei qui lui tenait la main ? Était-ce réel, ou bien juste un souvenir qui défilait avant qu'elle ne succombe ?
Suspendue dans le néant liquide, quelque chose souleva vivement son bras, presque à lui arracher. La douleur la tira de sa torpeur, puis elle fut projetée et creva le plafond ondoyant ; l'air emplit enfin à nouveau ses poumons.
Recrachant avec difficulté l'eau qui encombrait sa respiration, Adelind reprit peu à peu ses esprits. À ses côtés, Izuqal se maintenait à flots en tenant fermement un gros débris de palmier. Elle s'y cramponna à son tour. Il lui fallut un long moment pour se remettre. Au-dessus, elle aperçut la cascade par laquelle ils avaient été éjectés. Comment en avait-elle réchappé ? Elle aurait dû être broyée, noyée, brûlée, peut-être même les trois à la fois !
Dans la légère houle nocturne, Valyrei et Bérangen les rejoignirent.
— Adelind, Izuqal, vous n'avez rien ? s'inquiéta Valyrei.
— Nous sommes vivantes ! lâcha Izuqal avec reconnaissance.
— …et en un seul morceau, ajouta Adelind. Mais pour combien de temps ?
Valyrei tendit le bras derrière eux.
— La rive est proche et le village n'est pas beaucoup plus loin. Vous pourrez y arriver ?
Adelind hocha la tête et commença à nager vers la direction indiquée. Cette baignade improvisée l'avait revigorée plus qu'elle ne l'aurait crû, compte tenu des circonstances. Elle se sentit retrouver des forces alors même que quelques instants auparavant elle avait frôlé la mort. Elle croisa le regard d'Izuqal qui paraissait quant à elle éprouvée, pour la première fois depuis leur rencontre. Celle-ci se contenta de battre des pieds en gardant la tête hors de l'eau, se dirigeant vers la grève.
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