Chapitre 6.2 : Adelind
Se rapprochant du sable noir de la plage, Adelind regarda autour d'elle plus attentivement. Le versant entier de la montagne brûlait. L'immense brasier avait presque rejoint le rivage, recouvrant d'un linceul écarlate la jungle endormie. Des flammèches montaient au ciel, traversant la nuit comme d'innombrables comètes incandescentes. Là où les ruisseaux résonnaient dans l'air parfumé de sel et d'humus, jaillissaient désormais des geysers de roche en fusion, fumants de suie et de soufre.
Adelind posa le pied sur la terre ferme et se releva doucement. La fournaise lui sauta au visage alors qu'elle quittât la fraîcheur de l'onde. Alors que ses compagnons la rejoignaient, elle vit à quelques encâblures de là des habitations en feu. Le désastre avait atteint Mazhanel. Il leur fallait agir vite.
La lumière projetée par l'incendie gigantesque ne leur permettrait pas d'agir à découvert. Ils restèrent le long de la rive, marchant accroupis, protégés par les buissons foisonnants. Ils se rapprochèrent suffisamment des palissades entourant le modeste village, puis tous les quatre tendirent l'oreille. Rien. Pas un bruit, pas un mouvement. Une étrange quiétude régnait, alors que tout autour la nature se déchirait et se consumait dans un chaos destructeur.
Adelind se risqua à regarder au travers un interstice. De l'autre côté, elle ne vit personne. Les allées entre les huttes étaient vides. Avaient-ils tous fuit ? Restait-il encore une embarcation utilisable pour eux ici ?
Ils contournèrent la fortification sommaire et atteignirent l'entrée principale. D'étranges traces sillonnaient le sable noir. Par endroits, le sol paraissait couvert d'un liquide huileux où se reflétaient les flammes du brasier. Adelind toucha l'étrange fluide du bout des doigts, puis réprima un cri d'horreur.
— Adelind ! Que se passe-t-il ? s'écria Valyrei.
— C'est… du sang, lâcha-t-elle dans un souffle.
Des traces identiques quadrillaient les allées comme autant de chemin menant au centre de Mazhanel. Adelind ne put retenir la nausée qui lui souleva le cœur quand elle découvrit le charnier. Hommes, femmes, enfants, vieillards, tous massacrés sans distinction. Certains démembrés, éventrés, le crâne fracassé, entassés en un amas de chair sanguinolent. Au milieu, comme le trophée de ce carnage, trônait un pilier de pierre noire brisé.
— C'est une pierre sacrée, reconnut Izuqal. Elle a été brisée, comme celles de Teoxhùn.
— C'est insensé ! Qui aurait pu…
Bérangen s'interrompit. Adelind se tourna vers lui. Il regardait avec insistance une sorte de tenture tendue en travers de l'entrée d'une maison souillée de sang. Le tissu avait été badigeonné d'un grand échassier rouge aux ailes déployées. Avant qu'Adelind ne put ouvrir la bouche, Valyrei s'écria :
— Il reste des bateaux ! Venez vite !
Comme pour sonner leur retraite précipitée, un grand palmier enflammé vint s'effondrer sur un pan de palissade, laissant entrer une avalanche de flammes et de roches engloutissant tout sur son passage. Tous se précipitèrent vers l'embarcadère : un modeste talus aménagé en digue afin d'abriter les bateaux des vagues léchant le rivage. Trois pirogues attendaient là, amarrées sur un piton de bois. Quatre autres gisaient renversées ou brisées, certaines avaient même pris feu, touchées par les projections de l'incendie.
Sans plus attendre, tous se saisirent d'une pagaie et poussèrent la plus grande embarcation. Sans doute devait-elle servir aux pêcheurs de partir capturer des poissons dans l'estuaire, car de nombreux outils trainaient au fond de la barque : des crochets, des filets, et même une sorte de javeline de bambou à la pointe barbelée. Ils montèrent à bord alors que la pirogue fendait les lunes se reflétant sur le ressac.
— Nous ne pouvons pas progresser dans l'estuaire de nuit en aveugle, c'est trop dangereux ! prévint Izuqal.
— Allons sur la rive opposée alors, proposa Bérangen.
Valyrei et Adelind acquiescèrent en silence. En quelques coups de rame, leur embarcation avança sur les flots calmes, fuyant l'atmosphère infernale et suffocante du village martyr. Chacun était perdu dans ses propres pensées, et pagayait sans échanger un mot. Bientôt, la grève s'éloigna derrière eux, tandis que les creux des vagues se firent plus prononcés. Valyrei brisa le silence.
— Je n'ai pas l'habitude de manœuvrer des barques comme celle-là en pleine mer, Izuqal. Nous allons chavirer si nous continuons dans cette direction.
— Si nous continuons dans cette direction en maintenant notre effort, on y sera avant le lever du jour. Nous ferons une halte là-bas.
— Et ensuite ? demanda Bérangen.
Izuqal réfléchit un instant.
— Nous irons par la mer, par le sud. La marée nous portera plus rapidement, mais si nous ne prenons pas garde, la force des courants pourraient nous perdre dans l'océan. C'est risqué, mais nous ne seront pas poursuivis par cette voie-là.
— N'y a-t-il pas un autre chemin ? Moins difficile ? demanda Valyrei derrière elle.
— Il existe un chemin qui longe la côte, vers le nord. Il rejoint la jungle d'Acaltec et mène aux abords de la Gueule en une dizaine de jours. Nous sommes lents, sans ressources, et à la merci des sentinelles de Teoxhùn. Nous serions pistés sans mal.
Ses paroles ne trouvèrent pas de réponse, car personne ne trouva à répondre. De toute évidence, ils n'avaient pas le choix, il leur fallait passer par la mer même si cette voie les menait vers des périls dont ils n'avaient idée.
Adelind ressassa les derniers instants, cette nuit interminable dont la fin n'était même pas encore certaine. Depuis son réveil sur les hauteurs de la vallée à sa chute vertigineuse dans la mer, elle n'était même plus sûre de l'enchaînement des circonstances. La voix de Bérangen la ramena à son labeur.
— Ce village… Mazhanel, à quelle tribu appartient-il ? demanda-t-il.
— Otoyas. Ce qui s'est passé est un sacrilège presque plus grand que la profanation de leur pierre sacrée. Tant de vies ôtées.
— Les tribus ont chacune un symbole qui les représente, non ? Quel est celui des Otoyas ?
Izuqal hésita.
— Le roseau feuillu. Le symbole est choisi en fonction de ce que trouve la tribu à profusion autour du lieu où elle s'installe.
— Où veux-tu en venir ? demanda Adelind.
— Dans ce village, j'ai vu un symbole peint avec du sang. Une sorte de grand oiseau, avec de longues pattes et un long cou… et les ailes déployées.
— Il n'y a pas d'ayapak ici pourtant, elles préfèrent nidifier bien plus au nord.
— Ayapak ? releva Valyrei.
— Le héron couronné, un échassier qu'on pouvait aussi croiser sur la côte est, vers la Vierge d'Emeraude, précisa Adelind.
— L'ayapak n'est pas le symbole des Otoyas, mais celui des Amakhan.
Valyrei, Adelind et Bérangen s'exclaffèrent en chœur.
— Oui, soupira Izuqal, Taruknakhan est vivant. Non seulement il a détruit à lui seul le village et massacré ses occupants, mais il est sans doute aussi sur nos traces.
— Mais comment est-ce possible ? Vous avez vu comme moi son corps à Teoxhùn ! Il a été massacré par les malegueules ! Et puis, il serait arrivé bien avant nous et serait parti dans quelle direction ? s'inquiéta Adelind.
— Nous ne pouvons qu'espérer qu'il soit allé explorer les chemins du nord.
Adelind n'en revenait pas. Taruk lui avait toujours parut étrange, mystérieux mais jamais violent. Le fait qu'il ait à lui seul commis ces exactions fit naître en elle une angoisse poignante. Parmi les corps lacérés de Mazhanel, elle avait vu des guerriers, brandissant lances ou gourdins. Le chef makhu les avait pourtant passé au fil de sa lame sans distinction. Qu'était-il devenu ? De chef respecté à barbare sanglant, que lui était-il arrivé à Teoxhùn pour en arriver là ?
L'étrave racla le sable, freinant brusquement leur progression sur les eaux.
— Nous sommes arrivés ? questionna Bérangen dans un souffle.
Le clair de lune s'était voilé d'un drap nuageux et même Izuqal parut peiner pour distinguer le paysage alentour.
— La plage n'est pas loin, mais il nous faut continuer à pieds.
Les instants suivants furent laborieux pour tous. Traînant difficilement la lourde pirogue sur les haut-fonds, le groupe posa finalement le pied sur une plage de graviers. Là, exténués de leurs mésaventures, ils installèrent un bivouac sommaire et s'étendirent à même le sol, où rapidement ils sombrèrent dans un sommeil sans rêves.
Alors que la somnolence la gagnait à son tour, Adelind souffla à Izuqal.
— Merci de m'avoir sauvée tout à l'heure, merci de m'avoir tirée de l'eau et ramenée à la surface.
Au-dessus d'eux, le ciel accueillit ces paroles en silence. Puis, après un long moment, la métisse répondit :
— Ce n'était pas moi. Tu es remontée à l'air libre seule.
Adelind ouvrit les yeux et se redressa.
— Je… c'est impossible. Tu m'as pris la main et tiré le bras si fort que j'ai cru qu'on me l'arrachait. Les autres n'étaient pas là, c'était forcément toi. C'est inutile de te cacher derrière de la fausse modestie.
— Ce n'était pas moi, répéta-t-elle. Choisis ce que tu veux croire. Ou en qui tu veux croire. Dors maintenant, Cardaillane.
Seule avec ses pensées, la tête perdue dans l'air frais du matin arrivant, Adelind perdit finalement sa lutte contre le sommeil. Krantha obséda ses pensées durant tous ses songes, divinité étrange dont le sens de l'appel mystique lui échappait continuellement.
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