Chapitre premier : Semis naturel

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Au cours de leur existence qui transcende celle des Hommes, les végétaux passent par plusieurs stades de développement. Le premier d’entre eux est la germination, étape au cours de laquelle une graine, lorsqu’elle se situe dans le milieu adéquat, conçoit ses premières racines, tiges et feuilles. De cette graine naît le semis.

Les sylviculteurs distinguent deux types de semis : le semis naturel, individu issu d’un arbre se trouvant déjà dans le milieu, et le semis planté, individu introduit dans le milieu par la main et la pioche de l’Homme.

Lorsque toute graine germe en terre, cela s’arrose.

Telle est la tradition au royaume d’Armoracia, le pays des eaux et des forêts. Chaque naissance qui y survenait constituait une occasion de faire la fête. En plus des jours de cérémonies religieuses dédiées à la Déesse Nature, mère de toute chose sur cette terre, de célébrations d'anciens traités de paix et de vénérations de rois et de guerriers légendaires, cela va sans dire...

En l'an de grâce mille-trois-cent-vingt tout le sud de la province de Suidium fut secouée par un événement retentissant : la belle Jeanne de Malauxmains, épouse de Regvazh, seigneur de Monticuli, était sur le point de mettre au monde son premier né !

La bonne nouvelle ne tarda pas à faire le tour des tavernes, des églises, des marchés et des pavillons de chasse, et bientôt, il n’y eut plus une seule âme aux alentours de Monticuli qui n’ignorât ce qui se tramait au château. On fit mander les meilleures obstétriciennes, que l’on plaça sous les commandements de Fiaco, le prêtre de la ville. Celui-ci fit boire à dame Jeanne, moult décoctions de fabrication artisanales censées calmer ses angoisses et ses douleurs.

L'événement fut annoncé dans la seconde quinzaine du mois d'aparilios, le quatrième mois du calendrier. A cette occasion, les paysans sortirent par charrettes des sacs de céréales des greniers. Le cidre fut livré par tonneaux entiers à Monticuli et on sacrifia nombre de bêtes à destination des rôtissoires ! Lorsque, au travers de la fenêtre de la chambre seigneuriale, aux cris maternels succéderont ceux du nourrisson, on lancerait le début d’une fête aux proportions inouïes dans la cour intérieure du château. Et bien sûr, tout le monde en ville était invité !

Cependant, la cérémonie de la naissance - ou, comme disait Fiaco, de la ''germination'' - ne se déroula pas comme prévue. Certes, il y eut bien des cris lancés par la fenêtre... Mais ceux-ci provinrent des obstétriciennes, de Fiaco et de tous ceux qui se trouvaient dans la chambre ce jour-là.

Des cris, tous les invités en proférèrent lorsqu'à travers la fenêtre, le seigneur Regvazh leur présenta son nouveau-né. Tous furent tant saisis d'effroi à la vue de la petite créature entre ses mains qu'ils crurent à un mauvais présage de la Déesse et se mirent, dès le lendemain, en arrêt de travail !

Cette avalanche de vacances inopinées ensevelit Monticuli et ses alentours sous une lourde crise financière. Les semaines qui suivirent furent marquées par un manque de céréales, de pierres, de venaisons et de bois, et la ville ne dut sa survie qu'en comptant sur le soutien du reste de la province. L’ordre naturel des choses était sur le point d’être bouleversé ! Preuve en est, jamais les tavernes ne furent autant désertées, et jamais les églises ne furent autant remplies !

Cette période de disette, inédite dans la région, fut pour beaucoup l’un des signes précurseurs de sombres avenirs. La Déesse était en colère ! Une colère telle qu’Elle eût décidé de maudire les armoraciens, sans que ces derniers ne sachent pourquoi. Cette malédiction, beaucoup considérèrent qu’elle germa dans ce monde sous les traits grossiers du nouveau-né du seigneur de Monticuli.

C’est au cours de cette période de disette que l’enfant fut baptisé.

On le nomma donc « Bertram », ce qui, dans la vieille langue du pays, signifiait « né-maudit ».

Même après cette étrange naissance, même sept ans plus tard, le seigneur Regvazh gardait foi en la Déesse et continuait à l'honorer à la façon des sylviculteurs.

Une hache à la main, sa chemise de lin noyée et recouverte de feuilles, il s’acharnait sur un tronc de charme d'une vingtaine de centimètres de diamètre. Le fer mordit par trois fois le bois, puis l'arbre finit par s'effondrer.

Le seigneur de Monticuli contempla le résultat d'un air satisfait puis saisit la gourde qui pendait à sa ceinture et but avidement. Malgré le froid mordant typique du mois de frigurios et l'heure avancée de l'après-midi, son visage ruisselait de sueur.

À ses côtés, une poignée de solides gaillards que tous appelaient « sylviculteurs » agitaient haches, serpes et croissants au travers de rangées serrées d'arbres de même hauteur, quoique d'essences différentes. Aux chênes se côtoyaient les charmes, les saules et les érables champêtres. Les sylviculteurs avaient pour consigne d’éliminer ces dernières essences d’arbres, de croissance plus rapide, en les abattant à coups de haches et de croissants. Grâce à cette intervention, les chênes pouvaient accéder à la pleine lumière du soleil et ainsi se développer sereinement.

Le jeune Bertram, qui les accompagnait pour les observer, savait que cette opération avait pour nom « nettoiement ».

Les lames opérèrent encore plusieurs longues minutes, puis les hommes s'arrêtèrent pour de bon car le soleil allait bientôt se coucher. Tous rengainèrent, rassemblèrent leurs affaires auprès de l'éfourceau, sorte de grande charette aux bords incurvés comme une brouette et tirée par des bêtes, et se préparèrent au retour. Regvazh récupéra son pourpoint d’un vert mélèze, sa cape de velours d’ébène. Un des hommes le débarrassa de sa hache, et Bertram l'aida à se rhabiller. Alors qu'il s'apprêtait à visser sur son crâne son chapeau de la même teinte que sa cape, un des hommes intervint :

« Mon seigneur, il me faut vous avertir…

— Parle sans détours.

— Vous avez des chenilles dans les cheveux, mon seigneur... »

Regvazh ébouriffa ses cheveux en grommelant, sans toutefois parvenir à déloger ses occupants. Malgré ses manières simples, le seigneur de Monticuli était reconnaissable entre mille. L’homme avait la figure bien carrée, la mâchoire et les pommettes saillantes, les yeux acérés, d’un brun tirant sur l’ambre. Sa longue chevelure et sa moustache étaient toujours d’un noir éclatant et vierge de tout cheveu blanc, bien qu’il venait il y a peu d’avoir trente-trois ans. Et sa peau revêtait la blancheur hâlée des seigneurs qui ne rechignaient jamais à mettre eux-même les mains à la tâche, quand bien même leurs hautes fonctions devaient primer ! « Je suis fils de haut fermage, et mes mains ont la couleur de la terre ! » affirmait-il fièrement lorsque quiconque s’étonnait d’un tel dévouement.

Regvazh vissa son chapeau sur son crâne, sauta sur le dos de sa monture et hurla à ses hommes :

« En route, fiers gaillards ! Monte, Bertram ! »

Le jeune garçon alla docilement s'asseoir dans l'éfourceau, les hommes enfourchèrent, et tous quittèrent la parcelle à toute hâte. Au petit trot, ils cavalèrent sur une large drève rectiligne couverte de pavés. Le jeune page avisait les parcelles de part et d'autre du sentier : tous les chênes longilignes que son père et ses hommes avaient libéré de l’influence néfaste des charmes et des bouleaux laissèrent ensuite place à d’autres, bien plus massifs et hauts. Des arbres âgés d’au moins cent ans, ainsi que l’avait appris le garçonnet, que l’on pouvait abattre et découper pour en faire du bois destiné, par exemple, à la construction des maisons ou des bateaux.

Ses yeux se posèrent sur les sylviculteurs qui formaient un escadron autour de l’éfourceau. Ceux qui croisèrent son regard préférèrent détourner la tête ou légèrement accélérer la cadence. Bertram ne s’en offusqua pas ; dès sa première venue sur les chantiers, il avait pris l’habitude d’un tel comportement... Le conducteur du véhicule ne lui adressa pas un mot de tout le trajet, faisant mine de se concentrer sur la route, qu’il connaissait pourtant par cœur puisqu’il l’empruntait depuis plus de vingt ans...

Le trajet fut long et monotone, rythmé par les soubresauts des roues sur les pavés. Mais alors qu’ils atteignaient le bout de la drève, Bertram vit son père se rapprocher et lui signaler :

« Bertram, nous aurons dès demain fini la parcelle. Je pense qu’il est plus sage que tu poursuives les plantations aux côtés de ton tuteur. »

Le jeune garçon hocha la tête, mais sa mine maussade n'échappa pas à son père, qui lui demanda ce qui n'allait pas.

« Père, si vous me permettez de parler librement...

— Parle sans détours.

— Maître Aldbur ne cesse de me réprimander dès que je fais la moindre erreur ou le moindre oubli... Pensez-vous qu’un jour je serai aussi habile que vous avec une hache ? »

Regvazh eut un instant d’hésitation, puis il fit arrêter quelques instants le convoi pour emmener son fils sur un layon perpendiculaire à la drève. Il assura à ses hommes qu’il « n’en aurait pas pour longtemps. »

Tous deux passèrent l’orée d’une parcelle proche, où une poignée de chênes séculaires se prélassaient dans l’attente du coucher de soleil. Vus de près, les arbres étaient encore plus imposants, surtout pour le jeune page. Le seigneur de Monticuli fit encore quelques pas en direction d’un de ces géants aux feuilles encore balbutiantes et lui montra du doigt le sol. Entre les racines et les contreforts de l’arbre, de petites feuilles sortaient de terre.

« Vois ces semis qui pullulent, dit Regvazh. C’est la descendance de ce chêne.

— Il y en a beaucoup ! remarqua Bertram.

— Oui. Ils sont bien plus nombreux que leurs géniteurs. Sais-tu pour quelle raison ? »

Le jeune page secoua la tête. Le seigneur de Monticuli fit la moue.

« Tu devrais faire un effort pour retenir cela, mon garçon... Mais soit, je vais t’expliquer. Un arbre naît, croît, s’étend, se reproduit, puis dépérit. Tel est son cycle de vie, similaire à celui des Hommes. Mais leur vie s’étend bien au-delà de la nôtre. Ces chênes, par exemple, ont côtoyé trois ou quatre générations de sylviculteurs avant d’atteindre pareille stature ! »

Les yeux de Bertram s’écarquillèrent.

« Les arbres peuvent vivre si longtemps ?! s’étonna-t-il, tout en contemplant l’arbre le plus proche.

— Bien entendu, et je suis certain que des semis plantés par la Déesse elle-même sont toujours sur pied, encore aujourd’hui ! Mais cette longévité prend effet dès leur plus jeune âge. Je ne sais pas si Fiaco te l’a enseigné mais la croissance d’un arbre tel que le chêne se fait bien plus lentement que celle des Hommes. Et à cause de cette croissance si lente, ils se retrouvent confrontés à de nombreux dangers tout au long de leur vie !

— Par exemple... Les charmes et les bouleaux ? hésita le page.

— En partie, oui, répondit à mi-voix Regvazh. Mais bien avant, leur enfance est pavée d’embûches : dégâts de gibier, maladie, sécheresse ou gel, fougères, et j’en passe... De ces épreuves, bon nombre d’entre eux n’en réchapperont pas ! Parfois, c’est toute la descendance qui y passe, parfois elle en ressort victorieuse. Cela dépend surtout de la vigueur du semis et de la concurrence... »

Le seigneur de Monticuli marqua une pause. Ses yeux vaquèrent à l’horizon, survolant l’ensemble de la parcelle, remontant jusqu’à la cime des chênes.

« Un semis bien vigoureux sortira toujours vainqueur. Mais pour le reste... Il leur faut de l’aide. Et cette aide, nous la leur offrons, nous, les sylviculteurs. Nous les protégeons du gibier, nous éliminons les espèces qui les menacent, nous leur offrons la place et la lumière dont ils ont besoin. Ainsi peuvent-ils croître en toute sérénité ! Sans nos interventions, jamais tous ces chênes, ces sapins, ces hêtres et ces épicéas n’auraient pu atteindre de telles constitutions ! (Son regard plongea dans celui, émerveillé, de son fils.) Vois les sylviculteurs comme des parents, des tuteurs, des amis, des frères. Nous sommes les envoyés de la Nature pour L’aider à prendre soin de Ses semis. Comprends-tu ? »

Un des hommes du seigneur Regvazh fit irruption dans la parcelle.

« Mon seigneur, il nous faut nous hâter ! La nuit se rapproche ! »

Le seigneur Regvazh s’interrompit brusquement. Confus, lui et Bertram regagnèrent prestement le convoi.

Le cortège chevaucha en direction du nord. Les hommes remontèrent au triple galop quelques-uns de ces layons enherbés qui distinguaient chaque parcelle forestière suivant un plan très précis et parvinrent sur la drève principale, celle-ci pavée. Elle les fit déboucher hors des futaies et se confondit à la route, laquelle fut assez large pour leur permettre de chevaucher coude-à-coude, à moins qu’un convoi n’arrivât en face ! Ils traversèrent les collines argileuses du sud de Suidium, que les locaux surnommaient les « Glaises-Collines ».

Peu après avoir dépassé les champs d’orge et d'épeautre, sur lesquels apparaissaient de temps à autres des épicéas massifs au tronc rugueux, un des sylviculteurs brisa le silence :

« Mon seigneur, je vous prie de pardonner ma curiosité mais...

— Parlez sans détours, mon brave.

— Les gars et moi-même, nous nous demandions... Comment un seigneur aux racines si ancrées dans l’Histoire d’Armoracia a-t-il rencontré dame Jeanne ? Non loin de moi l’idée de dédaigner les qualités de votre épouse, mon seigneur, et la Déesse seule sait que son essence en est abondante ! Seulement... N’était-elle pas une dame de Francoria ? »

Regvazh émit un long grognement, puis lui lança :

« Vous me semblez bien informé ! Peut-être que je ne devrais confier mes secrets à aucun de mes ministres et plutôt les faire noter dans mes Chroniques ? Au moins serais-je certain que personne ne les trouverait ! »

Un petit rire lui secoua la poitrine. Il fut cependant le seul à ne pas prendre ses propos au sérieux car ses hommes se succédèrent à lui prouver leur allégeance et tous les égards qu’ils lui portaient. Après avoir brusquement mis fin à ces politesses, le seigneur de Monticuli :

« Oui, ma douce et tendre Jeanne est la descendante des seigneurs de Sacé, une modeste ville à quelques lieues de la frontière sur le territoire francorien. Je la rencontrai lors de mon séjour au château des Fougères, que l’on nomme désormais Pteridii. Curieuse et fortuite rencontre, ne pensez-vous pas ? Eh bien vous vous méprenez ! Mes ancêtres furent employés parmi les sylviculteurs des seigneurs successifs de Fougères. Et il s’avéra que les seigneurs de Malauxmains furent hommes-lièges de ces mêmes seigneurs ! »

Le seigneur de Monticuli marqua une courte pause puis conclut :

« Des serviteurs qui rencontrent d’autres serviteurs... La belle romance ! Vous qui êtes si persuadé que ma famille est de pur sang armoracien, n’oubliez pas que les territoires changent de propriétaires et que les royaumes naissent et meurent... Si je m’en vais consulter les Chroniques de mes ancêtres, je suis certain que dans les veines de l’un d’eux coule le sang d’une lointaine lignée francorienne ! Peut-être y découvrirais-je que je suis le cousin de leur roi, hahaha ! »

Nul ne le contesta mais tous rirent à la plaisanterie de Regvazh, avant de reprendre leur périple. Le seigneur de Monticuli fit doubler l’allure les montures. Derrière les Glaises-Collines, le périmètre du disque solaire était à peine visible ! Heureusement, ils n’étaient qu’à une demi-heure de trajet du château, et voici que le fleuve qui avait pour nom « Podzorohn » fût visible ! Sans le franchir, la route suivit sa course et mena l’escouade au cœur d’une vaste vallée verdoyante et ondulante. Le cœur du seigneur Regvazh se gonfla d’orgueil à mesure qu’il apercevait les champs à la terre fraîche, les routes aux rangées de saules à osier, les troupeaux de bêtes vagabondant paisiblement, les hameaux paisibles de maisons en torchis et à toit de chaume. C’était son domaine de Monticuli, bâti avec la fortune familiale, en grande partie amassée au gré des butins de guerre et des soldes généreuses des seigneurs de Sacé.

Le château était à l’image de la noblesse du sang et de l’esprit de la famille. Une fantastique bâtisse, longère immense flanquée de deux tours à échauguettes et cernée d’une courte muraille aux contreforts à forme de racines. Le blanc cassé du tuffeau, à peine altéré par les âges et les lichens, se devinait sous la vigne vierge et le lierre dont on peinait à freiner l’ascension. Les toits d’amande, eux, regorgeaient de sous-pentes et de recoins. Une aubaine pour les rouges-gorges, les pigeons et les hirondelles qui y venaient nidifier. Au côté de ses armoiries personnelles flottaient celles d’Armoracia : le drapeau d’hermine aux mouchetures de sapin.

Les premières étoiles apparaissaient déjà lorsque le convoi parvint devant le pont-levis de Monticuli. Les deux gardes, bien plus nerveux qu’alertes, baissèrent leurs lances lorsque Regvazh sauta de sa selle.

« C’est nous, les gars... Votre seigneur et son équipe de sylviculteurs, précisa-t-il, avant d'ajouter précipitamment : Oh ! Mon aîné est là aussi... »

Les gardes s’apaisèrent, crièrent aux sentinelles juchées sur les murailles de baisser le pont-levis et s’excusèrent d’avoir pointé les armes contre leur propre seigneur. Ce dernier les accepta, quoi qu’un peu vexé. Ressemblait-il à ce point à un brigand avec ses atours ?!

Une fois le pont-levis baissé, le convoi traversa l’avenue principale de Monticuli. Une piste également empierrée que l'on avait creusé à la perpendiculaire de la pente quand fut érigée la ville et qui amenaient à des places autour desquelles s'articulaient des maisons de briques et de bois de sapin.

Lorsque le convoi parvint dans l'enceinte du château, le seigneur Regvazh et Bertram laissèrent les sylviculteurs aller ranger leurs montures, leur matériel et l'éfourceau.

« Et que vos haches soient bien affûtées car demain, j'en fais le serment à la Déesse, nous finirons cette parcelle ! dit-il à ses hommes en guise de salutations.

— Bonne soirée, mon seigneur ! » scandèrent les sylviculteurs en s'inclinant bien bas.

Regvazh et Bertram entrèrent dans le château et prirent le couloir de droite, avant de s'arrêter à une porte. À ses dessins de feuilles de cornouiller, Bertram reconnut là la porte du bureau de son père.

« Il me reste encore à préparer les prochaines fiches de chantiers pour les sylviculteurs, fit-il à son fils. Tu peux disposer. »

Le jeune garçon hocha la tête et se dirigea vers la salle de bain. Même s'il n’avait pas encore eu l’occasion de manier la hache, ses bras le lancinaient. Toute la journée, il avait dû extirper les branches et les parties découpées des arbres abattus hors des houppiers des arbres encore debout et ramener le tout en tas sur le sol... La peau de son visage, exposée et refroidie par le vent glacial du dehors, commençait seulement à se réchauffer et à le démanger, et son nez coulait sans cesse... Il avait bien mérité de se plonger dans l'eau chaude !

« Attends-moi Aya’ ! T’es pas gentille ! »

Une voix de fillette piailla et résonna dans le couloir. Bertram vit alors deux enfants habillées de robes simples et aux cheveux mouillés courir dans sa direction. La plus grande, en têt de course, cria à sa cadette qui peinait à la suivre :

« Tiida, on court pas dans les couloirs !

— Toi aussi, tu cours ! Tu... » riposta la seconde, avant de s’interrompre.

Les deux fillettes cessèrent leur course effrénée et leurs enfantillages ; dès lors qu’elles croisèrent Bertram, elles adoptèrent un pas lent et baissèrent la tête.

Le jeune page resta un moment à les suivre du regard, puis il pesta et poursuivit son chemin.

Dame Jeanne accueillit Bertram dans la salle de bain, sans sourire ni douce parole. « Ainsi était Mère... » songea le jeune page en se déshabillant et s’immergeant dans la baignoire en fer forgé remplie d’eau tiède. Toujours sans une parole, sa mère lui apporta les onguents et les parfums, qu’elle déposa aux pieds de la baignoire.

Bertram, ainsi qu’il en avait l’habitude, se saisit d’une brosse qu’il enduisit de savon et entama sa toilette. Dame Jeanne demeurait agenouillée devant le baquet et guettait de ses yeux froids le moindre manquement à l’hygiène. Après quelques minutes, elle finit par demander à son fils :

« Où est ton père ?

— Dans son bureau. Il lui reste encore des fiches de chantier à traiter, répondit Bertram, un peu surpris que sa mère fût aussi bavarde ce soir-ci.

— Je vois... » conclut Jeanne, mettant définitivement fin à ce bavardage intempestif.

Bertram acheva très vite sa toilette, toutefois sans négligence. Mais il lui restait une épreuve qu’il redoutait. Plus que les travaux sur les parcelles, plus que les leçons de Fiaco, plus que les réprimandes de son tuteur Aldbur.

Se retrouver devant le miroir.

D’aucun diraient que la Déesse avait dû manquer de temps ou d’intérêt lorsqu’elle façonna le petit Bertram. D’autres plaignaient ses parents et leur prêtaient le désir, du plus profond de leur cœur, de le noyer dans la Podzorohn. Mais le commun des mortels s’accordait sur un point : cet enfant fut le plus laid que l’on vit de Ranunculi à Dictamni !

Juchée entre deux épaules trop larges, sa tête était ronde comme une courge, son front bien trop haut, son nez trop camus et plat, sa bouche trop fine et revêche, ses yeux trop petits et ses sourcils trop anguleux et stupéfaits... Rien dans ses traits contrefaits n’indiquait qu’il fut de noble lignage... Si sa naissance et sa parenté avec le seigneur des Glaises-Collines n’avaient pas été consignées dans les Chroniques, personne n’y aurait crû. Et ce, pour une raison bien précise...

Car à la différence de son père, de sa mère et de tout individu issu de la terre d’Armoracia, il avait la peau noire ! Plus noire, disait-on, que le cuir d’un sanglier !

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