Interlude : Les Lions Écarlates
-C'est terrible...
La taverne était pleine à craquer, ce soir-là. Les musiciens jouaient de belles mélodies entraînantes, pour une clientèle souhaitant passer du bon temps après une longue journée. Pour une fois qu’il n’y avait pas eu de gorges tranchées, aujourd’hui…
La musique flottante dans les airs se mêlait aux rires et créait une ambiance agréable comme on n'en voyait rarement ici. Les clients mangeaient avec appétit, certains à s’en éclater la panse, et buvaient tel des trous, comme s'il n'y avait pas de lendemain. Le tout servis par des serveuses souriantes et ravissantes. Et parfois, pas farouches.
Tous semblaient avoir laissé leurs soucis de côté pour profiter au mieux de cette si belle soirée.
Tous ? Si seulement...
-C'est terrible !
-Shylvia, ce n'est pas la peine de crier...
Dans un coin de cette même taverne animée, comme perdu dans cette marée de bonne humeur, une jeune femme était en train de remuer des pensées négatives face à un jeune homme bien enrobé, qui vidait sa chope de bière.
-Presque plus un rond..., marmonna-t-elle alors que ses joues viraient au rouge pour illustrer son état d'ivresse. Plus de couronnes d'or, plus de lauriers d'argent, à peine quelques écus de bronze... Tout juste de quoi payer de la bière bon marché dans une auberge bon marché... On ne peut même pas se permettre de manger trois fois par jour, pour économiser...
Pour peu, elle se serait mise à pleurer.
-Aventurier, c'est plus ce que c'était ! cria-t-elle en tapant du poing sur la table.
-Moins fort ! souffla le jeune homme enrobé.
Quelques têtes s'étaient retournées en l'entendant mais cette attention ne dura pas, au grand soulagement du jeune homme. La dénommée Shylvia demanda à la serveuse qu'elle lui remplisse sa chope de cette délicieuse boisson à base d’eau, d’orge et de houblon.
-Dis, Karloff. Est-ce que tu regrettes de mener cette vie ?
Shylvia prit une gorgée de sa boisson alcoolisée et le regarda avec le plus grand sérieux. Karloff la regarda quelques secondes avant de détourner le regard, préférant observer l’ambiance joyeuse. Elle voyait bien dans ses yeux qu'il enviait ces gens insouciants.
Shylvia but une nouvelle gorgée.
-Tu sais... Tu peux encore arrêter. Te reconvertir... Tu cuisines bien, je trouve. Tu pourrais ouvrir ta propre taverne, servir de bons plats aux voyageurs, te trouver une femme avec qui partager ta vie...
Karloff eut un rire amer.
-Avec quel argent ? lui demanda-t-il.
Il se saisit alors de la chope de Shylvia et vida son contenu d'une traite.
-Hé ! s'écria cette dernière, indignée. Demande ta propre chope !
La bonne ambiance continuait de régner tout autour, mais à cette table, la dépression semblait prendre lentement mais sûrement place.
Finalement, Karloff commanda sa propre chope de bière et accompagna Shylvia dans sa descente de boisson.
-On a besoin de blé ! déclara Shylvia en vidant une nouvelle fois sa chope.
-Ce soir, je préfère l'orge et le houblon...
-C'est pas drôle, Karloff...
-Moi, ça me fait rire. C'est d'ailleurs bien le seul truc qui me fasse rire, en ce moment...
-Il faut qu'on se refasse... Si seulement la guilde n'avait pas fermé... On n'aurait qu'à piocher dans les annonces pour avoir du travail.
-Arrête de ressasser le passé... De toute façon, c'était des idiots, de garder ouverte une guilde d'aventuriers, de nos jours...
-Arrête. C'est l'alcool qui te fait dire ça.
-Bah !
Karloff se mit à boire lui aussi comme s'il n'y avait pas de lendemain. Mais au lieu de crier sa joie comme les autres, il ne faisait qu'exprimer de l'amertume ou de la colère.
Et Shylvia pouvait bien le comprendre.
Lorsqu'ils étaient, ensemble, membres de la guilde du Lion Écarlate, Karloff était la cible idéale pour les railleries en tout genre. Enveloppé, voire gros, maladroit, trop bon cœur pour ce monde gouverné par des gens mauvais. Les autres ne voyaient en lui qu’un aventurier raté. Karloff, seul, échouait presque toutes les requêtes qu'il prenait et en équipe, presque tout le monde se plaignait de lui en disant qu'il était un boulet ; un bon à rien. Cela avait atteint un point tel que le Maître de guilde lui avait suggéré de trouver une autre voie où il serait plus utile, sentant que son destin était ailleurs. Une manière différente de lui demander de démissionner, afin de ne pas lui verser une indemnité de départ à cause de son contrat. Mais à part la vie d'aventurier et ses maigres compétences en cuisine, Karloff ne savait rien faire d'autre.
À cette époque, Shylvia, qui avait tout juste atteint ses seize ans et qui venait d'intégrer la guilde il y a peu, pensait que l'aide d'une personne expérimentée ne serait pas de trop pour lui apprendre le métier. Elle avait choisi Karloff car il paraissait inoffensif, à l'inverse de la bande de loups qui se battaient pour l’impressionner. Et puis, il était sympathique, quand elle apprit à le connaître.
Des rumeurs ne tardèrent pas à circuler sur leur tandem, comme quoi il se servait d'elle pour faire le travail à sa place ou qu'il faisait ses quatre volontés en échange de nuits dans un lit. Évidemment, tout ceci était faux.
Les fois où ils avaient couché ensemble, les deux parties étaient consentantes...
-Et il fiche quoi, Evran ? tonna Shylvia en posant bruyamment sa chope sur la table. Il devrait être là depuis longtemps.
-Chai pas. M'en fous, marmonna Karloff, bien soûl.
-Karloff...
-Il pfeut crever, ze m'en fichtre vroyalement...
L'ivresse le fit s'affaler sur la table, presque sur le point d'abandonner la lutte pour rester éveillé. Shylvia décida de le laisser tranquille. Si Evran devait arriver sous peu, mieux valait laisser le pauvre Karloff dormir en paix que de risquer une guerre basée sur des rancunes passées...
La soirée fila lentement, tandis qu'elle buvait à présent aussi lentement que possible afin d'économiser les quelques derniers malheureux sous qui lui restaient.
Les premiers clients commençaient à partir quand une serveuse vint débarrasser la chope de Karloff, qui s’était endormi pour de bon. Affectueusement, Shylvia se mit à jouer avec les cheveux de son bon ami joufflu.
-Tu mérites une meilleure vie, marmonna-t-elle pour elle-même.
Elle eut l'impression que, même dans son sommeil, il pouvait l'entendre car il se mit à grogner à peine avait-elle prononcé ces mots.
Au même moment, franchissant la porte de la taverne, Shylvia aperçut un jeune homme bien beau et dans la force de l'âge portant un bandeau d'un rouge vif sur le front. Le même que portait Shylvia. Une idée à elle pour se rappeler de leur appartenance aux Lions Écarlates. Seul Karloff refusait d'en porter un, ayant déclaré que cette partie de sa vie était morte et enterrée pour lui.
-Evran ! Par ici !
Shylvia lui fit de grands signes de la main pour lui indiquer où elle se trouvait et celui-ci la rejoignit au pas de course, avec un grand sourire. Son entrain de départ disparut bien vite, à la vue de Karloff, affalé et endormi sur la table. Il prit une chaise et s'assit à côté de Shylvia, tout en jetant un regard dédaigneux à Karloff.
-Il a quoi, le gros ? Il a dépensé nos derniers sous dans de la bouffe, à s'en rendre malade ?
Ces mots lui valurent un coup de pied sous la table de la part de Shylvia.
-Je t'interdis de parler de lui comme ça ! Depuis le temps, tu pourrais lui montrer un peu de respect !
Evran se contenta de grogner fortement en massant son tibia endolori. Lui et Karloff se détestaient, depuis l'époque des Lions Écarlates.
Si Karloff était vu comme un raté, Evran était l'image même de l'aventurier compétent et fier, aimé de tous, particulièrement des femmes. Il avait longtemps joué de ses charmes auprès de Shylvia et ils eurent une aventure ensemble pendant un temps. Mais elle se termina vite, face à sa jalousie constante dès qu'il la voyait traîner ne serait-ce qu'un peu avec Karloff, avec qui il se comportait de manière condescendante à chaque fois qu'ils se croisaient.
Après la dissolution de la guilde, Shylvia, malgré tout, lui proposa de faire équipe avec elle et Karloff. Elle savait qu'il ne refuserait pas. Pour ses beaux yeux d'une part, mais surtout que dans les circonstances actuelles, un aventurier indépendant seul avait peu d'avenir, voire aucun.
Evran commanda non pas une chope de bière mais une bouteille de vin.
-Tu fêtes quelque chose ?
-Ouais ! Au boulot que j'ai réussi à nous trouver. Pas comme ce gros... AÏE !!
Il reçût un nouveau coup de pied de la part de Shylvia.
-Continue, au lieu de dire des conneries aussi grosses que ton ego.
Evran grogna mais obéit :
-Tu te souviens de Wiseman, le mage ? On avait travaillé pour lui quelques fois, avant. Bref. Dans trois jours, il part en expédition et il nous a engagé pour qu’on assure sa protection. Paraît que sa destination est dangereuse. Et il paye bien ! Il m'a déjà donné un acompte. Le reste quand le travail sera terminé, sans compter les bonus.
Evran semblait fier d'avoir trouvé leur prochain gagne-pain. Il versa généreusement le vin dans sa choppe et le savoura comme si c'était un grand cru, alors qu'il y avait de grandes chances qu'il soit coupé à l'eau.
-Trois jours !? s'écria Shylvia. Mais c'est pas suffisant pour une préparation convenable ! Remarque, avec le peu d'argent qu'il nous reste, tu me diras que ça ne fait pas de grosses différences...
-Dois-je en conclure que tu veux en être ?
-La question ne se pose même pas... Le trou dans ma bourse est tellement grand que je ne peux pas faire la fine bouche.
-Alors trinquons à notre nouvelle aventure qui va nous remplir les poches, à tous les deux !
-« À tous les trois », tu veux dire.
-... Ouais. Tous les trois...
Shylvia voyait bien qu'il n'aurait jamais inclus Karloff de son plein gré. « Tant pis pour toi », pensa-t-elle en buvant. Laisser derrière un compagnon, surtout pour s'enrichir, n’était en aucun cas envisageable.
Elle ne chercha pas à en savoir plus sur cette expédition. Comme elle l'avait dit, elle ne pouvait se permettre de faire la difficile, à la vue de ses finances. Ce ne serait pas sa première escorte. Et puis, elle avait un peu trop d'alcool dans le sang pour pouvoir penser convenablement...
Ces bonnes nouvelles en tête, elle commença doucement à se laisser porter par l'ambiance euphorique de la taverne, alors que quelques soûlards poussaient gaiement la chansonnette. Shylvia se surpris même à fredonner discrètement pour les accompagner.
Quelle belle soirée ce fut, finalement.
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