07. Un travail simple d'apparence…

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Il y eut quelques temps, si l’on cherchait un aventurier compétent prêt à rendre service contre rémunération juste ou un mercenaire avec une bonne réputation et qui n’avait pas peur de se salir les mains, plus d’une personne vous aurait conseillé de vous rendre à Crusis. Un grand nom pour une grande ville, dans le temps. Le lieu où les plus hauts faits étaient contés pour la première fois, avant que les bardes et les voyageurs ne les propagent aux quatre coins du royaume. Un havre pour celles et ceux qui étaient en quête aussi bien de richesses que de sensations fortes, mais avant tout d’aventure…

Tel était Crusis, avant l’avènement du Roi Fou, grand-père de l’actuel roi, qui, au début de sa folie, mit tout en œuvre pour que les guildes d’aventuriers, fiertés du pays depuis presque sa naissance, disparaissent et que les aventuriers deviennent des parias. Au point où il était plus sage de plutôt se déclarer mercenaire. Personne ne sut jamais pourquoi le Roi Fou prit pareille décision. Mais dès lors que les guildes appartenaient à l’Histoire, son ambition de conquête des royaumes voisins fut exposé au grand jour. Ambition qu’il transmit jusqu’à son petit-fils…

Ce fut sur la route menant à Crusis, au crépuscule, que Ryô, installé dans le foin à l’arrière d’une charrette, vit une aigle-messager fondre sur lui avant de se mettre à voleter au-dessus de sa tête, de lâcher le rouleau qu’il tenait dans ses serres et de se poser délicatement.

-Un message de Sonata ? demanda Zimmer en sortant sa tête du foin.

Sonata, la barde qu’ils avaient rencontrés à Rhéa, n’avait prévu que de rester qu’un temps avec les Ailes. Mais se plaisant parmi eux, elle décida de rester et ainsi, elle devint l’une des musiciennes de la troupe. Et occasionnellement, une espionne.

Un beau jour, lors d’une petite mission, elle contacta Alicia pour lui signaler qu’une de ses vieilles connaissances cherchait des mercenaires compétents pour un travail dangereux. Un petit groupe de préférence. La cliente ayant des moyens plus que limités, Alicia décida d’envoyer Mikazuki, Zimmer et Celer, non seulement parce que ces derniers réclamaient en continue du vrai travail de mercenariat mais surtout qu’au vue de la somme promise, Alicia n’allait pas envoyer la crème de ses hommes. Toutefois, quand même désireuse de voir revenir ces enfants saufs, elle demanda à Ryô de les accompagner.

-Je peux savoir à quoi vous jouer ? demanda Ryô.

Sitôt après, ce furent Celer et Mikazuki qui extirpèrent leur tête du foin, en rigolant un peu.

-Un peu de sérieux ! On est là pour le travail, pas pour s’amuser !

Zimmer lui fit une grimace, alors que Ryô poursuivait sa lecture du message, lui indiquant une auberge où rencontrer le client.

-Hé ! Les jeunots ! cria la propriétaire de la charrette. On arrive !

Les quatre mercenaires se redressèrent pour contempler les murs de Crusis, mal entretenus et couverts par endroits d’échafaudages. Mais pas la moindre trace d’ouvriers.

Une fois entrés en ville, le conducteur de la charrette les fit descendre et poursuivit son chemin, en marmonnant dans sa barbe qu’il voulait repartir d’ici au plus vite. Et cela, Mikazuki pouvait le comprendre. Elle avait visité bon nombre de villes à Pendragon, aussi bien des belles que des passables et d’autres… inqualifiables. Concernant Crusis, si elle avait été un jour une belle, grande et fière ville, aujourd’hui, elle avait plus l’allure d’une cour des miracles gigantesque où la majorité de ses résidents vous regardaient avec de claires mauvaises intentions, tel que vous trancher la course, vous détrousser ou vous violer. Peut-être même les trois à la fois. Et pas forcément dans cet ordre…

-On se bouge, ordonna Ryô.

D’un pas ferme, il s’aventura dans la ville à la recherche de la taverne indiquée dans le message de Sonata, suivit des trois autres.

L’aspect de la ville était singulier. Comme greffé à certains bâtiments en briques, on voyait çà et là des extensions de fortune, à base de planches en bois et de clous. Des tours de guets sauvages étaient dressés par endroits, avec des sentinelles qui ne ressemblaient en rien aux gardes que l’on voyait habituellement. Des échoppes sauvages pullulaient un peu partout pour vendre tout et n’importe quoi. Surtout n’importe quoi.

Alors que la nuit commençait à prendre place et qu’on finissait d’allumer les quelques torches et lanternes dans les rues, une bonne partie de habitants couraient pour rentrer chez eux, tandis que ceux du monde de la nuit se montraient.

-Ne traînons pas, ordonna Ryô en accélérant le pas.

Il n’en fallut pas plus aux trois autres pour obéir. Surtout en voyant du coin de l’œil qu’une bagarre commençait à éclater entre deux groupes non loin d’eux. Et pas le genre que l’on réglait aux poings…

-Content, Zimmer ? grogna Celer. Toi qui voulais plus d’action dans ta vie, c’est un bon commencement !

-La ferme ! lui souffla le garçon en accélérant.

Sans s’arrêter, tous les quatre continuèrent leur avancée.

Une fois la lumière du soleil complètement disparue, cette ville commença à montrer le visage qu’elle arborait de nuit. Comme ces gens qui travaillaient de jour et qui se rendaient dans les tavernes pour se soûler ou se trouver une petite catin pour se soulager, avant d’aller retrouver leur femme non désirable et leurs enfants insupportables, pour certains.

Après une bonne marche, ils trouvèrent finalement la taverne et y entrèrent.

L’endroit dégageait une forte odeur, un mélange d’alcool fort, de sueur et de vomi. Et d’urine, dans certains coins. La clientèle était bruyante, bagarreuse et un poil vulgaire, aussi bien dans les paroles que dans les gestes.

À une table dans un coin, Ryô aperçut Sonata lui faire signe, en compagnie d’une personne qui n’avait pas retiré sa cape et dissimulait sa tête sous son capuchon. Ils se faufilèrent entre les tables, les clients bourrés et les serveuses montrant exagérément leur peau avec leurs uniformes, pour espérer avoir de meilleurs pourboires.

-AH ! s’écria soudain Mikazuki lorsqu’elle sentit un pincement sur ses fesses.

-Hé ! Ma petite ! lui cria un homme affreux qui avait très clairement trop bu. Viens sur mes genoux, qu’on s’amuse un peu…

Zimmer voulut lui rentrer dedans mais Ryô força tout le monde à avancer et fit mine d’ignorer l’homme riant avec ses amis. Mikazuki eut un frisson de terreur et de dégoût en repensant à ce que cet homme venait de lui faire, lui rappelant un court instant ce qu’avait subi les enfants sur ce bateau de la part des marins quand on l’amena dans ce pays.

-Tout va bien ? demanda Sonata, qui avait tout vu, à Mikazuki.

-O…Oui.

-Dis donc, continua-t-elle en s’adressant à Ryô. Tu aurais pu faire quelque chose, non !?

-Et nous faire remarquer alors qu’on vient de débarquer ? Il y a un temps pour tout, tu sais…

Sonata n’argumenta pas d’avantage mais son visage en disait long sur ce qu’elle pensait. Elle se leva, laissa quelques pièces sur la table et lui dit :

-Heureusement que je te connais un peu mieux que ça. Sinon, je penserais que cela t’est indifférent.

Sur ces mots, elle salua l’inconnue assise puis s’en alla. Ryô, Mikazuki, Zimmer et Celer prirent place autour de la table, commandèrent de quoi boire et manger un peu, puis engagèrent la conversation avec l’inconnue :

-Je suppose que vous êtes la cliente, fit Ryô en buvant sa bière.

-Et je suppose que vous êtes les Ailes de Vanaheim que j’ai engagées. Je n’avais pas beaucoup d’espoirs avec la maigre somme que j’ai promis, mais j’aurais espéré qu’on m’envoie des adultes.

-Vu ce que vous avez promis, estimez-vous heureuse qu’on vous ait envoyé quelqu’un.

-Oui, c’est une façon de voir les choses…

-Alors ? En quoi consiste notre boulot ?

-Patience. Nous attendons encore du monde.

-Qui ? D’autres personnes que vous avez engagées ? Des compagnons ?

-Plus des « compagnons de voyage ». Ah, quand on parle du loup…

L’inconnue fit signe à quelqu’un de venir dans leur direction. Bien vite, un groupe d’individus les rejoignirent : un jeune homme enrobé, un beau garçon portant un bandeau rouge, une jeune femme brune qui en portait un aussi et enfin, un vieil homme. Ce dernier était grand mais maigre comme un clou. Sa peau semblait légèrement grisâtre et ses cheveux, d’un blanc presque immaculé. Ses vêtements étaient de très bonne facture, signe qu’il n’était pas dans le besoin. Pour marcher, il prenait appui sur son bâton de mage dont l’extrémité était ornée d’une sorte de boule de cristal d’un beau vert émeraude.

-Bien le bonsoir, fit le vieil homme en s’inclinant légèrement. Il est rare de voir de si jeunes gens dans ce genre d’établissement.

-Wiseman, fit l’inconnue. Justement, nous parlions de toi. Et par extension, de ton escorte.

-Ah, ma chère Anima. Toujours un plaisir de vous voir. Laissez-moi vous présenter les personnes que j’ai engagé : Karloff, Evran et Shylvia. D’anciens Lions Écarlates. Vous vous souvenez des Lions Écarlates ?

-Bien sûr. Une guilde d’aventuriers remarquable. Une bien triste chose qu’elle ne soit plus, aujourd’hui. Mais nous ne sommes pas ici pour ressasser le passé. Prenez place. Nous avons beaucoup à dire.

Accolant une table libre à celle où les autres étaient déjà installés, le groupe de Wiseman prit place. Avant de commander de quoi boire et manger.

-Donc, fit Ryô à l’inconnue. Quel est le travail, exactement ?

-Nous partons tous pour une sorte d’expédition. La destination est un lieu assez… mystérieux.

-Je n’aime pas où cela nous mène… En quoi est-il si mystérieux, cet endroit ?

-Pour vous dire la vérité, j’ignore concrètement ce qui nous attends à destination. Tout ce que nous savons, c’est que, lors d’études des flux magiques du pays, Wiseman et moi-même avons détectés une sorte de perturbation à un point précis. D’habitude, nous n’y faisons pas plus attention que cela. Ce genre de chose arrive fréquemment et ces perturbations sont généralement courtes et peu puissantes…

Elle n’en était qu’au début de ses explications, mais ça n’empêcha pas Zimmer et Evran à commencer à piquer du nez. Quant à Ryô, il ne disait rien mais tout le monde autour de la table voyait bien la veine sur son front gonfler à cause de l’irritation.

-Ma chère Anima, coupa Wiseman. Bien que passionnantes, vos explications peuvent paraître indigestes pour les profanes. Je suggère que vous en veniez aux faits.

-Oh. Vraiment ? Et bien… Soit.

Elle but un peu avant de poursuivre.

-Votre travail est simple : assurer notre protection. Qui sait ce que nous pourrions trouver sur place ?

-Vous vous attendez à quoi ? demanda Shylvia.

-Avec de telles perturbations dans les flux magiques, à tout.

Un silence s’installa autour de la table, face à cette réponse plus que vague.

-Bien. Si tout est clair, nous partirons…

-Un instant ! intervint Ryô. Si je comprends, les risques de cette expédition peuvent être élevés.

-Oui et non. Nous pouvons trouvez quelque chose d’insolite, tout comme nous pouvons ne rien trouver du tout.

-Mais ça n’élimine pas le risque.

-… En effet.

-Dans ce cas, j’exige une hausse de la somme promise.

En entendant cela, Evran se mit à rire et dit :

-Dis donc, gamin ! Tu pousses un peu ta chance, non ? Je sais pas qui t’envoie mais habituellement, les mercenaires de ton âge touchent une misère de par leur inexpérience. Alors demander une rallonge est…

-Je ne vous ai pas demandé votre avis, coupa sèchement Ryô. Cette femme a fait appel à notre bande et en plus de proposer une solde peu engageante, elle a caché des informations qui auraient pu influencer sur le prix. Je la mets face aux conséquences : une rallonge ou elle se débrouille pour trouver d’autres gens pour son expédition.

Evran lui lança un regard mauvais, on ne pouvait qu’admettre que Ryô avait raison.

Ce dernier fixait Anima. Cette dernière releva enfin sa capuche pour découvrir son visage plutôt attirant. À première vue, son âge semblait proche de celui de sa mère, ses cheveux étaient assez courts et d’un noir d’ébène, hormis une large mèche au-dessus de son œil gauche qui était d’un blanc d’ivoire. Elle avait les yeux vairons : l’un d’un bleu saphir, l’autre d’un rouge rubis.

Les deux se regardaient droits dans les yeux, à présent. Puis, un sourire se dessina sur le visage de la femme avant qu’elle ne parle :

-Tu te demandes très certainement pourquoi ta mère a accepté de m’envoyer quelqu’un malgré la somme dérisoire que j’ai proposée, n’est-ce pas ?

L’attention de la table était concentrée sur la discussion.

-Jeune homme, connais-tu ce qu’on appelle en alchimie « le principe d’équivalence ».

-Oui. « Pour chaque chose reçue, il faut en donner une autre de même valeur ». Pour ainsi dire, ce « principe » est la pierre angulaire de l’alchimie.

-Oh, tu es bien plus instruit que je ne le pensais. Ne le prends pas mal, c’est un compliment.

-Où voulez-vous en… ?

Mais Ryô ne termina pas sa phrase et sembla se plonger dans une réflexion. De leur côté, Mikazuki, Zimmer et Celer ne comprenaient pas. Quant à Wiseman et à ses « employés », ils préfèrent rester silencieux.

Ce ne fut que quelques minutes après que Ryô reprit la parole :

-Vous avez promis quelque chose de plus à ma mère, en complément du paiement.

-Bravo, c’est exact !

-Quoi donc ?

Anima scruta alors chaque personne présentes à leur table, puis répondit :

-Ce n’est pas le lieu ni le moment d’en parler. Mais si tu acceptes ce travail, je te promets que ce « complément » te sera très bénéfique.

-Vous êtes consciente que je peux vous forcer à me le dire ?

-Tu es conscient que je ne me laisserais pas faire ?

L’atmosphère devint soudainement plus lourde. L’irritation de Ryô semblait avoir monté encore d’un cran. Mikazuki redoutait qu’il ne fasse une crise. Son remède réglait son problème d’affaiblissement mais pas celui de l’agressivité soudaine. En faisant rouler les perles de son nenju enroulé autour de sa main, elle pria que rien de fâcheux n’arrive.

-Allons, inutile d’en venir aux mains ou autres, intervint Wiseman sur un ton léger. L’important est que tout le monde sache qu’il sera correctement payé. De plus, comme je l’ai mentionné à mes partenaires ici présents, vous aurez la possibilité de profiter d’extras en fonction de ce que nous trouverons sur place.

-Vraiment !? s’écria Zimmer dont les yeux venaient de s’illuminer à l’entente de cette nouvelle.

-Ah ? Vous n’étiez pas au courant ?

-Non, intervint à son tour Celer. La cliente semble avoir oublié de mentionner ce détail…

-Ah bon ? fit Anima avec un air innocent. Oh mes Dieux, je suis confuse… Cela m’était sorti de l’esprit.

Même pour le trio des jeunes adolescents, ces excuses sonnaient trop fausses pour avoir l’air crédible…

-Bien. Alors, vous acceptez le travail ?

Toute souriante, Anima adressa plus la question à Ryô qu’aux trois autres. Ce dernier fronçait les sourcils puis il dit :

-Bon, c’est d’accord.

-Merveilleux ! s’écria Anima avec un visage rayonnant. Bien, puisque l’affaire est entendue, si nous profitions enfin de nos gamelles ?

-Attendez ! intervint Celer. Vous ne nous avez pas dit pour quand est prévu le départ.

-Oh, quelle étourdie je fais, décidément. Nous partirons après-demain. Vous aurez le temps de faire quelques préparatifs, ainsi.

Sur ce, elle commença à manger et les autres la suivirent peu après.

Le repas, offert au passage par Wiseman, fut l’occasion pour les différents protagonistes de cette future aventure de faire plus ample connaissance. Pas forcément dans le but de faire naître une forme de camaraderie mais plutôt de connaître les compétences de chacun, afin de pouvoir agir et réagir en conséquence sur le terrain.

Zimmer, en bon ancien voleur de bas étage, était du genre habile avec ses doigts et n’avait pas son pareil pour subtiliser les petites propriétés des gens.

Celer, originaire d’un clan d’elfes sylvestres partie explorer le monde, était une bonne chasseuse mais n’avait, jusqu’ici, pas pu vraiment exercer son « art » sur autre chose que des animaux.

Mikazuki était devenue une pugiliste efficace mais manquait cruellement d’expérience du terrain.

Ryô, en tant que commandant de sa propre troupe depuis peu de temps, était déjà un redoutable guerrier pour son âge mais de l’expérience supplémentaire paraissait nécessaire selon sa mère, surtout s’il comptait lui succéder un jour.

Anima, pour sa part, resta vague sur ses compétences. Tout ce qu’elle avait daigné dévoiler était que son utilisation de la magie leur serait d’une grande d’aide. Elle n’en dit pas plus, même après que Ryô et Shylvia aient insistés.

Shylvia, justement, maniaient également la magie. Mais contrairement aux mages et enchanteurs classiques, ses pouvoirs étaient plutôt faibles et elle se servaient de catalyseurs pour les amplifier. Notamment de petits cristaux qu’elle transportait en permanence sur elle.

Karloff, même s’il n’avait pas le physique type de l’emploi, était un guerrier plutôt assez ordinaire, selon ses dires, avec un amour pour les armes contondantes et les boucliers.

Evran, qui avait le physique des preux chevaliers que l’on décrivait dans les histoires pour enfants, était un combattant privilégiant l’agilité et la ruse plutôt que la force brute. Un adepte du lancer de couteaux et du maniement de la dague, bien qu’il conservât quand même une épée sur lui.

Enfin, Wiseman se définissait comme un érudit se disant réputé, capable d’user de diverses magies et souhaitant toujours élargir ses connaissances dans le domaine. Il assura qu’il serait d’un grand soutien en toute situation.

À vue de nez, le groupe ainsi formé paraissait solide et capable de palier à de nombreuses situations. Ne restait à espérer que, durant ce voyage, tout se passe bien…

La fin du repas déclaré, Anima et Wiseman donnèrent rendez-vous aux autres après-demain en-dehors de la ville pour le départ.

Le groupe de Ryô partit en quête d’une auberge pour leur court séjour. Et rapidement, car dans les rues, même mal éclairées, ils attiraient les regards tels des lucioles. À croire que ceux qui avaient les dents longues dans cette ville savaient reconnaître la chair fraîche…

Ils pénétrèrent dans la première auberge encore ouverte. Cette dernière était très loin d’être salubre, mais Ryô estima que, pour deux nuits, cela serait suffisant. Mikazuki, Zimmer et Celer ne partageaient pas cet avis mais se gardèrent bien de le dire. Après tout, hiérarchiquement, ils étaient en bas de l’échelle… Ils espéraient au moins passer une bonne nuit. Et ils auraient pu. Si seulement l’auberge ne servait pas aussi aux prostituées pour faire leurs passes. La nuit et la suivante allaient être longues…

Le lendemain, Mikazuki, sur demande de Ryô, fut envoyé, avec Zimmer et Celer, faire quelques achats pour le voyage, surtout des vivres. Pour plus d’efficacité, ils avaient décidé de faire cela séparément.

En déambulant dans les rues avec ce qu’elle avait acheté, elle croisa bon nombre de personnes qui la scrutaient, la majorité des regards étant assez hostiles. Ne comprenant pas et ne cherchant pas vraiment à comprendre, elle décida de se dépêcher de faire ses derniers achats. Il ne lui restait plus qu’à acheter des herbes médicinales qu’elle trouverait sans doute chez un apothicaire.

En cherchant un peu, elle en trouva un dans un quartier où elle croisa, étonnamment, plusieurs amaterasiens. La boutique était plutôt voyante : même si la peinture avait vieilli, le rouge vif de la devanture était bien visible de loin. En entrant, elle tomba sur des étagères d’herbes, racines, fleurs et autres curiosités qu’on ne trouverait pas chez un marchand ordinaire. Elle jura même avoir aperçu quelque chose de vivant trôner sur l’une de ces étagères.

Toutefois, aucune trace de l’apothicaire dans sa boutique.

-Excusez-moi ? fit Mikazuki.

Après un court silence, elle eut une réponse provenant de l’arrière-boutique :

-Oui ! Je suis à vous dans une minute !

En entendant, elle erra entre les étagères dans l’espoir de trouver elle-même les herbes qu’elle recherchait. Malheureusement, malgré l’éducation d’une certaine qualité de Ryô, elle serait totalement incapable de dire ce que pouvait bien faire telle ou telle plante.

Après un moment, l’apothicaire revint en boutique. Un amaterasien.

-Bonjour ! En quoi puis-je… ?

Il se stoppa net en la voyant. Une expression étrange se dessina sur son visage, un mélange de surprise et d’irritation, à la place du sourire commerciale.

-Qu’est-ce que tu veux ? demanda sèchement l’apothicaire.

-J’ai besoin… d’herbes médicinales. De la Cura.

-Je ne vais pas donner ça gratuitement ! Même à ta bande ! Ouste !

-Quoi ? Mais qu’est-ce que vous racontez ? J’ai de quoi payer !

Mikazuki sortit alors la bourse que lui avait confié Ryô et fit tinter les pièces à l’intérieur. Subitement, l’irritation disparut du visage de l’apothicaire, pour faire place à du soulagement et à un sourire avide. Il voulut prendre la bourse mais Mikazuki la tint loin de lui, exigeant d’avoir d’abord les herbes et lui signala qu’il serait payé après. Elle s’était déjà fait avoir de la sorte une fois : un marchand peu scrupuleux lui avait pris l’argent et l’avait chassé de sa boutique sans son achat. Ce dernier l’avait d’ailleurs bien vite regretté quand Ryô revint plus tard avec elle pour lui donner une leçon...

L’apothicaire lui trouva ses herbes et fut payé en conséquence.

Au moment de partir, la porte de la boutique s’ouvrit et trois individus y entrèrent. De jeunes amaterasiens, légèrement plus âgés que Mikazuki, vêtus avec du linge usé et rapiécé çà et là. L’irritation revint sur le visage de l’apothicaire et Mikazuki ayant eu ce qu’elle était venue chercher, elle jugea qu’il était inutile de rester plus que nécessaire et commença à se diriger lentement vers la sortie. Mais au moment de croiser ces garçons, l’un d’eux s’interposa entre elle et la sortie avant s’adresser à elle, en amaterasien :

-[Hé, ma jolie ! Je ne t’ai jamais vu dans le quartier. T’es nouvelle ?]

-[Jin ! Sois sérieux ! Arrête de draguer les gamines alors qu’on bosse !], lui dit l’un de ses camarades.

-[Qui te parle de draguer ? T’en fais pas. Un petit coup rapide dans la ruelle derrière et je serais de retour…] dit-il avec un sourire qui affichait clairement de mauvaises intentions.

Sans crier gare, il attrapa le bras de Mikazuki et commença à tirer dessus pour l’attirer dehors, pensant certainement que la jeune, paralysée par la peur, ne pourrait rien faire.

Monumentale erreur.

Mikazuki réagit vite et frappa la rotule de ce garçon avec un coup de pied précis, qui perdit l’équilibre et tomba à genou, surpris. Elle enchaîna ensuite rapidement avec un coup de poing à la gorge, qui lui coupa le souffle et le fit lâcher prise. Elle aurait pu en rester là mais à la vue de ce qu’il pensait lui faire, la colère la poussa vouloir lui arranger le portrait. Alors qu’elle levait son poing pour donner le premier coup, le troisième garçon vint lui attraper le poignet.

-[Ça suffit], dit-il. [Je crois qu’il a compris la leçon.]

Mikazuki fixa celui qui l’avait arrêté. Si les deux autres n’étaient pas très agréables à regarder, lui avait un physique plus avantageux. Il aurait même pu être beau garçon sans son affreuse balafre sur la joue.

Le garçon commençait à lâcher le bras de Mikazuki mais resserra sa prise lorsqu’il vit le nenju enroulé sur autour de son bras. Ses yeux s’exorbitèrent et son regard se mit à alterner entre l’objet et sa propriétaire.

-[Où est-ce que tu as eu ça !?], demanda-t-il d’une voix forte.

-[Lâche-moi !] lui cria Mikazuki en se dégageant d’un coup sec et de sortir en trombe de la boutique.

Une fois dans la rue, elle se mit à courir comme elle n’avait jamais couru, alors qu’elle entendait des « Attends ! Arrête-toi ! » en amaterasien derrière elle. C’était la voix du garçon à la balafre, qui était vraisemblablement sur ses talons. Mais Mikazuki, en plus d’être rapide, avait quelques tours dans son sac. Cela lui a prit quelques minutes mais après quelques pointes de vitesse, de nombreux faufilages entre les passants et quelques passages par des passages étroits, elle parvint à le semer. Alors qu’elle reprenait son souffle au coin d’une rue, elle ne put s’empêcher de se demander un instant ce que ce garçon lui voulait…

Mais elle chassa vite cette pensée de son esprit et alla retrouver les autres. Elle ne fit part de l’incident à personne. À ses yeux, cela n’avait pas grande importance. Et de toute façon, ils quittaient la ville demain matin, à l’aube.

Autant ne plus y penser…

Comme convenu, le groupe de Ryô retrouva Anima, portant une sacoche accrochée à son bras, à l’extérieur de la ville. Le soleil commençait tout juste à s’élever dans le ciel, sous une légère brume et l’air était encore un peu frais. Wiseman, qui ne transportait rien, et son escorte, un peu chargé comme des bœufs, ne tardèrent pas à arriver, heureusement. Avant le départ, tous firent une dernière vérification du matériel à transporter et de l’équipement, avant que les deux mages ne déclarent qu’il était temps d’y aller.

-Vous comptez y aller à pied ? demanda Zimmer avec un air désespéré. Je sais pas où se situe l’endroit où on va mais avec ce qu’on transporte, le voyage aura l’air long…

-Nous ne marcherons pas, déclara Wiseman.

-Et on va y aller comment ? Par magie ?

-Oui.

-… Hé, papy ! Je plaisantais, tu sais ?

Les trois anciens Lions Écarlates ne purent s’empêcher de laisser échapper un rire en entendant Wiseman se faire traiter de « papy », tandis que le concerné le prenait assez mal. Il souffla un bon coup pour se calmer puis expliqua :

-Nous allons utiliser un portail pour nous rendre au plus près de la perturbation. Anima et moi avons déjà pris les dispositions nécessaires et nous arriverons là-bas rapidement, sans nous fatiguer et en un seul morceau. En théorie.

Tout le monde, Anima non comprise, se mit à blêmir en entendant le « En théorie ».

-De quoi ?! s’exclama Evran.

-Pourquoi « En théorie » !? s’écria Shylvia.

-La magie des portails est encore… expérimental dans le monde des mages, expliqua calmement Wiseman. Du moins, de ce côté du continent. On dit que dans l’Empire, ça commence à devenir un moyen de déplacement courant.

-Et en théorie, qu’est-ce qui risque de nous arriver si ça ne marche pas ? demanda Ryô.

-En théorie, dans le meilleur des cas, nous serons transportés à un endroit différent de notre destination.

-Dans le meilleur des cas ?! répéta Zimmer, qui était de moins en moins rassuré.

-Et dans le pire des cas ? demanda Celer.

-Est-ce qu’on a vraiment besoin de le savoir ?

-Dans le pire des cas…, commença Wiseman, hésitant à continuer.

Il se tourna ensuite vers Anima, qui poussa un soupire de lassitude avant poursuivre :

-Dans le pire des cas, nous atterririons en morceaux à divers endroits…

Un frisson d’effroi parcourut tout le monde, sauf Wiseman et Ryô.

-C’est vraiment le pire des cas ? demanda ce dernier.

-Non, ce qui serait vraiment pire, ce serait d’atterrir dans le Néant. Mais les probabilités que cela arrive sont proches de zéro. Bon, pouvons-nous nous mettre en route ?

À la tête que les autres faisaient, hors Wiseman et Ryô, personne ne semblait emballé à tenter l’expérience imminente.

Tout en rigolant de la situation, Wiseman s’éloigna un peu du groupe puis fit un geste ample du bras, tout en prononçant des mots incompréhensibles pour les profanes de la magie. L’espace sembla alors se distordre devant lui, avant de se déchirer comme du papier et de laisser apparaître une ouverture cerclée d’une lueur bleutée et donnant sur des ténèbres insondables.

-Ça ne me rassure pas du tout, ce truc ! déclara Karloff en reculant un peu. Même si ça reste impressionnant !

-Pour une fois, je suis d’accord avec lui, fit Evran en se planquant derrière son camarade. On pourrait reconsidérer la…

-Oh ! Ne faîtes pas les enfants et entrez ! s’exclama Wiseman.

-Vous d’abord !

Le mage leva les yeux au ciel et sans se faire prier, pénétra dans le portail pour y disparaître. Anima lui emboîta rapidement et leur dit que s’ils voulaient être tous payés, ils avaient intérêts à les suivre, avant de disparaître à son tour.

Les autres restés derrière se regardèrent, peu rassuré de vivre cette expérience.

Pourtant, d’un pas assuré, ce fut Ryô qui y pénétra en premier, sous le regard surpris de ses jeunes subordonnés. Après qu’il eut disparu, Shylvia pénétra à son tour dans le portail, torse bondé, pour se donner un semblant d’assurance. Celer la suivit de près. Karloff, Evran et Zimmer étaient hésitants mais décidèrent de franchir le portail ensemble. Pour se rassurer. Ne restait que Mikazuki. Elle fixait ces ténèbres du portail, qui l’effrayaient. Qui savait ce qui se trouvait derrière ? Et si tout ne passait pas comme prévu… L’idée la paralysa. Puis elle pensa à Ryô, qui lui avait traversé sans sourciller. N’avait-il pas eu peur ? Ou bien le cachait-il habilement ?

Elle fit rouler les perles de son nenju entre ses doigts et étrangement, une douce chaleur l’envahit et sembla la rassurer, comme une personne la prenant dans ses bras. Elle respira un bon coup, puis, à son tour, elle pénétra dans le portail.

Une fois à l’intérieur, Mikazuki eut l’impression de tomber dans le vide, au début. Puis, sa tête se mit à tourner et elle fut secoué dans tous les sens de plus en plus violemment, avant d’être violemment jeté sur un sol humide et froid.

Il lui fallut un instant pour se remettre de ce voyage mouvementé. Avant de vomir sur le sol.

-Je hais les portails ! hurla une voix familière.

Après voir vidé le contenu de son estomac, Mikazuki releva la tête et constata que tout le monde était là, sains et saufs. Plus ou moins.

Zimmer, lui aussi, vidait son estomac dans un buisson. Celer était appuyée contre un arbre en se tenant la tête, à côté de Shylvia. Karloff et Evran étaient au sol et tentaient de reprendre leur souffle. Ryô tituba un court instant, avant de rejoindre Wiseman et Anima, qui se portaient comme un charme.

-Je vous l’avais dit : la magie des portails n’est pas encore au point, fit Wiseman sur un ton léger.

Tous, sauf Anima, lui jetèrent un regard noir mais il ne s’en préoccupa pas.

Une fois ses idées bien en place, Mikazuki se rendit enfin compte qu’ils se trouvaient en forêt assez touffue, étrangement sombre et enveloppée dans une brume légère.

-J’espère qu’on est au bon endroit, au moins…, fit Shylvia.

Wiseman et Anima restèrent silencieux. La mage claqua alors des doigts et des plumes sortirent de son sac pour griffonner dans l’air des écrits et tracer diverses formes géométriques dans une lueur bleutée, le tout en marmonnant pour elle-même. Puis, elle sortit une carte de son sac pour la consulter.

-Anima ? finit par demander Wiseman en s’appuyant sur son bâton.

-Et bien… Nous sommes bien aux coordonnées voulues. Mais…

-Mais quoi, Anima ?

-Mais normalement, nous aurions dû atterrir dans une plaine, à proximité d’un village au plus proche de la perturbation.

-Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda Ryô, qui ne semblait pas aimer ce qu’il entendait.

Les autres la fixèrent et attendaient la réponse qui n’allaient peut-être pas leur plaire.

-Je dis qu’il ne devrait pas y avoir de forêt à l’endroit où nous nous trouvons, fit Anima en affichant un visage inquiet.

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