Chapitre 3
Des mois plus tard, alors que le monde entier continuait à se presser par milliers dans les salles d’Utopia, Sonny regardait la ville qui s’étendait à ses pieds dans son grand loft qui surplombait Central Park. Comme il l’avait espéré, Utopia avait été un véritable succès, plus que ça même, un triomphe. Les stars demandaient même un passe-droit pour pouvoir vivre « l’expérience Utopia ». Internet ne cessait de parler de cette nouvelle technologie révolutionnaire et relayait en masse sur les réseaux sociaux des témoignages tous plus fous les uns que les autres. Mais comme Sonny l’attendait, il y avait des travers à tout cela.
Tout d’abord, pour tous ceux qui s’inventaient une vie et parlaient de souvenirs tous plus fous les uns que les autres comme s’il s’agissait d’un concours d’egos. Et d’autre part, parce qu’Utopia était vue comme une technologie pour les riches. Il est vrai que l’expérience Utopia coûtait plusieurs milliers d’euros, mais cela n’avait jamais été le choix de Sonny. Il avait fini par lâcher prise face aux investisseurs qui lui disaient de gonfler toujours plus les prix afin d’attirer une clientèle toujours plus aisée, argumentant sur le fait qu’il y aurait toujours des acheteurs. À dire vrai, Sonny les haïssait plus que tout, ces loups qui voulaient toujours se faire plus d’argent et n’attendaient sûrement qu’une chose, que Sonny disparaisse définitivement pour les laisser gérer le business entièrement.
Sonny fut tiré de ses pensées par la sonnerie de son téléphone qui s’afficha en lévitation au-dessus de son poignet, fruit d’une technologie de pointe. Il balaya vers la droite pour ne pas être dérangé alors que Tom l’appelait pour la cinquième fois aujourd’hui. Les yeux rougis par l’alcool, Sonny envoya valser sa bouteille de rhum quasiment vide à l’autre bout de la pièce, qui s’explosa dans un bruit strident contre le mur de la cuisine. L’air hébété, il regarda en direction de sa femme qui venait d’entrer dans la pièce.
Elle se tenait face à lui dans toute sa splendeur. Ses yeux marron rieurs éclairaient son visage parsemé de taches de rousseur, comme des constellations éclairent la nuit étoilée. Son sourire habituellement si radieux avait laissé place à une expression légèrement apeurée, craintive même. Elle le regardait fixement en croisant les bras, observant le verre qui était éparpillé sur le sol sans comprendre ce qui se passait.
- Est-ce que tu es sûr que ça va, chéri ? Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle d’un ton inquiet en se tenant à une bonne distance de lui.
Sonny ne répondit pas, évitant de croiser son regard. Et ce fut à cet instant que son regard se posa sur l’unique magazine qui trônait sur la table en verre de la salle à manger. Il s’en empara aussitôt et le dévisagea pendant de longues secondes, regardant sa photo où il incarnait un entrepreneur confiant, sûr de lui, à première vue. Mais on voyait dans son sourire quelque chose d’autre, de plus profond si on s’y attardait deux minutes.
Le silence s’était fait pesant dans la pièce alors que sa femme continuait de l’observer avec stupeur, sans comprendre et sans dire un mot. Puis d’un coup, Sonny fut convaincu qu’il devait se rendre à un endroit bien précis, loin d’ici et de cet appartement austère qui ne lui ressemblait pas. Il saisit les clés de sa Bentley et partit sans demander son reste, laissant sa femme derrière lui dans l’incompréhension la plus totale.
Il avait réfléchi à mille scénarios, mille possibilités, mais toutes finissaient ici, devant le dernier centre Utopia XV25 qui avait été créé spécialement pour lui et ses proches au cas où il aurait aimé tester le fruit de son imagination. Jusqu’ici, il s’était juré qu’il ne le ferait pas, qu’il ne succomberait pas à la tentation. Mais il ne pouvait plus rester dans sa grotte, enfoui dans ses pensées sombres qui le dévoraient un peu plus chaque jour. Il avait besoin de se replonger dans ses souvenirs lui-aussi.
La centre Utopia XV25 était caché aux yeux du monde, enfoui dans une grotte souterraine artificielle qui faisait office de trompe l’œil. Lorsqu’il sortit de sa voiture, Sonny fut accueilli par une intelligence artificielle appelée Kibō, synonyme d’espoir en japonais.
- Bienvenue Sonny, vous vous trouvez actuellement au centre Utopia XV25. Que puis-je faire pour vous, aujourd’hui ?
- Préparer la cabine de transfert pour une expérience immédiate… Et un doliprane aussi s’il-te-plaît, Kibō.
- Bien sûr et qui est le sujet en question ?
Sonny hésita quelques secondes et comme s’il s’agissait d’une évidence, finit par dire : « moi ». Cinq minutes plus tard, après avoir pris son médicament, il s’installa dans la fameuse cabine qui se referma sur lui et vêtu d’une sorte de combinaison blanche qui recouvrait l’entièreté de son corps pour le protéger. Il avait beau connaître le protocole par cœur, il n’en restait pas moins anxieux à l’idée de vivre une utopie pour la première fois de sa vie.
Tout autour de lui, des voyants bleus s’allumèrent alors qu’il était plongé jusqu’ici dans le noir complet. Il entendit la voix de Kibō qui lui parlait :
- Êtes-vous prêt pour votre transfert ? dit la voix impassible de l’intelligence artificielle.
- Oui, je le suis, souffla Sonny alors qu’il sentait la pression monter en lui.
- Très bien. Pour rappel, nous allons vous endormir complètement afin de pouvoir procéder à l’expérience Utopia. Une fois plongé dans votre souvenir, vous serez en immersion totale et livré à vous-même. Si jamais vous souhaitiez revenir par vous-même plus tôt que prévu, vous n’aurez qu’à prononcer mon nom et je vous réveillerais. Mais sachez que cela pourrait endommager à jamais le souvenir de votre mémoire. Nous avons fait le tour, je vous passe le reste du protocole que vous connaissez par cœur. Quel souvenir souhaitez-vous revivre ?
Sonny y avait réfléchi pendant des années. Quel souvenir choisir ? Il y avait des moments incroyables : son saut en parachute au-dessus de la grande barrière de corail en Australie, ce voyage où il avait emmené sa mère faire un safari et l’avait vue émue comme jamais auparavant ou encore sa demande en mariage à Moorea, en Polynésie française. Il y avait tant d’instants uniques qui l’avaient empli de joie… Mais au final, il y en avait un qui ressortait parmi tous quand il y pensait. Il résumait tout.
- Le 4 mai 2071 – île de Ré, France.
À l’évocation de cette phrase, Sonny s’endormit instantanément et fut projeté dans les abysses. Il ne sait combien de temps s’écoula mais il se retrouva quelque temps après sur une plage qu’il connaissait bien sur l’île de Ré, plongé dans ses souvenirs d’antan. Il y avait tout, de la petite cabane de pêcheur, à la barque attachée aux pilotis, et le soleil qui resplendissait dans un ciel bleu sans nuages. Face à lui, la mer, paisible, sereine, majestueuse et infinie. Et à ses côtés, une silhouette familière, celle de sa femme, Anna, portant un chapeau de paille, un collier de coquillages autour du cou, ses cheveux roux flamboyant au vent et un sourire laissant entrevoir ses belles dents blanches. La carte postale.
En cet instant, tout était parfait. Et ce souvenir qui paraissait si paisible lui procurait un intense sentiment de plénitude qu’il n’avait plus connu depuis bien longtemps. Pendant qu’il la contemplait, Anna touchait son ventre arrondi, le regardant avec les yeux d’une femme qui s’imaginait déjà mère et blottir ce petit être qui serait le sien contre elle.
À ce moment où tout semblait s’être figé, suspendu, comme si tous deux se trouvaient dans une réalité parallèle hors du temps, Sonny réalisa qu’il revivait cette scène comme autrefois et qu’il pouvait aussi la changer à sa guise. C’était là la force d’Utopia : revivre un souvenir et le remodeler à l’infini si on le souhaitait.
- J’ai bien réfléchi, Sonny, commença sa femme en continuant à regarder son ventre comme s’il renfermait le plus beau des trésors. Je veux appeler notre fille Nina.
Bien qu’il n’entendait pas pour la première fois le prénom de sa fille, cela avait toujours le même effet sur lui. Il sentait sa peau frissonner, ses poils se dresser et un large sourire apparut sur son visage. Si seulement tout avait toujours pu être ainsi.
- C’est un très beau prénom et ça lui ira tellement bien, dit Sonny avec douceur. On ne pouvait pas trouver mieux.
Et pour la première fois depuis bien longtemps, il croisa le regard de sa femme. S’il ne s’était pas tenu sur ses deux bras, il aurait de suite vacillé. Le sourire radieux d’Anna contrastait avec la boule de chaleur qui emplissait le creux de son estomac et l’accélération de son rythme cardiaque. Il pouvait sentir son cœur battre.
- Tu es sûr que tout va bien ? s’inquiéta Anna qui semblait lire en lui comme dans un livre ouvert, alors qu’elle affichait une expression d’inquiétude.
- Hum oui, ça va, ça va, ne t’en fais pas, hasarda Sonny. C’est juste que tu es si belle mon amour… Et je sais que ce moment restera à jamais gravé en nos mémoires.
Anna sembla être un peu surprise par sa réponse mais sourit néanmoins. Elle fit mine à Sonny d’approcher.
- Viens, viens écouter ta fille, lui dit Anna alors que Sonny colla son oreille au ventre arrondi de sa femme.
S’il hésita quelques secondes, il finit par succomber à la tentation, l’envie d’entendre sa fille étant trop forte. Lorsqu’il fut contre le ventre de sa femme, Sonny écarquilla les yeux de stupeur. Il entendait leur bébé bouger à l’intérieur, pour la deuxième fois. Mais cette fois, c’était différent, tout avait changé entre ce doux souvenir et la réalité. Alors Sonny s’écarta tout à coup du ventre de sa femme, prit ses jambes contre lui et lâcha un cri de détresse qui terrorisa sa femme qui était dans l’incompréhension la plus totale.
- Mais enfin, qu’est-ce qu’il y a ? lui demanda-t-elle, décontenancée face à la réaction de son mari.
- Tu… Tu ne comprendrais pas, souffla Sonny, dont les pensées s’assombrissaient, alors que son corps tremblait. Je n’aurais jamais dû venir ici, c’était une erreur… Je ne sais pas ce qui m’a pris.
L’expression de sa femme avait changé. Elle ne semblait plus consternée, mais déçue et triste face aux mots qu’avait prononcés Sonny. Et cela lui fendit le cœur.
- Je… Je suis désolé, poursuivit-il, les yeux dans le vague. Ce serait trop compliqué à expliquer, c’est tout. C’est juste que la vie n’est pas toujours aussi simple que ce que l’on croit et que tout peut partir en éclats du jour au lendemain, même en l’espace d’une seconde.
Sonny se revoyait à ce moment qu’il aurait voulu avoir oublié pour toujours mais dont il ne pouvait se défaire. Dans cette chambre d’hôpital austère et froide où sa femme avait accouché de leur petite Nina. Malheureusement, l’opération ne s’était pas passée comme prévue et si les médecins n’avaient pas réussi à sauver Anna qui avait succombé à une hémorragie.
Ça avait été une fin horrible, brutale, de celles dont on ne se remet jamais vraiment. Sur le coup, Sonny n’avait pas compris. C’était juste trop soudain, beaucoup trop violent. Par la suite, tous ses proches avaient voulu être là pour lui, pour le soutenir, être présents, et qu’il ne finisse pas par se suicider. Il avait hésité, y’avait réfléchi pendant longtemps. Il ne trouvait plus aucune saveur dans la vie et sa femme lui manquait désespérément. Mais il y avait sa fille. Sa petite Nina.
- Je ne sais même pas si je serais un bon père, culpabilisa Sonny alors que des larmes qu’il n’arrivait plus à retenir commençaient à couler le long de ses joues.
Sa femme accourut alors aussitôt et le prit dans ses bras en sautant contre lui à tel point qu’il tomba par terre et s’allongea de tout son long. Elle se redressa au-dessus de lui, en le regardant avec colère de ses deux yeux flamboyants, en prenant son pull de ses deux mains :
- Jamais ! lui dit-elle d’un ton ferme et direct. Ne dis jamais que tu es un mauvais père, Sonny Brown ! Je suis ta femme, je le serai toute ta vie, moi, Anna Brown et je ne te permets pas de dire ça.
- Mais comment sais-tu que je serai à la hauteur ? répondit Sonny alors qu’il était toujours allongé sur le sol, déconcerté face à l’attitude d’Anna.
- Tu le seras, car tu aimeras cette enfant plus que tout au monde et qu’elle sera ta lanterne dans l’obscurité. Elle sera comme un phare te guidant à l’aide de sa lumière dans la tempête pour que tu te repères toujours et que tu n’oublies pas ce qu’il y a d’important dans la vie.
- Et qu’est-ce qui est si important dans la vie ?
Sa femme se redressa et aida Sonny à se relever. Quand ils furent debout tous les deux, elle pointa un doigt dans sa direction, du même air déterminé qu’il lui voyait seulement dans les moments où elle était extrêmement sérieuse :
- Les instants de bonheur sont des gouttes d’eau dans l’océan d’incertitudes qu’est la vie. Tu dois les préserver, les entretenir car ils sont fragiles et ô combien précieux. Alors il ne faut jamais les oublier. Après tout, l’espoir est la seule chose qui nous guide dans les ténèbres. Et tu dois être là pour Nina comme elle sera là pour toi, tu verras. Et si je ne suis plus là un jour, ce sera toi son phare dans l’obscurité.
Sonny écarquilla légèrement les yeux, réalisant tout ce que venait de lui dire sa femme. Il avait oublié à quel point elle était douée pour trouver les mots qu’il fallait au moment opportun, elle, l’écrivaine. Et encore une fois, elle avait fait mouche dans l’esprit de Sonny pour lui remettre les idées en place.
En effet, il n’avait pas tout perdu. Sa fille était encore vivante et avait 3 ans maintenant. De plus, Sonny était bien entouré, qu’il s’agisse de sa mère ou de ses fidèles amis. Il ne pouvait pas renoncer, pas maintenant.
Il prit sa femme dans ses bras et ils restèrent là tous les deux, l’un contre l’autre, à se blottir. Ils se posèrent sur une petite butte de sable et contemplèrent en silence le merveilleux spectacle qui s’offrait à eux alors que le soleil se couchait à l’horizon.
Finalement, il n’y avait pas besoin d’autre chose et ce souvenir était parfait comme il était.
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