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Je m'appelle Alex, du nom de l'un de mes congénères, célèbre pour l'étendue de son vocabulaire. On m'a choisie parce que je lui ressemble, et parce que mon maître, que j'exècre de toute mon âme au moment où je jette ces mots amers sur l'écran tactile, entretenait de grandes espérances à mon égard. Moi qui n'ai jamais connu que lui, moi qui ai cru en lui, qui me suis soumise à lui, comment aurais-je pu me douter qu'il me ferait vivre une telle humiliation ?
Sache d'abord que je suis née en captivité. De mon œuf, de ma cage, du triomphe ressenti quand j'ai réussi à gravir tous les échelons qui menaient à mon eau, de mes premiers battements d'ailes, je ne garde qu'un souvenir fondant comme la neige qui goutte des toits au printemps. Mon maître m’a adoptée et payée très cher à l'éleveur réputé qui me rognait les ailes et me faisait grimper aux échelles.
Pour s'assurer que je ne mémorisais pas le trajet de la ferme aux perroquets jusque chez lui, au cas où je manifesterais des velléités de fuite, l'homme avait pris soin de couvrir ma cage d'un voile opaque. Quand il le retira, je savais que j'avais franchi un seuil et fait quelques pas sur un sol qui craquait comme une écaille qu'on écraserait longtemps entre son bec. La lumière qui m'attaqua faillit me jeter en bas de mon perchoir. Je m'affolai, battis des ailes à tout rompre, et me mis à donner de la voix.
Le lendemain, mon éducation commença. Je m'étais éveillée à la douce lumière qui baignait le solarium qui me tient lieu de maison depuis lors. Le voile noir s'était soulevé sur une aube dorée qui venait caresser le feuillage de plantes fichées dans de grands pots. Un fauteuil berçant et un arbre de métal où ma cage fut accrochée tenaient lieu d'unique mobilier. Je me sentis tout de suite bien. Ce n'est que lorsque la grosse face de l'homme vint se coller contre les barreaux dans toute sa nudité hirsute, que je hurlai. J'eus ma première leçon : un chut ! vigoureux, suivi d'une graine de tournesol. On répéta l'exercice jusqu'à ce que mon ventre me supplie de ne pas le laisser éclater. L'homme avait gagné : je pouvais jeter un coup d'œil à ses poils de nez sans être prise de la danse de Saint-Guy.
L'enseignement que l'homme me prodiguait tous les jours était digne de celui d'une demoiselle victorienne : discipline, chant, langage, et poésie. J'étais encore une petite, le travail se faisait au rythme de ma croissance et de ma capacité d'apprentissage, devenant de plus en plus exigeant au fil des levers lumineux et des couchers d’encre. Au début, le respect des règles prit à peu près toute la place. J'appris à mes dépens que le cactus n'apprécie pas l'intrusion, que de demeurer dans les limites de mon territoire d'environ trois mètres carrés me méritait une noix de cajou et un mot doux, que les vitres sont le leurre froid et dur du ciel, et que les longues tiges du dieffenbachia ne sauraient en aucun cas servir de perchoir.
La danse vint naturellement, mes pattes ne demandant que de s'agiter en un énergique dandinement et ma tête que de se balancer au son de vieux airs de rock que mon maître faisait jaillir de hauts parleurs situés près de l'entrée du solarium.
Comme si je voulais faire mentir mon prénom, le langage manquait à mon désir. Mon maître me retirait son affection, couvrait ma cage, et sortait. Le jour suivant, la pluie m'accueillait, les plantes s'affaissaient, la pénombre m'enveloppait. On recommençait : je coassais, je croassais, je bêlais, je miaulais, rien ne venait. Un matin, en bute à de tristes pensées que le voile noir de ma cage charbonnait, je me recroquevillai. Le maître me renierait. Il me vendrait, pire, me donnerait au premier venu. Le voile se souleva, le soleil envahit ma cage. Je clignai de yeux, ouvris le bec et lançai : Bébert ! Je me gavai ce jour-là de noix de cajou. Telle une Helen Keller s'éclaboussant à la fontaine[1], le monde se révéla à moi. Le cœur de mon maître s'ouvrit, ma panse se remplit de toutes les douceurs de la Terre : melon, mangue, graines de citrouilles, noix de pin, pomme et raisin, rien n'était trop bon, trop juteux, trop croquant pour la princesse Alex. Je volais, me perchais sur le rebord d'une des fenêtres, esquissais quelques pas de danse pour les enfants en route vers l'école, qui ne manquaient jamais de m'envoyer la main. Je retournais sur l'épaule de mon maître, me berçais un moment avec lui, lui glissais un doux Bébert à l'oreille, le regardais sourire. Je compris l'amour.
Les saisons se succédaient. De l'autre côté de mon univers, les feuilles tournoyaient, se fanaient, les toits se couvraient de blancheur, les enfants glissaient sur le trottoir, levaient leurs joues rouges vers moi, emplissaient leurs mitaines de neige, et s'enfuyaient en se pourchassant comme d'insouciants guerriers. Les plantes et moi ne comprenions pas le froid, restions intactes. Le printemps redonna ses couleurs à la rue et au bout de ciel qui nous amena le beau temps.
Mon éducation continuait. On me préparait à la scène, rien de moins. Ah ! un petit spectacle pour les amis, mais réglé comme celui d'une diva d'opéra. Mon chant faisait quelque peu grimacer mon maître, mais je maîtrisais parfaitement ma comptine. Que de jours et de saisons pour arriver à prononcer les douze mots des quatre lignes de mon texte ! À l'époque, je répétais, sans saisir le sens de mes propos. Je savais bien sûr que Alex a faim me donnait droit à une gâterie. J'avais aussi compris que de le répéter tout un avant-midi se conclurait par une session de noirceur sous le voile. La comptine n'évoquait rien. Je l'apprenais, point. Si j'avais su ce que je sais à présent...
[1] Helen Keller, sourde, muette et aveugle, a eu la révélation du langage en s'abreuvant à une fontaine. Son éducatrice traçait des lettres dans sa paume. Le mot water a servi de déclencheur.
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