XIV
Jour 26
Aujourd’hui, j’ai été témoin pour la première fois de ma vie d’un authentique cas de possession. Cela me perturbe encore à cette heure, comme si le fait d’avoir la preuve qu’une possession démoniaque est quelque chose de concret avait chamboulé toute ma manière de voir le monde. Pour une fois, j’ai essayé de garder mon sang froid et de prendre les décisions appropriées.
D’abord, je le reconnais, j’ai surtout pensé à une maladie, comme tout le monde, mais j’ai vite fait le lien avec les événements d’il y a quelques jours, et j’ai vite songé à un ensorcellement. Le médecin général du fort m’a fait parvenir un rapport qui laissait planer le doute. Une soldate était, depuis deux jours, prise de crises de convulsions de plus en plus violentes. Maintenant, on l’avait mise en quarantaine, et on m’informait que sa vie avait l’air en danger. On ne comprenait pas ce qui lui arrivait, elle se mettait à hurler, griffer et convulser. Elle était prise de diarrhées et de vomissements et beuglait parfois des choses incompréhensibles. Certains membres du personnel disaient avoir reconnus des insultes et des imprécations en langue d’Osowiets. Au final, il fallait régulièrement remettre la pauvre victime sous surveillance pour éviter qu’elle ne se blesse elle même ou les autres, et plusieurs fois ils ont dû l’immobiliser de force et la ligoter. Quand on m’a prévenu de cette affaire, elle avait réussi à déchirer ses liens et avait mis en pièces à coup d’ongles un portrait de Sa Majesté qui ornait l’infirmerie. Dans ses rares moments de lucidité, la malade manifestait une terreur constante et irrationnelle. Les médecins avaient peur que ce soit une maladie contagieuse, même si ils suggéraient plutôt quelque chose de psychosomatique. Pour ma part, j’ai immédiatement repensé à l’affaire des mèches de cheveux, et pour en avoir le cœur net, j’ai convoqué la sorcière Irene Vedma pour lui exposer la situation.
Je n’avais pas plutôt fini de lui parler des symptômes qu’elle me rétorquais d’un ton sec savoir de quoi il s’agissait. Une ikotnik, ou une possédée. La première question qu’elle m’a posée ensuite fut quel nom portait le victime. J’ai été un peu surprise, et j’ai revérifié sur le rapport du médecin. La femme concernée s’appelait Hilde Albtraum, de grade caporale. Bien entendu, Irene ne m’a pas expliqué tout de suite pourquoi cette information était importante, mais j’ai eu sur le champ le sentiment que ça ne pouvait pas être une coïncidence si la victime du sortilège était mon homonyme de prénom. Elle s’est contenté d’opiner du chef en murmurant : « C’était donc pour ça qu’ils ont lancé un assaut à la base. »
Irene a, sans se gêner, réclamé qu’on lui prépare une salle entièrement vide pour pratiquer son exorcisme. Cependant, j’ai insisté pour qu’il y ait des témoins. Je dois dire que j’ai décidé de me montrer plus ferme avec elle à compter d’aujourd’hui, et je voulais m’assurer que la soldate irait bien. Irene a refusé catégoriquement, prétextant que l’ikota (l’esprit qui possédait Hilde Albtraum si j’ai bien suivi) ne se montrerait pas s’il y avait des humains non initiés alentours. En revanche, elle a concédé que pour des raisons d’enquête, et peut-être pour l’intérêt scientifique de la chose, elle accepterait que l’exorcisme soit enregistré avec un magnétophone. Je me suis bien faite avoir, car si le magnétophone a effectivement enregistré tout ce qui s’est passé pendant que la sorcière et la possédées étaient seules dans cette pièce, tous les dialogues ont eu lieu en langue d’Osowiets, que je ne connais pas très bien. Il y a quelques personnes dans ce fort qui parlent couramment cette langue cela dit, alors je pense que je réclamerait une retranscription traduite de l’enregistrement afin de l’analyser. C’en est assez de tourner autour du pot : je dois cesser d’être lâche et accepter que la sorcellerie fait partie de notre guerre. Plus j’en saurais, mieux je pourrais faire mon travail.
En tout cas, il semble que l’exorcisme en lui même se soit passé correctement. Irene est ressortie de la pièce toute fière, et Hilde Albtraum avait sombré dans un profond sommeil. Les médecins l’ont réveillée, et même si elle était un peu confuse, elle paraissait avoir retrouvé un état normal. Cet épisode laissera peut-être des séquelles malgré tout.
Irene m’a ensuite expliqué plus en détail ce qu’était cette chose qu’elle appelait Ikota. Démon ou maléfice, je n’ai pas très bien compris. Ce sur quoi elle a été claire, c’est que le sorcier qui invoque un ikota murmure un nom et lâche sa malédiction dans le vent. C’est la première personne portant ce nom à être touchée par le vent en question qui se retrouvera possédée. D’après Irene, l’assaut que nous avons repoussé la semaine dernière n’avait qu’un but : démêler dans le chaos de la bataille le nom de la nouvelle générale du fort. La caporale Albtraum s’est trouvée patrouiller sur les murs du fort au moment où la malédiction est arrivée au fort, et elle a été touchée par le vent maudit à ma place. C’est du moins ce que raconte Irene, et je trouve tout cela assez difficile à croire. D’une part je vois mal un général envoyer un groupe avec équipement d’escalade s’introduire dans un fort hautement gardé en plein blizzard juste avec l’espoir qu’au moins un d’entre eux puisse rentrer en connaissant le prénom de la commandante du fort, mais aussi je ne comprends pas pourquoi ils en auraient envoyé un seul. À moins que le rituel leur soit très coûteux.
L’usage de la magie dans le domaine militaire doit faire émerger toute une pléthore d’implications et de questionnements stratégiques qui m’échappent encore. Je suis curieuse de savoir comment faisait le général de division von Heißenstern avant moi pour concilier tout ça. Je note de me renseigner à ce sujet.
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