La Faucheuse
De sombres nouvelles arrivent d'Europe. Ce matin, des hommes en uniforme vert-de-gris ont envahi l'un de leurs pays voisins et le jeu des alliances militaires s'apprête à précipiter le monde dans un nouveau conflit planétaire.
En lisière de ma perception sensorielle, je l'entends rire, elle qui se délecte de toutes ces vies à faucher. Quant à moi, j'attends depuis longtemps qu'elle vienne me cueillir à mon tour, mais je crois qu'elle m'a oublié. Ou qu'elle cherche à me torturer. Je la crains autant que je me languis d'elle. Elle a pris tous mes vieux amis et la plupart de mes enfants, mais moi, je reste en cette contrée devenue grise à force de funérailles. Je n'ai de cesse de me torturer en me demandant pourquoi.
Le personnel de la maison de retraite est tout à fait aimable, néanmoins il n'y a plus rien qui me retienne ici-bas. Peut-être verra-t-elle une invitation à venir si je consigne dans un cahier d'écolier mes souvenirs d'Antietam :
" Je m'appelle Augustus D. Blackett. Je n'étais plus un enfant et pas encore tout à fait un homme quand mon pays se déchira dans une guerre fraticide. Ce fut parmi les hommes du 5th Maryland Infantry Regiment sur la route vers Sharpsburg que je fêtais mes dix-sept ans. L'automne imposait sa marque ambrée et rougeoyante sur la campagne autour de nous, mais personne n'y prêtait attention. Les pensées de chacun étaient tournées vers la prochaine rencontre avec les Johnny Rebs. Le général Lee occupait les cols des Blue Ridge Mountains tandis que " Stonewall " Jackson avait pris Harpers Ferry. Pressés vers une fin inéluctable, nous chantions pour nous donner du baume au cœur.
Au soir, nous installâmes le bivouac en bordure d'un petit bois. Dans le soleil couchant, l'or et l'ambré des épis de maïs et du feuillage mourant explosaient en des teintes presque irréelles. Comme à chaque veille de bataille, le sommeil ne vint pas, une bouteille de whisky circulait entre les mains. Pour mon anniversaire, un vieux sergent m'offrit de la finir. Sous l'air du banjo d'Emmett Peters, j'eus droit à un vivat accompagnés de quelques tapes amicales dans le dos. En ce temps trouble, il fallait saisir chaque occasion d'oublier la guerre ainsi que l'absence des notres. Pourtant, sous la surface des rires francs, louvoyait une intuition aussi indicible que sourde, celle de vivre là mon dernier jour en ce monde. Sur les visages de mes compagnons éclairés par la flamme vacillante des feux de camp, des ombres épaisses dansaient, les rendant aussi terrifiants que des démons. Et quelque part, ces hommes étaient aussi terribles que le Diable, capables de répandre la mort sur la plaine.
Depuis une profondeur obscure et inaccessible, un engoulevent poussa son trille funeste. Auquel répondit un hibou encore plus loin. Je ne pus réprimer un frisson. De ma peur superstitieuse, mes frères d'armes rirent en me lançant :
" Bois, gamin, et bientôt, tu te moqueras d'elle. Et ces oiseaux de malheur ne te tracasseront plus.
- Qui ça ?
- La Faucheuse, pour sûr.
- Tu devrais fermer ton clapet au lieu de raconter ces histoires de bonne femme, Maxton ! " gronda un caporal qui portait d'épais favoris roux.
Les éclats joyeux se figèrent aussitôt. Certains sujets n'étaient pas propices à la plaisanterie. Le dénommé Maxton plongea le regard dans son café. Le banjo reprit de plus belle, rejetant au loin le mauvais œil des oiseaux nocturnes. Une Lune blafarde et inclinée sur son axe comme un sourire moqueur se leva au-dessus d'un champ de maïs. Il se mit soudain à faire suffisamment froid pour que nos respirations se condensent devant nos bouches. Peters entama une chanson plus mélancolique, le cœur des hommes s'alourdit, chargé d'un fardeau nostalgique. Mais personne n'osa reprendre notre musicien. Je m'apprêtais à boire une gorgée de whisky quand un cri nous secoua tous :
" Sergent ! Sergent Chesterfield ! Faut qu'vous v'niez voir ça ! "
L'un des gardes descendait en courant de la butte d'où quelques soldats montaient la garde. Nous le savions tous, les Confédérés se tenaient par-delà la plaine de septembre. Le sergent se leva d'un mouvement tranquille :
" Calme-toi, mon gars. Raconte-nous ce qui se passe.
- Les Rebs ! Y font qu'que chose de pas net !
- Je te conseille d'être plus clair.
- Y a un cavalier tout seul dans le pré.
- Il vient vers nous ?
- Non, sergent. Il s'tient juste là. Sans rien faire.
- Qu'est-ce que tu racontes là ?
- J'vous jure, sergent ! J'raconte pas de bobards !
- Qu'est-ce que c'est, cette histoire ? Emmène-moi voir ça et gare à toi si je me suis déplacé pour rien ! "
Comme un seul homme, nous nous levâmes tous à la suite du sergent et du jeune soldat. Au sommet de la butte, le sourire de la Lune me parut plus grand, comme si elle était prête à s'esclaffer devant notre peur. L'espace d'un instant, je ne vis rien d'autre sur le pâturage que les ombres des nuages, puis je commençai à discerner une haute silhouette couleur de goudron juchée sur le plus grand cheval que j'avais jamais vu. Elle se tenait immobile à l'angle du champ qui paraissait d'un gris de cendres sous l'éclat sélène. Je ne distinguais rien précisément de sa forme dissimulée sous une longue cape ; même son visage disparaissait dans les profondeurs d'une ample capuche. Une peur atavique m'envahit et avec elle, la sensation tenace que je ne verrai pas le crépuscule suivant. À la faveur d'un nuage courant sur la plaine, notre visiteur disparut. Je levai mon fusil quand il réapparut à l'orée des bois plus haut. Mais le sergent posa la main sur le canon :
" Pas de coups de feu ce soir, soldat. Ordre du colonel. Garde tes balles pour les Gris demain.
- C'est un de leurs espions ? hasarda quelqu'un.
- Non, j'pense pas. Quel espion se contenterait de chevaucher facilement repérable au milieu d'un champ au lieu de chercher à s'infiltrer discrètement dans le camp ? répondit un caporal au regard mauvais.
- Un fou, peut-être ?
- Un fantôme aussi, tant qu'on y est ! Ou bien la Mort en personne. rigola le gros caporal en s'éloignant.
- En attendant, je double la garde. Blackett, tu restes aussi. On va vous amener du café. " conclut Chesterfield avant de désigner cinq autres noms.
Toute la nuit, nous l'observâmes aller et venir sur le coteau. Parfois, il se volatilisait de longues minutes pour revenir au gré du ballet des nuages poussés par la brise.
L'aurore n'était encore qu'une ligne grise sur l'horizon quand le clairon sonna à travers le camp. En tendant l'oreille, on pouvait presque discerner celui de nos ennemi. Le jour pointant, l'artillerie de Hooker entama son chant tonitruant. La bataille commençait. Nous repoussâmes une première charge de l'infanterie sudiste puis, sous l'impulsion de nos officiers, l'assaut sur les positions adverses fut lancé. Les Johnny Rebs reculèrent, menacèrent de rompre mais parvinrent à nous faire battre en retraite. Trois fois, nous repartîmes à l'attaque. Le vallon tout entier vibrait sous le tumulte furieux de la canonnade, de la cavalerie et des cris des hommes grondants ou blessés.
Ce fut lors de cette course qu'un obus explosa près de moi, fauchant deux de mes camarades. Quelque chose aussi lourd que brûlant m'atteignit à l'épaule. L'impact m'arracha mon fusil et me projeta dans un cratère d'impact. Je perdis connaissance un moment. Combien de temps ? Je ne sus le dire mais quand je revins à moi, la bataille se réduisait à un bourdonnement lointain. La lumière du jour luisait à la manière d'une brume marécageuse. Je ne pouvais bouger mais par chance, j'étais allongé sur le dos. De mon épaule droite jusqu'à mon sternum, ma chair n'était que douleur et sang séché. Le coassement d'un corbeau attira mon attention vers le ciel. Une terreur innommable me saisit quand je vis juste au-dessus de moi, la silhouette que nous avions observée cette nuit, immobile et silencieuse, les profondeurs de sa capuche tournées vers moi. Je tentai de bouger, de me faire tout petit mais je compris que rien n'échappait jamais à sa vigilance. Elle était la Grande Faucheuse, la Mort venue cueillir les vies comme nous humains partons ramasser des champignons ou des baies. Elle se pencha, attrapa en un geste presque tendre les deux soldats tombés avec moi puis me considéra. Sa face m'était invisible mais une onde chaude m'envahit, semblable à la caresse d'une mère. Du bout d'un doigt plus diaphane encore que l'éclat de la Lune, elle toucha ma blessure. Elle allait m'emporter puis sa main se ferma en un poing. Toute douleur s'évanouit, elle disparut. La lumière du jour redevint claire, je redécouvris la dureté du bleu d'un ciel de septembre.
Les médecins me soignèrent puis je retournai au front dès que mon état le permit. Après Antietam, je vécus les campagnes meurtrières de Fredericksburg, de Chancellorsville jusqu'à Appomattox. Plusieurs fois, je la revis. Parfois lointaine, parfois très proche. Je gagnai très vite une réputation de trompe-la-mort mais elle s'étiola au gré des batailles. Je survivais mais ce n'était pas le cas de ceux qui me voyaient comme un talisman ; tous tombaient autour de moi. J'espérais qu'Elle me prenne à mon tour mais elle ne daigna jamais me faucher. Même quand les Sudistes mirent une prime sur ma tête après Gettysburg. Eux aussi me considéraient comme un symbole à abattre.
En avril 1865, je rentrai chez moi en Pennsylvanie. Ma condition de vétéran impossible à tuer me poursuivit durant un temps, à mon grand désarroi, mais je savais que tout finit par s'effacer. Tel avance le vent. Et Dieu sait que j'ai tout tenté pour mener une existence ordinaire. Discrète, diraient certains.
Je me suis marié. Le choléra a emporté ma cadette et mon fils aîné est mort dans les tranchées françaises en 1918. La grippe espagnole a emporté ma femme l'année suivante puis notre petite dernière quelques semaines plus tard. La crise de 29 nous a mis sur la paille. Toutefois, je n'ai jamais pensé au suicide. Mes vieux amis se sont endormis à leur tour pour toujours. Et aujourd'hui, un Allemand, petit moustachu haineux, veut changer les cours du monde et du temps. J'ai peur pour mes petits-enfants. Ils sont courageux mais je ne veux pas les voir se battre. Pourquoi m'a-t-Elle épargné dans ce pré où j'aurais dû mourir ? On toque à ma porte. Est-ce l'heure ? "
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