Extrait...
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l'auteur n'a pas désiré publier son texte
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IL S'APPELAIT PÈRE GONZALO...
Tout le monde l'appelait Père ou Gonzalo, il officiait au temple de la place du Général Beaumont mais ne venait pas à ce propos. Il ignorait comment parler de son affaire autrement que par des contradictions ; les contradictions des hommes et des esprits des hommes.
Les dimanches, il rejoignait un autre temple ou plutôt une tente ; elle se dressait dans les marais : trois cérémonies par jour. Son binôme, le père Milos, l'utilisait le mercredi. Le reste de la semaine, elle servait de cantine ; ce n'était qu'un tissu tiré et à côté il y avait les cuisines et les toilettes ; difficile, voire impossible de supporter l'odeur qui stagnait en permanence sur les lieux !
Il écarta les mains, chercha ses mots, jeta un œil par la fenêtre. Des chevaux traversaient la rue enneigée ; hennissements, nasaux fumants, claquements de sabots sur un sol momentanément figé et verglacé. Il raconta la dureté du marais ; suffoquant de puanteur, d'insalubrité et de misère. Plus encore, la difficulté des contacts avec ses habitants, naturellement méfiants, craintifs, hostiles parfois. Gonzalo esquissa un sourire, clama une assurance :
— Quitter cet endroit ? Jamais !
Ainsi traduisait-il son attachement profond, fruit de sept années d'observance au temple, depuis la grande attaque de 66 et la dépression ; des gens qui avaient tout perdu. Il avait été le premier ou l'un des premiers avec le père Milos et feu le père Omar. À l'époque, il n'y avait que vingt ou trente caravanes et maintenant, il y en avait presque trois cents. Les offices et les messes ; femmes serrées sur les bancs, hommes debout dans le fond et les enfants à même le sol ; les lattes ensablées et en dessous la terre argileuse du marais et les pieds qui glissaient entre les lattes.
— Oui, ces gens-là ont besoin de nourriture et d'eau et de savon mais ils ont aussi besoin de foi ; toujours plus de foi.
— Quel est le problème alors, Père ?
Dehors, les chevaux ruaient encore : de colère ? Percevaient-ils un danger dans l'air ? Le père Gonzalo gratta l'accoudoir de son ongle ; un homme était venu et l'avait menacé. Il avait saccagé la tente, lâché des chiens sauvages. Il releva son pantalon et montra ses mollets marqués de crocs et de sang séché.
— Il n'y avait rien dans cette tente, la tente était dénuée d'importance ; les gens importaient ; leur foi. Désormais, ils ont froid, faim et peur. Seulement la police refuse de venir. Pourquoi ?
Un cheval se cabra et frôla une vieille femme qui laissa tomber ses sacs. Des cris montèrent. Le père Gonzalo écarta les mains et les reposa sur ses genoux et tourna ses pouces.
— Le nom de cet homme ?
— J'ignore comment il s'appelle, mais il est influent. Un chulo. Il kidnappe des filles et les libère contre de grosses sommes.
— Et s'ils ne paient pas ?
— C'est un chulo, vous comprenez ? Un proxénète. Des parents sont venus me trouver. J'ai essayé de les aider et c'est là qu'ils sont venus, avec leurs battes et leurs chiens.
Il regarda par la fenêtre et gratta encore l'accoudoir ; le cuir usé s'effritait ; il soupira.
— Les gens qui viennent dans son établissement ont eux-mêmes de l'influence, vous comprenez ?
— Nous comprenons, mais nous sommes des détectives de mœurs. Nous ne sommes pas des justiciers.
—Je sais. Je sais qui vous êtes. Je sais ce que je vais vous demander. Ce n'est pas quelque chose qu'un homme de foi demande d'ordinaire. J'ai besoin que vous preniez des photos. Un homme politique vient souvent là-bas, dans les marais, dans l'établissement. Je veux que vous le preniez en photo.
LA TERRE ET LE TREMBLEMENT DE LA TERRE.
Les oiseaux dans le ciel et le frémissement du store et de la lampe brisée et des livres ouverts sur le parquet. Ainsi, il appela Imane à travers la chambre. La couverture comme une épaisse couche d'argile, souffle lourd, yeux collés. Son store, sa lampe, ses livres et sa chambre en désordre et muette. Imane ? Golshifteh, déjà réveillé, fumait dans la cuisine.
— J'ai fait du café, fais attention, il risque d'y avoir des répliques.
Les gens marchaient dehors à pas feutrés, regardaient le ciel et la terre. Les oiseaux filaient à toute vitesse. Le givre fondait sur la neige. Golshifteh lui tendit sa cigarette mais il la refusa. Ils écoutèrent le silence à travers les rues gorgées de soleil ; cette crainte qui suit toujours les séismes, une certaine immobilité, la chute des pots de fleurs puis les bris de terre cuite, le flou et le grain lumineux de la terre humide sur la neige. Les visages froncés au-dessus des racines découvertes, des secrets dévoilés. Il beurra une tartine et but une gorgée de café. Le sol trembla et encore le vol apeuré des oiseaux. Le pain beurré, la tasse de café ; juste une gorgée. Terre vacillante ; quatre fois ? Non, cinq. Le regard au fond de la tasse ; le marc qui remuait aussi.
Midi sonna. ils enfilèrent leurs vestes, marchèrent jusqu'aux écuries, sellèrent et montèrent leurs chevaux et avancèrent, les yeux plissés. Les oiseaux montaient et filaient au-dessus d'eux, vers le fleuve, le marais et ses plaines boueuses.
Le père Gonzalo déchargeait des piles de conserves. Alors, ils se proposèrent mais il dit que cela pouvait attendre et les invita à rentrer sous la tente, ferma le zip, s'accroupit, souleva un tapis et d'entre les lattes sortit une cassette en fer blanc.
— Voici tout ce que je sais, dit-il.
Il montra des plans et des articles de journaux. Une carte du marais, le terrain du bordel, là où travaillaient le chulo et les filles. Une ancienne maison d'avant la révolution ; trop bien gardée aussi. Des écuries et des cavaliers, et tout ce qu'il fallait pour s'assurer des clients sereins. À l'ouest, une petite colline, une cabane abandonnée, délabrée, et au sud le fleuve, noir suie, gris anthracite, vert bouteille et son coude arrondi.
Puis, il défroissa un article de journal. L'homme, le politique, celui qu'il fallait photographier.
Ils s'assirent, regardèrent le plan et discutèrent de ce qu'ils pouvaient faire, d'où ils verraient le mieux. Ils dirent qu'ils iraient en reconnaissance cette nuit et le père Gonzalo ferma les yeux et hocha la tête avec gravité.
— Vous faites bien, dit Golshifteh. Oui, vous faites bien.
Ainsi, il tapa ses bottes et frotta ses mains. Le feu projetait leurs ombres sur le long tissu de la tente et le vent soufflait et leur amenait tantôt l'odeur persistante des cuisines ou celle des toilettes. Le père Gonzalo apporta des gobelets de thé ; ils s'y réchauffèrent, plongèrent leurs nez. L'espace d'un souffle, les effluves de Darjeeling relayèrent les autres, ô combien plus écœurantes.
Une chouette hulula et fila entre les caravanes. Encore une fois, il tapa ses bottes et frotta ses mains. Golshifteh demanda depuis quand il officiait et le père Gonzalo lui dit que c'était une longue histoire.
Tu as le temps.
Ainsi, il parla du séminaire et de ses missions plus au Sud ; des araignées et des morsures d'araignée, des cabanes d'adobe et des lanternes, des flammes et des serpents qui grouillaient durant des nuits. L'ombre et la lumière vacillaient ; des flammes et des serpents !
La pensée ; repliée sur elle-même. Les serpents ; lovés. La foi ; toujours là.
Des mots évocateurs coulaient de ses lèvres : solitude, jours difficiles, tempêtes. Celle ravageant son premier temple ; Le toit effondré, les poutres rongés, les monceaux de débris. un sac sombre et lourd : les tempêtes et les séismes, et les émeutes, sempiternels mouvements.
— Regarde…
Ainsi dévoila-t-il la longue cicatrice qui ornait son bras, pénible souvenir d'un attentat. Ensuite, il évoqua ces petites voix, ces petits instincts, ce besoin de trouver la foi dans les recoins, dans les lumières glissantes, les douleurs et les complaintes silencieuses du marais et sa pauvreté. Plus loin encore, le dénuement de la Vallée ; il y était né, peut-être retournerait-il y officier.
— Pourquoi n'y exerces-tu pas ton sacerdoce ?
— Je vais là où on m'envoie.
Il ajouta qu'il devait explorer le monde avant de retourner chez lui. Un jour, sûrement, quand il serait aussi sage que ses maîtres, il y retournera. Gonzalo parla aussi de vieux temples en torchis, de livres sacrés qu'on se transmettait en secret.
— Je n'ai pas prié depuis si longtemps !, dit-elle.
Elle n'était alors qu'une petite enfant, apeurée, recroquevillée dans son lit ; des prières pour chasser les monstres.
Ainsi serra-t-elle son pendentif d'argent entre ses doigts.
— Quel genre de monstre.
Elle regarda les ombres sur le tissu tendu de la tente, ouvrit la bouche ; aucun son ; la question demeura sans réponse. En réalité, elle ne savait plus ou plus très bien.
Donc, il baissa son chapeau, ferma les yeux, s'éveilla. Les bribes d'un rêve s'imposèrent, écueils d'une falaise abrupte ; plaines et sitôt le vide, le visage d'Imane et sa mâchoire désarticulée, arrachée ! Des yeux gris dans des yeux gris ; quel effroi ! Golshifteh dit qu'il était l'heure.
Du pied ils étouffèrent les dernières braises et s'avancèrent dans les allées noires du marais ; la mission les attendait.
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