Ailes cassées
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Alors que je prenais ma première respiration, les eaux tristes du lac galopaient sur la ville pour me la retirer. Le temps que mes parents traversent le petit bras de terre qui les séparaient de la plage rocailleuse, la colonie fût engloutie. C’était le jeu de s’installer sur une presqu’île. Pas qu’on ait eu un choix immobilier déconnant ; les colonies officieuses galèrent toujours à se poser. Petit inconvénient d’être de sens-mêlé. Après ça nous passèrent des années sur les chemins de la dimension de l’Imprenable. Nous cherchions la sensation d’être chez nous, un sentiment que je n’avais pas eu la chance de connaitre. Ma maison, c’était la route, les auberges miteuses et les nuits à la belle étoile, les bandits et les marchands. Un jour que nous nous reposions entre deux ascensions périlleuses dans les monts de l’An, père rencontra l’étranger. C’est lui qui le premier infiltra dans sa tête le nom de Merleviel.
I
Alphonse laissa son regard se perdre dans l’éclat ambré de son verre. Il se dit que la tenancière avait dû acheter un set de chopes teintes pour cacher la crasse. C’est-à-dire que si elle s’acharnait à tout nettoyer avec le même chiffon, la vaisselle ne serait jamais propre. Mais c’était le jeu de trainer dans un bistrot miteux. Cela valait toujours mieux que de se presser d’aller au travail sans rien boire. A force de tout faire pour retarder l’inévitable début de sa journée, le retard était devenu son heure.
Il prit le temps de terminer son verre, passa aux sanitaires et replia son baluchon. Quand il arriva sur le pont, ses quarante-deux collègues étaient encore disposés en rangs. Il se glissa au fond ; sur un malentendu on ne l’avait pas encore appelé et il passerait inaperçu.
- Woitine ! Venez là.
Raté. Après un soupir bruyant il se mût nonchalamment jusqu’au premier rang où l’attendait un officier furieux, les poings sur les hanches.
— Vous savez que votre flegme insolent n’arrange pas votre cas Woitine ?
Alphonse leva les yeux au ciel. Répéter son nom à chaque phrase n’allait pas le rendre plus docile. Mais les officiers étaient comme ça, ils aimaient bien perdre leur temps avec lui. Un sourire taquin lui étira le coin de la bouche.
— J’vois pas de quoi vous parlez m’sieur.
— Vos retards deviennent systématiques. J’ai besoin de maintenir mon unité disciplinée, et si vous refusez de comprendre l’importance de la ponctualité je vais vous…
— Oh, ça va. On est pas à la minute.
Les camarades ricanèrent, mais pas l’officier. Ses sourcils qui étaient déjà bien froncés en vinrent à se toucher, et comme si le contact avait provoqué une étincelle, il vociféra :
— Puisque c’est comme ça, que vous décidez encore une fois de n’en avoir rien à cirer de ce que je vous dit, vous allez me faire le plaisir d’aller chez Longbatton recevoir votre corvée ! Là.
Woitine haussa les épaules. Les corvées l’arrangeaient dans un sens ; cela lui offrait une possibilité de faire des écritures, la seule chose pour laquelle il était doué. Au début on avait bien essayé de lui faire faire du ménage, mais il était autant un manche avec un balai qu’une brosse à chiotte. Et puis on lui avait ordonné de coiffer les employés, et son travail de boucher avait convaincu tout le monde qu’il n’était bon qu’à écrire.
Quand il débarqua dans le bureau familier de Longbatton, il lui sourit, confiant. L’officier était son meilleur allié d’ici, d’abord parce qu’il l’aimait bien et ensuite parce qu’il essayait de lui dégotter un poste définitif de scribe. Rédiger les rapports des contre-maîtres n’avait rien de passionnant, mais c’était toujours mieux que de se fatiguer à utiliser son sens pour ces chiens de l’inkcorp.
— Encore vous. Je commence à croire que je vous plais.
— Pt’être que je le fais exprès.
— Je ne l’espère sincèrement pas.
— M’envoyez faire quoi aujourd’hui ?
— Définitivement pas des écritures.
— Oh, vous avez bien vu ce que je donnais ailleurs ! Utilisez-moi là où j’suis utile au moins.
L’officier sembla se départir de toute amabilité. L’inkcorp n’avait pas embauché Alphonse pour ses talents de plume mais parce qu’il était un cosmologue de haut rang et de bonne caste. Il aurait dû être un bien précieux pour l’entreprise, pas un boulet.
— Ce qu’il y a Woitine, c’est qu’on vous a embauché pour une raison.
Il se pencha sur les tiroirs de son bureau et en sorti un masque métallique que l’ouvrier ne connaissait que trop bien. Sur la surface iridescente, son visage était déformé par les courbures du Polychromium et par la peur. Sa confiance en pris un coup.
— Attendez, il y a un malentendu. Pensez aux rapports, qui va les rédi…
- Vous pensez vraiment avoir un don unique ? Nous avons des gens compétents pour l’écriture. Vous vous en êtes sorti jusque là grâce à ce petit talent mais vous ne pouvez pas déroger éternellement à la raison première de votre embauche.
Ils voulaient qu’il use de son Sens. C’était le seul intérêt qu’il avait pour eux depuis le début ; être un putain de sac de viande qu’ils pouvaient senier à longueur de journée. Il frissonna rien que d’y penser.
— Allons officier, faites preuves d’un peu de bon sens, sans mauvais jeu de mots.
— Je ne suis plus d’humeur à rire Alphonse. Si vous refusez de vous rendre utile, vos fils ont les mêmes propriétés que vous. Rien ne nous empêche de nous départir de la vieille machine pour renouveler le matériel.
Le néantide serra les dents. Il osait mentionner ses fils. Ses tendres enfants aux visages encore juvéniles. Il allait voir ce vil faquin ! Alors qu’il bondissait sur Longbatton, deux soldats le saisirent. Il se débattit jusqu’à ce que le masque froid n’enveloppe son visage. Le mors lui écarta les dents et le polychronium étira grossièrement son sourire, se pressant contre ses gencives. Au goût chromé se mêla celui du fer quand les chairs de sa bouche s’écharpèrent sous la pression du métal. Et pendant ce temps, l’officier, ce traitre en qui il croyait avoir trouvé un ami, souriait.
— Tout doux. On y a pas encore touché à tes mômes, alors nous donne pas de raison de le faire.
Il se tourna vers les soldats.
— Foutez-moi ça en détention jusqu’à ce soir. Notre petit loustic a bien besoin d’un temps de méditation pour réfléchir à son attitude.
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