Erodea : Amis pour la vie

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A ce moment-là, je croyais déjà avoir des amis. Après tout, avec Lectrice et les autres, on mangeait ensemble, on discutait, et puis surtout plus personne ne m'ignorait. Je n'avais plus l'impression d'être invisible. Malgré tout, quelque chose clochait. J'avais toujours les mains moites, la gorge serrée, alors j'allais tout au fond du temple, devant la statue de Tristana, et je pensais très fort, très-très-très fort pour être sûre qu'elle m'entende, que ce serait bien que quelqu'un vienne, quelqu'un avec qui je pourrais partager mes crayons et parler de tous mes secrets. En attendant, je les confiais tous à la déesse et je regardais les couleurs et la poussière danser entre les colonnades, en essayant de me souvenir de tout pour le dessiner plus tard. J'étais triste pour la statue aux paupières toujours baissées, qui ne pouvait rien voir, rien dessiner, mais je me sentais bien, là, avec elle. J'avais l'impression qu'elle m'écoutait et c'était comme de la magie : la sueur de mes mains séchait, ma gorge se déliait, j'avais enfin l'impression de pouvoir respirer.

Parfois, je me dis que tout ça, l'amitié, l'écoute de la déesse, la fraîcheur du temple, c'était dans mon imagination. Il faisait si chaud dehors, après tout, que rien n'arrivait à vivre pour de vrai : alors mes camarades se faisaient secs comme l'herbe brûlée tout autour de nous, la déesse était peut-être aussi immobile par peur de couvrir le marbre de sueur, et mes mains devenaient sans doute moites sous le poids du ciel, si lourd, comme s'il allait éclater tout à coup.

J'avais peur de ce paysage d'été en colère. Pour dessiner le paysage, il m'aurait fallu un million, un milliard de crayons jaunes et noirs différents. Tout était de cette couleur de paille sèche, désespérante. Le ciel, tout bleu, exactement comme le couvre-lit préféré de Maman, celui que je n'avais pas le droit de toucher, se chargeait parfois de nuages géants qui roulaient sur les collines pour les écrabouiller. Mais ce qui me faisait le plus peur, ce n'était pas tous ces arbres qui avaient l'air mort, ces buissons d'épines à l'horizon, mais les fleurs et l'herbe toujours verte qui poussait à l'intérieur de l'enceinte. J'avais l'impression d'être dans une de ces boules à neige que Maman alignait tout en haut de l'étagère. Enfermée dans une boule à neige comme dans une bulle de mensonge, moi, je rêvais de pluie, pour que tout devienne plus vrai. Alors j'ai demandé à Evade d'où ça venait, cette vie fausse et ces fleurs artificielles. Elle a répondu rapidement, comme à son habitude, la tête ailleurs et les sourcils froncés :

— C'est Divin qui fait ça. C'est bien pratique d'être un enfant d'Aldrik...

J'aurais voulu poser plus de questions, mais je voyais bien qu'Evade pensait à des choses sérieuses, des choses importantes dont elle ne me sentait sans doute pas digne.

— D'ailleurs, il nous envoie travailler... Painlit et moi, on part demain.

Comment me retenir face à Evade qui n'en dit jamais assez ?

— Où ? Quand ? Comment ? Pourquoi ? Travailler pour qui ? Et puis qu'est-ce que vous allez faire ? Je peux venir ? On revient quand ?

— Pas si vite, petite. T'es pas invitée. Un duc a besoin de nous, Rougeflamme ou un truc comme ça qu'il s'appelle. Henry Mort-Martre ou Mourre-à-trois de son prénom, si je me souviens bien. Tire pas cette tête, va, tu vas pouvoir te balader et bailler aux corneilles toute la journée quand je serai pas là. Pas la peine de bouder, Jeanne-Fouine. Allez, t'es grande, non ?

Je jure que je ne boudais pas. J'en ai marre rien que d'y penser. Quand j'ai vu Evade et Painlit s'éloigner avec le postier d'avenir, le lendemain matin, j'avais les bras croisés, d'accord, mais c'était pas du tout parce que je boudais. Pas du tout. Comme j'avais envie de crier sur tout le monde et que je m'ennuyais sérieusement, sans personne pour répondre à mes questions, je suis allée me percher sur le grand pin avec mon carnet. J'essayais de dessiner à toute vitesse mes camarades qui passaient. Hop, Morvax et sa tête toujours avancée en avant, la goutte au nez, dans mon carnet ! Lectrice et les cinq livres qu'elle tenait sous le bras en marchant à toute vitesse, sur le papier ! Le chien, qui s'appelait Prodige alors qu'il refusait le moindre câlin, s'égayait sous mes crayons. J'étais la reine du monde ! J'ai gribouillé de mon mieux le rat après lequel il courait, mais mon dessin était moche, alors je l'ai déchiré en petits confettis et je les ai regardés tomber en spirale vers le sol. Ça y est, je m'ennuyais de nouveau, et tout à coup le monde n'avait plus rien d'un royaume. J'avais refermé mon carnet pour ne pas être tentée de dessiner de toutes mes forces de gros tas de traits noirs et marrons jusqu'à percer le papier quand j'aperçus, sous mon arbre, Divin.

Oui, Divin, avec sa veste d'un vert de mare, rayée d'un blanc de moisissure. Divin et ses rides en crochets au coin de la bouche. Et surtout, Divin qui arborait, perché sur son gantelet de fauconnerie, un faucon magnifique. Il avait la queue brune, le plastron clair, et les plumes dans son dos brillaient sous des reflets de rouille. Je me demande si j'aurais su le dessiner. Il agitait sa tête fière et son bec courbé au bout duquel s'agitait un bout de duvet. Il avait de grands yeux jaunes, lumineux, perçants ; l'air sévère... En me penchant pour mieux le voir, je fis dégringoler ma boîte à crayons le long du tronc. Divin leva la tête et ses lèvres s'étirèrent pour laisser voir ses dents rondes.

— Descends donc.

Je dégringolai à la suite de mes crayons en sentant sur ma nuque le regard de Divin et celui du faucon. Divin le nourrissait d'oisillons morts. J'ai regardé le bec de l'oiseau engloutir les petits corps, sa gorge se gonfler par trois fois, ses serres effilés gigoter sur le gantelet de cuir. De plus près, ses yeux semblaient lancer des éclairs et ses plumes des éclats de feu. Il m'effrayait un peu, mais pas autant que Divin qui écoutait les petits os des poussins craquer dans la gorge de l'animal avec son éternel sourire pointu. Devant l'oiseau qui mangeait, moi, j'avais faim. Je n'avais pas mangé de viande depuis mon dernier repas avec Maman. Et pourtant, du sac plein de cadavres que Divin portait à sa taille se dégageait une odeur semblable à celle de la soupe. Une odeur aigre et poivrée, comme de l'eau croupie, comme la soupe du soir qui était toujours la même. Et pendant qu'il m'ignorait, engoncée dans sa veste dégoûtante, je me demandais si Divin glissait parfois dans notre repas les restes du faucon.

— J'ai entendu dire que tu faisais le ménage, c'est bien.

Je ne me souviens plus de ce que j'ai répondu à ce moment-là. Je rêvassais en regardant les plumes du faucon s'agiter autour de son cou. Si j'avais un tel oiseau, un aussi bel oiseau, je lui raconterais des histoires. J'attendrais qu'il me réponde et je lui demanderais de m'apporter les plus belles pommes de pin. Le soir, il se percherait au-dessus de mon lit et personne ne m'embêterait. A l'heure du repas, tout le monde regarderait ses jolies plumes rouges et on me dirait « vous vous ressemblez ! » Évidemment, il n'écouterait que moi et je crois qu'on serait amis. Juste à temps, je me rappelai de ce que disait Joe Perce-Fouisseur, un ami du Fou Vaillant, à propos des oiseaux de proie. Ils accompagnaient les chasseurs pour repérer plus rapidement les futures victimes. Je préférais mes rêves de pommes de pin...

Alors, mal à l'aise, je remarquai tout à coup le silence.

— Comment s'appelle-t-il ?

— Radieux. C'est un oiseau à tout faire : il sait chasser, évidemment, mais aussi livrer le courrier. C'est bien pratique. De temps en temps, quand quelqu'un me court sur le haricot, hihi, je lui envoie Radieux, et puis terminus ! En deux deux voilà mon petit oiseau qui s'envole, plante ses serres dans la chair de l'individu ennuyeux, lui déchire la trachée à coups de becs et puis s'en va ! Aussi simple que ça. Parfois, il emporte les yeux pour la route, ce galopin !

J'aurais préféré le silence. Sans m'en rendre compte, j'avais ouvert la bouche sous le coup de l'horreur. Divin souleva mon menton du bout de l'ongle effroyablement long de son index. Il planta ses yeux droit dans les miens, comme pour fouiller jusqu'au fond de mes pensées. Je tremblais toute entière et il me semblait que les craquements d'os que j'entendais étaient en réalité ceux de mes jambes qui dégringolaient.

— Petite, ferme cette bouche, on pourrait te faire gober des montagnes. Faut pas croire tout ce qu'on te dit, hihi !

Sans répondre, j'ai serré très fort les dents, comme si à mon tour je me jetais sur lui pour lui dévorer la gorge. J'ai froncé les sourcils. J'en avais marre qu'on me prenne pour une idiote et, surtout, on ne riait pas avec le sang. Je me suis éloignée en tapant les pieds pour cacher la peur, j'ai ramassé mes crayons un à un et j'ai grimpé à toute vitesse en haut du pin. Divin s'est éloigné en gloussant. Sous ses pas, l'herbe verte crissait comme de la paille.

Le soir, j'eus du mal à avaler ma soupe. J'expliquai tout à Lectrice qui leva les yeux au ciel :

— C'est fou comme tu peux être impressionnable... Il est comme ça Divin, c'est tout, tu ne devrais pas le prendre au sérieux.

— Mais il a dit qu'il était un peu comme notre papa, et un Papa c'est sérieux, et ça fait pas peur, et... non ?

— Mais tu as quel âge ? On a pas besoin des adultes. Tu devrais lire plus et grandir un peu.

Morvax renifla et déposa sur la table une pelote de fils et de perles.

— On n'a qu'à faire des guirlandes !

Lectrice souffla d'exaspération.

Heureusement pour moi, elle engloutit rapidement sa soupe en tournant les pages de son livre du soir à toute vitesse, sans voir que je reniflais à mon tour pour empêcher les larmes de couler. Moi, j'avais encore besoin des adultes. Maman me manquait, ou plutôt l'idée de Maman, un lit à moi, et le fait de ne pas avoir dans la tête d'images de têtes tranchées par des becs d'oiseaux. J'avais envie d'un câlin. Et pendant que Morvax enfilait des perles en essuyant d'un revers de manche sa morve et que Lectrice m'ignorait de son mieux, j'ai compris que je n'avais peut-être pas vraiment d'amis. Dans mon lit, ce soir-là, j'ai essayé d'écouter les conseils de Lectrice. Comme une grande, j'ai empilé les livres Saks sous ma couette et j'ai parcouru en secret le Livre de la Fondation et le Livre de la Dualité que Tristana avait rédigé en partie. Elle écrivait bien. Dans les mots tracés à l'encre noire sur le papier, j'entendais une voix claire, pleine de clochettes ou quelque chose comme ça. Comme un carillon sous la pluie. C'était une voix dans laquelle il y avait aussi des larmes et beaucoup de sérieux. Tristana, elle, ne riait jamais de la mort et du sang. Elle ne riait pas beaucoup d'ailleurs. Elle ne parlait jamais des autres dieux et, même si ses phrases palpitaient comme un cœur d'oiseau avant l'orage, la déesse me semblait un petit peu triste, un petit peu seule. Est-ce qu'elle avait des amis ? Cette nuit-là, je me suis endormie en rêvant d'oisillons morts et de paupières fermées, douces et dangereuses comme le duvet d'un faucon.

Au retour d'Evade, je lui racontai tout : Divin, le faucon, les Mamans... et je lui demandai si elle savait ce qu'était un ami. Mais Evade avait changé, un tout petit peu. Elle ne me criait pas dessus. Elle ne m'appelait pas Jeanne-Fouine. Elle ne me faisait aucun reproche, ne me donnait aucune leçon. Elle essuya la poussière qui couvrait ses joues, se massa les yeux quelques secondes et répondit doucement.

— Evite de croiser le chemin de Divin. Il a un humour de geôlier.

Je notai le mot dans ma tête pour m'en souvenir. Geôlier.

— Et les amis, Evade ? Est-ce que vous êtes amis, Pié et toi ? Comment vous avez fait ? Vous avez signé un contrat ?

— Non, pas besoin de contrat. On avait le même âge, on était là, on a appris à se faire confiance avec le temps. On a commencé à se considérer comme des confidents. On s'est dit tous nos secrets, si tu veux.

Je me suis retenue très très fort de ne pas lui demander de me raconter ses secrets. Elle avait dit « avec le temps », et, surtout, son regard noir flottait sur les choses comme pour les transpercer. Elle sentait la sueur. Quelque chose d'âcre et d'effrayant flottait dans cette odeur. Evade avait l'air d'une étrangère, tout à coup. Je profitai de son silence pour réfléchir. Je n'étais pas si loin de mes camarades. Il nous fallait du temps, c'est tout, pas vrai ? Je me répétai ça, comme un sortilège. Il nous fallait du temps et peut-être qu'un jour, nous serions vraiment amis pour de vrai...

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