3. Il faut se battre parait-il
Alexandre semble avoir repris ses esprits. Je n'ai pas vraiment entendu quel serait le projet de soins, mais vaguement perçu la nécessité de démarrer une chimiothérapie. Comme si ma mémoire, voulant fuir le réel, s'était effacée après le mot « cancer » prononcé par le médecin.
Alexandre s’était rendu compte que je n'avais pas écouté les explications du médecin. Elle avait fini par différer les explications et sortir de la chambre pour laisser le temps d'encaisser.
« Je peux demander au Dr Frost de venir nous expliquer précisément ce qu'il faut nous faire maintenant ?
- ... (silence)
- Ou... si c'est difficile pour toi je peux aller la voir et l'interroger moi-même. Ça te permet de rester seule un instant. Et je t'expliquerai ?
- d'accord... ».
Ai-je un autre choix que celui d'abdiquer ? Je sens qu'il insistera tant que je n'accède pas à sa demande. Cela le rassure probablement. Il prend les choses en main. Faire l'empêche sûrement de penser.
Je n'ai pas envie de parler ni d'écouter et encore moins d'entendre. Alexandre m'assaille de questions sans remarquer mon incapacité à raisonner. Je suis déconnectée, comme extraite de mon propre corps.
« On vas s'en sortir... » Rajoute-t-il comme pour s'en persuader lui même avant de quitter la pièce.
Il s'approprie mon corps. Il utilise le « on » comme si mon enveloppe corporelle ne m'appartenait déjà plus et qu'il était devenu sa propriété. La propriété des autres, des médecins ou de la science.
Je suis incapable de répondre réellement sans risquer de le vexer, mes mots dépasseraient mes pensées. Je détourne le regard vers la fenêtre et observe encore une fois les nuages qui défilent dans le ciel bleu. Ma seule échappatoire dans cette prison. Déboussolée par l'ambivalence des sentiments qui me submergent, j'inspire profondément pour tenter de calmer la colère montante en moi.
Au bout d'un certain temps, une heure peut-être, Alexandre revient, manifestement agacé.
« Impossible de trouver le Dr Frost c'est vraiment invraisemblable de passer autant de temps à attendre pour tout !
- bienvenu dans le merveilleux monde hospitalier, et c'est nettement moins fun de ce côté du miroir...
- le pire c'est que les infirmières sont incapables de me dire quand est ce qu'elle pourra repasser nous voir !
- la médecine n'est pas prévisible tu sais...
Alexandre perçoit ma lassitude et change de sujet.
- il va falloir t'accrocher tu sais ? Il faut te battre d'accord ? » me supplie-t-il.
Il ne comprend pas. Il emploie les fameuses phrases de circonstances réchauffées que j'entends habituellement des familles de mes patients. Nous y sommes, c'est mon tour. La spontanéité d'Alexandre ! Quel étonnement de constater qu'il tombe dans ce panneau. Il s'attache à meubler les silences, sans doute insupportables pour lui. C'est pourtant précisément ce que je recherche. Le silence. La paix. Le néant. La mort peut-être. Une mort immédiate, sans douleur.
Me voyant distante, Alexandre sort quelques instants prendre l'air à la cafétéria, et parvient à enfin me demander comment je vais en revenant quelques minutes plus tard. Enfin il s'intéresse à mon ressenti !
« Comment veux tu que je me sentes ?! ».
Je me surprends à répondre sèchement. Ma vie est devenue un enfer. Je ressens instantanément une immense culpabilité. Manifestement mal à l'aise, Alexandre ne sait comment aborder le sujet pour me témoigner de son soutien. Quelle est la place la plus difficile finalement ? Moi et mon pronostic vital engagé, ou lui et son impuissance destructrice ?
« Excuses-moi Alex, c'est stupide de te répondre comme ça. Je suis sous le choc voilà tout ».
Le médecin avait parlé d'un transfert à l'institut Curie, spécialisé dans les traitements contre le cancer.
« Explique-moi ce que tu as compris s'il te plaît » demandais-je résignée.
Alexandre me répète chronologiquement les propos du Dr Frost quelques minutes plus tôt.
Réentendre le mot « cancer » sortir de sa bouche produit l'effet d'un tsunami dans mon corps. Je ressens comme une décharge électrique violente. De celle qui vous fait faire un bon de plusieurs mètres en arrière et vous plaque contre le mur et vous assomme KO sur le sol. Je ne suis pas prête. Qu'importe la renommée mondiale de l'institut.
« Elle a parlé du traitement par chimiothérapie et d'une possible intervention chirurgicale aussi... la tumeur est importante.... C'est ce que j'ai compris mais peut-être n'est-ce qu'une éventualité.... Les médecins de l'institut Curie pourront nous ré-expliquer tout ça, à défaut de revoir le Dr Frost... ».
Mes yeux s'écarquillent, horrifiés. Une chirurgie en plus du traitement... Alexandre est décontenancé, sa voix est monocorde.
Je cherche une porte de sortie avec mon regard. Fuir à tout prix. La chimiothérapie ne suffirait donc pas. Je prie pour que le cauchemar s'arrête. J'espère me réveiller en pleine nuit en sursaut et comprendre que tout ceci n'est pas réel. Peut-on me laisser le temps d'intégrer toutes ces informations ? Pourquoi faut-il se précipiter comme si j'allais mourir dans la minute ? Et puis, ai-je envie de subir ces traitements pour de toute façon mourir dans quelques mois ou une, deux ou trois années tout au plus ?
On frappe à la porte. Je sursaute.
Des collègues infirmières du service de pédiatrie en tenue de travail entrent dans la chambre. Les nouvelles ont de toute évidence déjà fait le tour de l'hôpital. Je regrette amèrement d'avoir choisi ce lieu pour faire mes examens. Elles le remarquent sans doute car se confondent en excuses expliquant vouloir me témoigner leur soutien et être navrées de ce qu'il m'arrive. Elles me demandent gentiment si j'ai besoin de quelque chose et proposent de me rendre service. Je regrette instantanément mon accueil glacial. Mes émotions se bousculent.
A part récupérer mes gardes du week-end prochain et réorganiser le planning sans moi pour un certain temps, je ne vois pas grand-chose à faire. Nous discutons de l'actualité du service. Des dernières péripéties manquées depuis mes deux semaines d'absence. J'apprends entre autres le départ annonce de la cadre de santé du service. Triste nouvelle. Je suis finalement assez contente de ne pas avoir à vivre ce changement.
Finalement cette discussion avec mes collègues me fait du bien et me permet de ne plus penser. Comme un sas de décompression post choc traumatique.
On frappe de nouveau à la porte, Alexandre ouvre.
Cette fois-ci c'est Antoine, le chef de clinique du service de pédiatrie, avec son stéthoscope autour du cou, un petit paquet à la main. J'adore Antoine. C'est sûrement le médecin avec lequel je m'entends le mieux et avec lequel j'adore travailler. Il se tient à la porte, grand sourire. avec des paquets sucreries à la main.
« Coucou Miss! Je crois que tu as besoin de réconfort ! Tiens, du haut de gamme ! » annonce-t-il moqueur en agitant un assortiment de Mars, Kitkat et M&M's, de la boutique du hall de l'hôpital.
Je reconnais bien là la spontanéité d'Antoine. Il réussit la prouesse de me faire sourire pour la première fois de la journée.
- Tu ne pouvais pas mieux tomber ! ».
Le défilé de collègues se poursuit encore un moment. L’épuisement me gagne. Je songe alors à mon fils resté chez mes parents depuis mon hospitalisation. Il me manque terriblement. J'aimerai avoir une boule de cristal et prédire ce qu'il va précisément se passer. Faire mes choix selon ce que la diseuse de bonnes aventures m'annoncerait. Savoir comment je vivrai mes prochains mois et ce qu'ils deviendraient avec Alexandre sans moi... J'ai terriblement besoin d'un signe du destin pour m'orienter et m'aider à y voir plus clair.
Toc toc toc.
J'aurai préféré recevoir une carte postale signée par tous les collègues que de supporter ce balai de visite. Mes pauvres collègues font preuve d'empathie, je me sens vraiment ingrate. S'ils n'étaient pas venus j'aurai peut-être rouspété en disant que personne ne prenait de mes nouvelles. Je suis vidée.
Le Dr Frost entre avec une enveloppe à la main. Enfin ! Je veux rentrer chez moi. Le courrier est à remettre au Dr Parrot à l'institut Curie. Tout ceci est donc bien réel. Je prends le document machinalement, sans question. La journée a été longue. L'attente a dissipé les questions qu’Alexandre se posait. Et ça me va. Quel en serait l'intérêt au fond ?
Elle me recommande de prendre rapidement rendez-vous s'agissant d'une urgence et me tend sa carte de visite avec ses coordonnées téléphoniques en cas de besoin. Nous verrons tout cela plus tard.
Je peux rentrer et emporter ce fardeau immense. Merci, au revoir.
Deux poignées de main plus tard, le médecin quitte la chambre. Alexandre commence immédiatement à rassembler les affaires dans ma valise.
« Comment va-t-on dire ça à Tiago...? ».
Alexandre stop net le rangement et me regarde préoccupé. Comme s'il venait tout juste de se souvenir qu'il était père, désarmé.
Je tente tant bien que mal de retenir mon exaspération. Je suis lasse d'avoir à porter cela en plus du reste. La colère monte. Je me contiens. Il y a quelques heures à peine je ne me serai pas aperçu de l'absurdité de sa réaction, heureuse de prendre les choses en main comme d'habitude. Évidemment, lui ne se rend pas compte du conflit intérieur que je vie.
Je n'ai pas la force de discuter, j'ai besoin que cette journée se termine et vite.
« Je vais lui dire moi—même, je trouverai les mots.
D’accord ma chérie ».
Alexandre poursuit son rangement presque soulagé que je prenne le relais. Finalement, je finis par le soutenir moi-même... Le monde à l'envers, j’ai envie de hurler. Au lieu de cela, je me contente de le suivre comme un zombie jusqu'à l'accueil du service pour gérer les formalités de sortie.
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