9. La première fois n'était qu'un leurre 

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Les trois semaines s'étaient écoulées à une vitesse folle. J'avais profité de chaque minute en famille avec beaucoup de bonheur prenant le soin de chasser loin de mon esprit les petites choses insatisfaisantes du quotidien, notamment l’inertie d’Alexandre. Je ne voulais pas parasiter l'instant présent avec des futilités.

C'était lasse et triste que j'avais laissé encore une fois Tiago avec mes parents pour subir ma deuxième chimiothérapie. Je n'étais pas ravie de repousser les portes de l'hôpital. Sentir ces odeurs nauséabondes, croiser ces patients cachectiques, voir des familles en pleurs. Je m’installais, angoissée bras tendu vers Marie, l'infirmière, pour la pose de perfusion et l'administration de ce que j'appelais le poison mortel. J'imaginais vivre le même scénario toutes les trois semaines durant les six prochains mois minimum. La même ritournelle infernale, sans aucune garantie de succès, l’horreur.

Évidemment, je ne partageais pas mes états d'âme, continuant de garder pour moi toutes mes inquiétudes. Je ne voulais pas faire souffrir ma famille. Seule Sabine, ma confidente de toujours, connaissait mes ressentis dans leurs moindres détails. Elle était mon exutoire, ma thérapie. J'avais finalement refusé le suivi psychologique proposé par l'oncologue. Me rajouter des rendez-vous, répéter ce que l'oreille attentive et aimante de Sabine faisait déjà, ne m'apporterait rien sinon une charge mentale supplémentaire. Je n'avais pas besoin de cela.

Revoir Marie me faisait toutefois plaisir. Elle m'expliquait être mon infirmière référente et assurer mon suivi tout au long de la chimiothérapie. Je me disais que pour une fois les choses étaient bien pensées. Je commençais à comprendre les raisons de la bonne réputation de cet hôpital. Tout était prévu pour faciliter le séjour des patients avec un projet de soin de qualité.

Cette fois-ci, Marie ajoutait un casque réfrigérant sur ma tête avec comme vertu, soi-disant, de réduire la perte de cheveux. « Diminution de l'afflux sanguin dans le cuir chevelu... réduction de la quantité de produit « toxique » dans les cellules... ». Je ne comprenais vraiment pas tout du raisonnement physiologique. Je me contentais de me laisser faire, comme le font tous les patients, sans broncher. Je me sentais bien ridicule ainsi coiffée.

Mon bras couvert d’hématomes s'étaient mis à gonfler et me faisait atrocement mal. La perfusion avait dû être reposée deux fois. Une autre infirmière dû prendre le relais, j'étais devenue « impiquable » selon le jargon médical utilisé. Je comptais les heures qui me rapprocheraient du retour à la maison. Enveloppée dans une couverture en polaire, parée de mon magnifique casque, ridicule et frigorifiée, je tremblais comme une feuille poussée par le vent. Un mal de crâne intense s'invitait pour couronner le tout, des douleurs dans les yeux, au point que je n'arrivais pas à les ouvrir. Je demandais à baisser les stores et essais de méditer avec le sentiment que les choses sérieuses commençaient, contrairement à la dernière fois.

La première fois n'était qu'un leurre.

A la fin du traitement, j’extrayais mon corps endolori du lit avec difficulté. Alexandre me soutenait par le bras pour m’aider. Mes jambes flageolaient, ma tête tournait au point que j'avais dû me rallonger quelques instants. Les larmes coulaient malgré moi à travers mes yeux clos. Alexandre les séchait en guise d’affection et de soutien, sans un mot. Avant de rentrer, il m'embrassait en me rappelant combien il m'aimait et j'étais « courageuse ».

De retour à la maison, j’avais été directement me coucher, éreintée, avec les volets clos, dans la pénombre, tant mon mal de crâne s'amplifiait. Les anti-douleurs étaient totalement inefficaces, même les antalgiques plus puissants prescrits par l’oncologue. Pendant plusieurs la douleur et le mal être de fléchissait pas, à tel point que Tiago s'en inquiétait. Je n'arrivais plus à faire semblant. J'essayais tant bien que mal d'être rassurante, me disant juste un peu fatiguée et que ça irait mieux dans quelques jours. J'étais nauséeuse. Des spasmes à l'estomac me faisait vider mon bol alimentaire après chaque repas, au point de ne plus pouvoir rien avaler. Mes parents venaient me prêter mains fortes pour récupérer Tiago à l'école et l’accompagner aux devoirs. Alexandre gérait les matins et décalait de ses horaires de travail le soir.

Deux semaines s'étaient ainsi écoulées et j'avais passé plus d'heures dans mon lit qu'au cours des deux derniers mois cumulés. J'allais mieux, les nausées s'étaient estompées, le mal de crâne dissipé. J’étais faible, mon appétit aussi mais je pouvais enfin me lever, m'occuper de mon fils et préparer les repas. J'étais catastrophée de savoir qu'il peu de temps avant la troisième chimiothérapie et le retour dans l'enfer de ces derniers jours. Je pensais à tous ces patients qui vivaient la même chose ou étaient déjà passé par là en me demandant où ils avaient puisé leurs forces.

Un matin, Tiago me demandait si j'allais mourir. Stupéfaite par la quiétude avec laquelle il avait posé cette question, je sentis des frissons envahir mon corps. Il entrait dans l'âge où le monde féérique des contes de fées laissait place au monde réel peuplé par des hommes mortels. Naturellement, je bottais en touche en disant que nul sur cette terre ne savait quelle était l'heure de sa mort.

« Généralement nous mourrons lorsque nous sommes très âgés ou très malades. Maman est un peu malade mais les médecins sont en train de me soigner »

Ma réponse avait réussi à le calmer.

Devenir maman est de loin la plus belle chose qui me soit arrivée. Entendre les premiers battements de cœur sur l'écran d'échographie, sentir les petites bulles dans mon ventre signe des premiers mouvements du bébé. J'avais vécu ma grossesse avec beaucoup de bonheur et d'émerveillement avec la chance de n'avoir souffert d'aucuns maux. J'aimais voir s'arrondir mon ventre, le caresser, l'observer devant les miroirs et chaque vitrine, imaginant le visage de mon futur bébé. Je lui parlais chaque jour, lui chantais des chansons. Être enceinte, c'est penser pour deux chaque minute qui passe. C'est cohabiter dans la même enveloppe corporelle. Avoir des enfants est merveilleux même si aujourd'hui cela rend cependant les choses beaucoup plus complexes et les perspectives plus inquiétantes.

C'est le jour de la troisième chimiothérapie. Marie m'informe que mes veines ne supporteront plus aucune perfusion. Les trois semaines n’ont pas suffi à ce qu’elles se réparent. Il est vrai que les hématomes avaient envahi l’ensemble de mes bras et mes mains, le tout était très douloureux. Après examen, le médecin confirme que je dois subir une intervention pour la pose d'un cathéter veineux central. Une sorte de perfusion dans une grosse veine plus robuste à l'intérieur du corps près du cœur, nécessitant une intervention au bloc opératoire. A l'extérieur de celle-ci un petit boîtier, appelé « chambre », installée sous la peau, servirait d’embouchure pour la perfusion. C'est cocasse quand on y pense. Le dispositif est tel qu'on lui met à disposition une « chambre » dans mon corps.

Élu domicile fixe pour une durée indéterminée.

On comprend dès lors que le tout n'est pas près de se terminer. La pose du cathéter doit avoir lieu dans quatre jours, faute de place au programme du bloc opératoire, repoussant d'autant la troisième cure de chimiothérapie. En attendant je pouvais rentrer à la maison.

Durant le trajet de retour à la maison je restais dans mes pensées. Elles tournaient en boucle sur mes dernières semaines de souffrance et la perspective de faire de mon corps une chambre pour le poison mortel. J'avais envie de hurler. De partir loin, très loin. Alexandre ne se doutait pas de mon affolement intérieur. De nature calme, il n'avait pas l'habitude de tout questionner et encore moins de contester. Il laissait venir les choses avec une capacité d’adaptation hors du commun. L'exemple même de la résilience. J'imaginais qu'être malade avec ce tempérament devait être beaucoup moins complexe à gérer pour le malade et son entourage. J'étais à contrario très critique, méfiante, et contestataire. Une petite voix intérieure me disait de ne pas y retourner. La voix de la raison lui répondait de poursuivre comme prévu. J'entendais ces voix comme si nous étions trois à cohabiter dans ce corps fichu. Enfin quatre avec le monstre qui le consumait. C'était la cacophonie. Incapable de les faire taire, comme dépossédée de mon libre arbitre, je sentais ma tête en passe d’exploser.

Le téléphone sonne. Sabine. Elle comprend à l'intonation de ma voix que je vais mal. En arrivant à la maison, elle m’attend sur le perron, je suis ravie de la voir. Alexandre me dépose et repart directement au travail. Sabine et moi nous installons sur le canapé avec une tasse de thé blanc aux fruits rouges à la main. Elle m'écoute attentivement parler de la querelle de mes voix intérieures incapables d'avoir un discours à l'unisson, de mes difficultés à y voir clair et de mon ambivalence permanente. Je lui explique à quel point l'intervention prévue me préoccupe et ma difficulté à supporter le traitement avec toujours cette impression de lutter contre une mort inéluctable.

Sabine me laisse parler puis prend la parole.

« Je te propose de te calmer et d’écouter attentivement ce que j’ai à te proposer ».

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