Deuxième manche
Je m’y remis dès le lendemain, après la pause déjeuner. Je n’avais aucune inspiration pour avancer dans ma thèse. J’allais m’y mettre plus tard, après avoir regardé un peu ce qui se passait sur Tumblr. Cette fois, je voulais juste checker, voir si « Intyin » était encore là, et s’il avait répondu à mes messages. À ma grande surprise, je découvris qu’il l’avait fait : il avait répondu avec une photo montrant un casier de consigne automatique, dans un environnement que j’identifiai comme la gare de Shinjuku. Une photo de paysage urbain anonyme, sale, sombre et décalé, comme il y en avait tant d’autre sur sa page, si ce n’est que celle-ci, pour une fois, était en couleur. En tout cas, il avait ignoré mon accusation, et ne m’avait pas envoyé chier non plus.
Je parcourus sa page, relisant mes questions et leur réponse qui s’affichaient sur l’étrange fond gris, y compris celles entre les doubles parenthèses, qu’il n’utilisait jamais dans ses réponses (en général, les PJ évitaient de les afficher pour ne pas casser l’immersion). D’autres questions d’autres internautes s’étaient ajoutées aux miennes, y compris celles de joueurs personnifiant des tueurs en série célèbre. Le contraste entre le niveau de jeu de ce « densetsu no koroshiya » et les autres étaient flagrant : il était à fond dans son personnage de tueur chinois, tout le temps.
Anonyme asks : Tu as fait quoi aujourd’hui ?
— Rien. Je suis sur internet et je réponds aux questions.
Anonyme asks : Tué personne ?
— Je ne travaille pas tous les jours... C’est encore toi.
N’ayant pas de profil Tumblr, j’étais en anonyme. Mais il m’avait repéré, à mon ton, qui contrastait avec celui des pseudo Manson et Berkowitz.
Anonyme asks : J’aime bien te parler. ((Je trouve que t’es hyper fort, et tes réponses sont super bien renseignées et intéressantes pour un brouteur !))
— Tu n’as pas mieux à faire ?
Anonyme asks : Je suis étudiant. J’ai beaucoup de temps libre !
— Si j’avais fait des études, je n’aurais pas été obligé de devenir tueur à gages. Tu ferais mieux de travailler tes partiels.
Anonyme asks : Pourtant, tu as l’air très doué dans ce que tu fais !
— Merci. Je fais de mon mieux.
Son ton froid et pince-sans-rire m’amusait beaucoup. Ce mec avait super bien réussi à interpréter son rôle : derrière l’écran, j’imaginais un type un peu sociopathe, qui ne devait pas parler à grand monde. Et le gif qu’il avait mis en en-tête me fascinait.
Anonyme asks : (( C’est qui sur l’image ?))
— Moi.
Anonyme asks : (( Je veux dire, tu joues un perso venant de quel univers fictionnel ?))
— Je ne joue pas.
Vlan. Prends ça dans la face... Ok.
Anonyme asks : Les gars, je vous shippe ! Vous faites un super beau couple <3
Il avait répondu avec une photo montrant une arme ensanglantée. Visiblement, il n’appréciait pas ces allusions. Internet... Nos échanges avaient fini par intéresser des gens du fandom serial-killers, qui les prenaient pour un petit jeu amoureux entre un tueur chevronné et un jeune Japonais un peu psycho. Moi.
Personnellement, cela me faisait rire. Et j’étais flatté qu’on pense qu’il s’intéressait à moi. C’est vrai que j’avais une relation unique avec lui. À personne d’autre il ne se confiait de cette manière. La plupart du temps, il se contentait de réponses laconiques, ou de photos inquiétantes. Pour le fandom, cela faisait partie du jeu. C’est le fait qu’il soit glacial et effrayant qui leur plaisait : ainsi, ils avaient l’impression de parler à un vrai tueur.
Très vite, je me mis à m’interroger sur la personne qui était derrière ce compte. Ses réponses étaient trop précises pour être de pures créations. Il devait réellement être Chinois d’origine coréenne, et vivre au Japon. D’après ce que j’avais compris, il avait une petite trentaine d’années, et cela devait être le cas en vrai. Mais je voulais savoir à quoi il ressemblait. Bien sûr, cela serait difficile de le voir autrement que la façon dont il se présentait sur ce profil, avec ce corps nerveux et ce regard intense. Mais je voulais le tenter.
Anonyme asks : Montre-moi une photo de toi. Une vraie.
— Ce gif est vrai.
Anonyme asks : ((Non. Une photo. De toi. Pas un gif tiré d’un film. Lequel, d’ailleurs ? ))
Le lendemain, en ouvrant Tumblr, je me rendis compte qu’il avait posté une photo en réponse à ma question. Elle montrait son visage de profil, baigné dans la lumière d’une fenêtre : ses courts cheveux d’un jaune violent, les clous en argent dans le lobe de ses oreilles, la courbe légèrement cassée de son nez. Et toujours, ce regard d’un noir métallique, à la fois acéré et triste. La photo était en noir et blanc, et elle était magnifique. Il était magnifique.
Mais c’était encore le même que sur la caméra de vidéosurveillance. Qui était ce type ? D’où sortait-il ? D’un film ?
Je fis une recherche google image. Mais je ne trouvais rien.
Anonyme asks : Tu es très beau.
— Merci.
Anonyme asks : ((Tu peux pas être un vrai tueur à gages, qui parle comme ça à des randoms sur le net. Ce serait trop dangereux pour toi. Alors ? Film ? Jeu vidéo ?))
— Dangereux ? Je me connecte d’un cybercafé, avec un VPN. Toi, par contre, tu es dans un bâtiment de Mita, au centre de Tokyo.
Je pris un moment pour digérer l’information. Le mec avait réussi à identifier la connexion !
Mais qu’est-ce que j’avais à craindre ? De nombreuses personnes savaient faire ça. Il suffisait que je me trouve devant un geek un peu malin... ou un Chinois.
Anonyme asks : Lee Intyin, c’est ton vrai nom ?
— Oui.
Anonyme asks : Ça ne te dérange pas de dévoiler ton vrai nom sur le net ?
— Ce n’est pas ce nom-là qui figure sur mes papiers.
Anonyme asks : T’es Chinois ?
— Nord-coréen, à la base. Mais j’ai des papiers japonais.
Ouch. C’était pire que ce que je croyais. Je tentai quelque chose, dans l’idée de le forcer à se dévoiler un petit peu :
Anonyme asks : Nihongo hanasemasu ka ?
— Hanaseru yo.
Ok. Il parlait — lisait et écrivait le japonais. Bon, il pouvait très bien utiliser Bing ou google trad, mais vu sa rapidité de réponse, je penchais plutôt pour la première solution.
Anonyme asks : Tu vis au Japon ?
— Oui.
Je ne pris pas la peine de lui répondre que moi aussi. Il le savait déjà.
C’est le moment où j’eus envie de mettre fin à la conversation. Mais il prit les devants avant moi, en postant — fait rarissime — une ligne de texte sur son profil, sans parenthèse, ni rien, avec un hashtag qui me pointait directement :
Je dois partir. On se reparle plus tard. N’oublie pas d’aller chercher ton paquet. Tu connais le code. #学生
L’étudiant, en japonais. Moi. Je restai un moment interdit. Le code ? Le paquet ? Puis je me souvins. La photo des consignes automatiques. Est-ce qu’il m’avait laissé quelque chose là-bas ? Et était-ce vraiment lui qui avait pris la photo ?
Anonyme asks : Quel code ? Quel paquet ?
Pas de réponse. Je passai les quinze minutes suivantes à remonter sa page, à essayer d’en savoir plus sur lui et l’univers qu’il jouait. Mais il n’y avait rien, et je ne trouvai aucun personnage appelé « Lee Intyin » sur internet. C’était un nom bizarre, et mon ignorance du chinois m’empêchait de trouver une équivalence en sinogrammes.
Le code. Le paquet. S’il croyait que j’allais mordre à l’hameçon, il se fourrait le doigt dans l’œil ! Je me déconnectai, mécontent. Cette fois, c’était lui qui avait gagné la partie. La balle était dans mon camp... mais il était hors de question que je cède à son petit jeu.
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