Le colis
Une semaine s’écoula. Puis une autre. Je n’avançais toujours pas dans ma thèse. Mon directeur me proposa de repartir sur le terrain, dans le sud-ouest du pays, jusqu’à la rentrée. C’était une bonne idée pour me mettre au vert. Il n’y avait plus personne autour de moi : mes senpai avaient tous déserté la ville. Les seuls contacts que j’avais se faisaient sur Skype, avec ma grand-mère, qui ne vivait plus au Japon depuis longtemps. « Rentre dès que tu peux, ça pue », me disait-elle avec son franc-parler habituel. Elle avait raison. Tokyo était devenue une ville zombie, un chat de Schrödinger. On attendait tous avec angoisse quelque chose qui n’arrivait pas. Moi y compris.
Pendant tout ce temps, je n’échangeai pas avec Intyin. Il avait essayé de m’extorquer de l’argent : je me sentais trahi. Mais il continuait à répondre aux questions et à poster ses drôles de gifs de Bruce Lee. Et des aphorismes sur la mort.
Il y a peu de gens qui comprennent que leur existence aura une fin. La plupart restent inconscients de leur disparition inéluctable, et mènent une vie dénuée de sens, inutile. Leurs vies s’envolent comme les cendres d’un texte oublié, alors qu’ils attendent l’annihilation. #confucius
Ce genre de texte prétentieux à la philosophie toute pétée me faisait grimacer. Mais surtout, il me mettait mal à l’aise. Pourquoi Intyin parlait autant de la mort ? Ok, il jouait un tueur à gages, mais est-ce qu’un véritable assassin serait à ce point obsédé par la Camarde ? C’était exagéré. D’ailleurs, en dépit du gif sexy qu’il avait mis en entête de son profil, peu de weaboos fans de stars asiatiques le suivaient. Trop dark. Les gens qui interagissaient avec lui étaient des gens comme lui, obsédés par les images de viande cadavérique et les techniques de mise à mort.
Je l’oubliai donc pendant un temps. Sur la suggestion de mon directeur, je m’envolais pour quelques semaines à Kyûshû, où l’on me prêtait une maison délabrée qui n’avait pas d’accès à internet. Pour ne pas trop user mon forfait mobile, j’évitais Tumblr. C’est comme ça que je me coupais de ma nouvelle addiction. Là-bas, en retrouvant mes interlocuteurs habituels, j’eus un semblant de vie sociale. Un soir, lors d’une fête de village dans une montagne perdue du département de Miyazaki, alors que les dieux dansaient sous les étoiles, je checkai la plateforme, juste pour voir. Intyin était en ligne. Je le savais. Exactement au même moment. Mais il était loin de moi. Peut-être qu’il se connectait d’un cybercafé, en mangeant des nouilles instantanées, assis dans son petit box privé comme tous ces travailleurs précaires et ces étudiants chinois qui n’avaient pas de toit. Ici, dans ce sanctuaire de village au milieu de nulle part, avec ces vieillards qui dansaient et transpiraient sous leurs masques, j’étais en sécurité. Et seul.
Demain, je rentre à Tokyo, décidai-je. Puis j’essaye de me trouver un billet d’avion.
*
J’avais pris l’avion pour venir, parce que c’était moins cher que le Shinkansen. Mais une fois revenu à Tokyo, une erreur d’aiguillage me fit transiter à Shinjuku. Cela faisait trois semaines que j’évitais cette gare et son labyrinthe tentaculaire. Pas parce que j’avais peur de me perdre, non, mais parce que j’avais le sentiment que c’était dans ce coin qu’Intyin trainait. Kabuki-chô, le royaume des minets bronzés aux cheveux décolorés était juste à côté. Pareil pour Ni-chôme, qu’on disait gangréné par la pègre. Je savais bien que ce n’était pas les quartiers les plus dangereux, ni même ceux dans lesquels les Chinois trainaient. Mais, sans savoir trop pourquoi, j’avais cette image-là d’Intyin. La faute à ce foutu gif, sans doute... cet extrait de vidéo-surveillance qui ne le représentait même pas.
Et puis, il y avait le casier de consigne automatique.
Ces casiers étaient situés dans un coin de la gare devant lequel je n’aurais pas dû passer : ceux de la station Marunouchi. Mais l’attrait était trop fort. Sans même me rendre compte de ce que je faisais, je m’en étais rapproché. Et, finalement, je me retrouvai devant la rangée de casiers, isolé dans un petit recoin. La foule du million et demi de voyageurs qui transitaient toute la journée par cette gare se massait dans d’autres couloirs. Aucun ne prêtait attention à moi. Devant les seize casiers blancs, qui s’alignaient à côté d’une machine de retrait bancaire, il n’y avait qu’un jeune de style visual-kei, qui portait un masque sur le nez et une guitare sur le dos. Le casier tout en haut, à droite : c’était la photo qu’avait posté Intyin.
J’attendis que le jeune musicos ait terminé ses affaires, puis je me positionnai devant le casier. Pour l’ouvrir, il fallait faire un code sur l’écran.
Tu connais le code.
Je posai mes doigts sur le clavier et composai : 426. Le grade que revendiquait Intyin dans son organisation.
Un petit déclic. Le casier était ouvert.
Je sentis mon cœur s’accélérer. Qu’allais-je trouver dans le casier ?
Je jetai un regard à gauche et à droite. Personne. Prudemment, j’entrouvris la porte... puis je l’ouvris complètement.
Un carton de transport express. C’était ça que contenait le casier.
Je le sortis. Sur le papier destiné à indiquer l’adresse du destinataire, il n’y avait rien. Du vide, du blanc. Mais le paquet était scellé, bien ficelé avec du chatterton, comme un carton de mandarines qu’envoyait la grand-mère de mes senpai à la fac. Que devais-je faire ? Même si Intyin m’avait indiqué l’existence de ce colis, et le code pour le récupérer, il ne m’était à l’évidence pas destiné. J’hésitai à le replacer dans le casier et à refermer la porte. Après tout, je ne parlais plus à Intyin. Je n’étais pas obligé de relever le gant et répondre à son test, à participer à son petit jeu macabre. Qu’est-ce qu’il y avait, dans ce carton ? Sûrement pas des mandarines. De la drogue ? Des billets ? Ou...
Je le replaçai brusquement dans le casier. Soudain, le carton m’avait paru glacial, et très lourd. Je pouvais refermer ce casier, lui tourner le dos et m’en aller. Ne plus jamais entendre parler de cette histoire. Mais alors... alors, je ne saurais jamais.
Je repris le carton, le sortis, refermai la porte. Puis je m’éloignai rapidement. Surtout, que personne ne me voie.
*
J’attendis d’être rentré chez moi pour ouvrir la boîte. C’était un envoi réfrigéré : il y avait une glacière à l’intérieur. La glacière contenait elle-même une boîte en polystyrène. Lorsque je l’ouvris, une odeur âcre monta jusqu’à mes narines.
Merde. Pourquoi au juste avais-je ramené ça chez moi ?
Je n’osai pas l’ouvrir. Je refermai la glacière, le carton. Puis je me précipitai dans ma chambre et allumai mon mac.
Anonyme asks : Intyin, qu’est-ce qu’il y a dans la glacière ???
Envoi. J’attendis de longues et angoissantes minutes, les yeux fixés sur la dernière question à laquelle il avait répondu :
Medaka asks : Est-ce que tu ferais exploser la b*** de Bruce Lee ?
— Non. Mais je t’exploserais la cervelle si tu continues à insinuer que j’entretiens un fétiche bizarre envers lui.
Puis la question et sa réponse apparurent sur le fond gris du profil d’Intyin.
Tu as récupéré le colis.
Anonyme asks : Pourquoi tiens-tu tant à ce que je récupère ce colis ?
— Tu avais besoin de preuves. Tu en as une.
Une preuve. Il m’avait envoyé une preuve.
Anonyme asks : Une preuve de quoi ?
— Que je suis bien celui que je prétends être.
Celui qu’il prétendait être... Un tueur à gages.
Je revins dans le living, où j’avais laissé la boîte. Elle m’attendait toujours, sur la table. Les pans du carton s’étaient redressés, libérés du chatterton qui ne collait plus.
Je m’en approchai à pas de loup. Un pied après l’autre. Comme si la chose qui y était allait me sauter à la gueule.
J’enfilai une paire de gants en plastique qui trainait dans la cuisine. Puis je me positionnai devant le carton, que j’ouvris d’un seul coup.
Une tête momifiée, toute sèche, qui me fixait de ses orbites vides. Voilà ce que contenait la glacière.
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