Chapitre 11 - L'Ombressaress

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— Oh ! s'exclama la rouquine. Cooooool, cool, cool. Et sinon... C'est pour quoi toutes ces bougies ? osa-t-elle demander.

Bethie s'approcha silencieusement du Prince endormi. Elle semblait réfléchir à ses mots ou plutôt à ses actions. Elle posa un doigt délicat sur le front du jeune homme et au bout de quelques secondes, elle sortit un dixième cierge qu'elle alluma lui aussi. Il semblait être cependant tout à fait différent. Sa lueur était moins intense, moins rouge, plus banale.

Chloé et Sylas l'épiaient avec sérieux, attendant que cette dernière réponde quelque chose. Alors que la sauveuse contournait son rite, elle interrogea :

— As-tu déjà vu un magicien expliquer son tour de magie ? rétorqua la femme.

— On n'parle pas vraiment de la même magie... Avec tout ça, je m'attends plus à c'que tu tues les flammes, pour que l'esprit du feu qu'tu invoques, brûle l'Ombre.

— Et bien pour moi, ce sera pareil que ces tours de passe-passe. Si tu veux comprendre, il te faudra observer et réfléchir, expliqua-t-elle. Donc je t'en prie, n'en demande pas plus.

— Très bien... acquiesça finalement l'adolescente, la tête baissée sur ses pieds.

— Tu es sûre de vouloir rester ? lui demanda Beth, inquiète.

— Bien sur ! rebondit-elle avec assurance. Pour rien au monde je n'raterai ça ! Comme si j'allais rester les bras croisés, à rien faire, à vous entendre vous amuser en m'ennuyant... À croire que tu ne me connais pas ! s'indigna-t-elle.

— Que doit-on faire, maintenant ? questionna le Purificateur coupant court à la conversation personnelle.

— En premier lieu : attendre, répondit-elle. Je ne pense pas que Chloé puisse faire grand chose; elle n'a pas une magie assez entrainée en ce qui concerne la diversité de ses capacités. Mais ce n'est pas sa faute. Quelque chose de bloqué entre l'invisible et le visible n'est pas chose aisé à attraper ou même à cerner... Vous non plus d'ailleurs, vous ne pouvez rien faire. La seule chose que vous aurez à trouver est ce à quoi est relié l'entité, et de le détruire. Pour ce qui est du reste, vous devrez simplement me faire confiance et ne pas me déranger durant le rituel.

Les deux compagnons acquiescèrent silencieusement. La sauveuse, le balafré et la tachetée se regardèrent sérieusement, inquiets. L'heure était venue et ils appréhendaient fortement la suite des évènements. Beth se tourna face au mur. La lueur des flammes projetait son ombre. Elle semblait entourée d'une lumière chaleureuse sur le mur blanc, isolée de tout.

Elle prit une grande inspiration, et alors qu'elle approcha ses mains du mur de sorte à ce qu'elles y soient parallèles, elle chuchota des choses incompréhensibles. Même le professionnel ne connaissait pas les mots qu'il entendait; cela ressemblait vaguement à l'ancêtre de la langue elfique actuelle ou bien quelque chose se rapprochant d'un cousin du latin. Les mots semblaient rudes à prononcer, avec beaucoup d'allitérations et de sons peu utilisés. Intérieurement, il croisa les doigts pour que sa langue ne fourche pas car celui-ci savait combien la magie des mots était importante et stricte.

Doucement, alors qu'elle récita ses mots un peu plus fort, elle tendit les bras vers l'ombre. Ses épaules, si légères et fortes jusqu'ici, semblaient s'être affaissées comme si quelque chose de lourd entravait ses mouvements.

De légers sifflements firent leur apparition à mesure que la magie opérait. La pièce devint pesante, froide, dérangeante, et la petite, inquiète, rentra sa tête et vint serrer ses bras contre elle. Il était devenu impossible d'ignorer la présence de l'entité qui continuait de croitre en conséquence, elle était là. Plus l'aubergiste tendait les mains vers les coins opposés du mur, plus les sifflements se transformèrent en des chuchotements envahissants. Puis ils devinrent de faibles hurlements stridents et distordus où venaient se superposer des voix graves et résonnantes.

Elles vinrent se glisser aux oreilles de Sylas. Têtu, il n'écouta rien. Elles étaient comme des nuisibles, des moustiques fatigants dont il aurait voulu écraser le corps. Alors elles allèrent s'attaquer à l'esprit de Chloé qui s'écrasa un peu plus, s'étreignant pour ressentir sa propre chaleur.

Elle avait les yeux rivés sur le sol, raide comme un bâton. Elle serra si fort ses bras qu'elle ne fit même pas attention à la douleur qu'elle s'infligeait. Elles n'avaient peut-être pas atteint le professionnel, mais l'inexpérimentée : oui. Les voix étaient si insupportables, qu'elle ne put s'empêcher de venir boucher ses oreilles de toutes ses forces, et d'hurler en elle. Mais rien n'y faisait. C'était comme si elle était atteinte de schizophrénie aiguë car même l'ouïe entravée, elles étaient encore là, et même peut-être encore plus encombrantes. L'Ombre lui murmurait tellement de choses que la petite ne savait plus où se mettre. Elle semblait angoissée, prête à faire une crise, tremblante et frigorifiée. Les évènements l'avaient totalement dépassée et à cet instant, elle aurait souhaité être n'importe où excepté à cet instant précis. Alors elle s'étreignit de nouveau, préférant ne pas s'enfermer dans son cauchemar.

Pourtant elle prit sur sa personne et serra les dents si fort qu'elle crut les briser. Elle contint ses larmes, ses cris et son être; elle n'arrivait pas à se défaire de ces mots. Elle était happée par ses angoisses que l'entité faisait remonter et vibrer en elle. Le monstre attaquait la plus vulnérable de front.

Une main chaleureuse vint néanmoins se poser sur l'épaule de l'adolescente. Sylas l'entoura maladroitement de ses bras, juste le minimum syndical. Il ne pipa mot. Mais elle était d'ors et déjà inatteignable. Même le plus heureux des évènements n'aurait pu défaire la jeune fille de sa torpeur. Elle ne voyait et n'entendait plus que la noirceur des sons de l'Ombressaress.

La voix de la femme s'intensifia et le flux de la créature se matérialisa. Une ombre plus noire que les coins d'obscurité de la pièce vagabondait dans celle-ci. Elle tentait de se cacher, d'échapper à Bethie et à ses mains. Des grognements, des hurlements et des injures s'ajoutèrent à la chorale. Elle vola dans la chambre jusqu'à se blottir à un endroit confortable, à l'abri de son ennemie. Elle hurla son récital. Les bougies s'embrasèrent, brûlant à une vitesse fulgurante. Son souffle se coupait, il était saccadé et fatigué. Le professionnel n'avait jamais vu une femme suer à ce point; il commença à s'inquiéter sérieusement. L'Ombre se cachait, se moquait en les épiant, elle s'amusait d'eux. Mais Sylas savait que maintenant que le rituel était commencé : ils n'avaient pas le droit à l'erreur. Il devait aboutir.

Il quitta Chloé qui resta figée. Sans réfléchir, il empoigna deux bougies du triangle ce qui fit crier l'aubergiste, la déconcentrant. L'intensité des flammes baissa.

— Sylas ! Je vous ai explicitement ordonné de ne pas intervenir ! s'énerva t-elle.

— N'ouvre la bouche que pour continuer ton incantation ! Fais moi confiance ! lui ordonna t-il.

Il se releva avec celles-ci en main. Leur feu s'éteignit aussitôt qu'elles quittèrent leurs sœurs. Il jura. Il accourut vers un coin de la pièce, situé à gauche du prince, et posa une première bougie au sol.

ΛЯĐεЯε ! lança-t-il une première fois.

Elle flamboya à nouveau comme les autres, illuminant cette partie de la chambre. Il courut vers l'autre extrémité, et reproduisit la scène. Il déposa la bougie et lança encore :

ΛЯĐεЯε !

L'Ombressaress hurla de colère. Ses voix se faisaient plus fortes, plus intenses et de nombreux timbres aigues terminèrent le chœur. La forçant à sortir de son confort, elle tournoya dans les appartements de Léo à la recherche d'une tout autre cachette : en vain. Elle s'impatienta, fulminant de haine. Chloé trembla plus fort encore. L'adolescente entra peu à peu ses ongles dans sa peau. Elle était prête à exploser.

le Purificateur prit la bougie qu'avait déposé la généreuse femme au chevet du Prince, et la brandit vers le ciel. Il était déterminé à en finir avec cette abomination.

Lentement, il l'entrainait à sa perte, auprès de Beth. La nouvelle disposition des cierges empêchait l'infamie de se cacher dans l'obscurité. Plus de cache-cache qui tienne. La lumière s'approcha de la femme, gémissante, faisant reculer l'horreur vers elle. La chanson s'intensifia de plus belle avec plus de cris, plus d'injures. Il l'encerclait et la piégeait. Il la forçait à se rendre sur le mur qu'occupait Bethie.

L'ombre de ses mains touchait l'obscurité, confondant la sombre partie de sa personne avec le reste d'ombre de l'appartement. Sa main saisit quelque chose qui brailla d'un son clair et distinct, différente de toutes les autres. Son bras trembla, et alors qu'elle tentait de maintenir l'Ombre elle se débattit la fatiguant d'avantage. Mécontente de la tournure des choses, elle la griffa, lui arrachant un juron.

— Qu'est-ce que tu attends, bon sang ? s'impatienta-t-elle. Cherche le réceptacle !

Alors que l'ombre devenait de plus en plus violente, le professionnel discerna l'élément important. Quelque chose s'apparentant à l'ombre d'une chaîne reliait la commode princière à l'Ombressaress.

Il s'empressa d'ouvrir les tiroirs. La créature cria de stupeur. Des larmes coulèrent sur les joues de Chloé. Il farfouilla les affaires du Prince, tous des bijoux de haute qualité. Il jeta derrière lui des pierres précieuses, des colliers, des ornements et lorsqu'il toucha un peigne d'or, son habitant râla. La jeune fille sanglota. Il caressa les dents de l'objets, les faisant se courber sous son touché. Une par une, il brisa les tiges de métal. L'entité gesticula dans tous les sens en direction de l'homme, mais rien n'y faisait; il restait accroché à cette femme. Il la griffa plus fort. Les bras de la rouquine saignèrent, tachant goutte à goutte le sol. Plus les dents manquaient, plus l'Ombre se distordait. Son flux s'affaiblissait à vue d'œil. Chaque voix crièrent en désharmonie, exceptée une qui se dissociait du bruit. Elle encerclait une dernière fois les pensées de la petite.

Sylas empoigna les deux extrémités de l'objet et y fit pression. L'ordure était attirée par sa maison; ses griffures devenaient sanglantes et Bethie commençait à glisser sur le sol, entrainée par l'entité. Elle hurla.

Le monstre hurla. Chloé hurla. Seul l'homme restait silencieux. Il brisa l'or. Le cauchemar prit fin.

Ils restèrent comme ça un moment, silencieux avec pour seul bruit les sanglots de l'adolescente et le bruit de leur respiration.

Titubante, Bethie se laissa tomber contre le mur. Les bougies s'éteignirent alors, et elle poussa un long soupir de fatigue. Elle lança un regard épuisé à la gamine qui ne cessait de pleurer sans un mot, puis elle lui tendit les bras.

La rouquine plongea dans ceux-ci et se mit à hurler de chagrin et de terreur. Comme une mère, elle referma son étreinte sur la jeunette. Elle caressa ses cheveux avec tendresse, l'enfermant dans un cocon d'amour et de chaleur. Le balafré semblait encore plus silencieux. Doucement, il vint lui aussi s'assoir au près d'elles. Personne ne posa de questions. La petite s'endormit sans mal.

*

— Elfe ou bien Druidesse ? questionna-t-il enfin.

— Qui a dit que je ne pouvais pas être les deux ? dit-elle en retirant le bandeau rouge de ses cheveux.

Elle dévoila des oreilles un peu plus longue que la moyenne terminant en une pointe arrondie. Bethie essuya son front à l'aide de son bout de tissu et soupira.

— C'est pour ça que vous l'avez appelé Asmodée... Vous êtes donc une rescapée du massacre.

— Oh je t'en prie. On peut se tutoyer maintenant, comme tu le faisais plus tôt durant l'action. Ce n'est pas un manque de politesse à ce stade, je te rassure. Nous n'en sommes plus à ça près, souria-t-elle apaisée.

— Comment se fait-il que tu en sois arrivée là, à servir des bières aux habitants ou aux voyageurs ?

— Mes parents étaient de bons amis des anciens propriétaires de l'auberge, un jeune couple qui avait perdu leur enfant. Il m'a accueilli avec joie, disant qu'il avait une dette envers ma mère, et j'ai repris l'affaire familiale. Rien de bien compliqué.

— Toutes mes condoléances.

— Pourquoi donc ? Le couple est encore en vie. Pas en très bonne forme certes, mais je leur loue un modeste appartement à la capitale.

— Et Chloé ? demanda-t-il, curieux.

La femme posa un regard sur la jeune fille, dormant dans ses bras. Elle sembla réfléchir, mais après un temps, elle se confia.

— La petite non plus n'a pas eu une vie facile. Tel est le sort de la prophétie, elle est née orpheline.

— La prophétie ? la coupa Sylas d'un ton hautin, moqueur.

Elle acquiesça mais ne dévia pas le sujet.

— Tu connais les orphelinats j'imagine. Ils sont pauvres et ont du mal à satisfaire l'appétit de tout le monde. Il faut dire qu'il n'y avait pas autant de petits sans parents avant que la nouvelle guerre commence.

— Pauvre, oui... À une exception près, se moqua-t-il en se rappelant le dernier qu'il avait pu visiter.

— Toujours est-il qu'elle a toujours été débrouillarde et que personne ne voulait d'elle. Un sale caractère, vulgaire, qui ne s'encombrait pas des formules de politesses... Tu commences à connaitre le tableau.

— Oui, plutôt bien.

— Un homme d'âge mur vint à sa rencontre, l'emmena pour le plus grand plaisir des gérantes et elle partit sur les routes accompagné d'un vieux Purificateur. C'est surement à cause de lui qu'elle a soif d'aventures, toutes plus dangereuses les unes que les autres... Comprends l'intérêt que je t'ai porté lors de ta visite. Malgré son caractère, elle m'est chère. Je ne tiens pas à ce qu'elle meurt idiotement, avoua-t-elle. Ce serait bien son genre... Elle n'est pas faite pour travailler seule.

— Alors pourquoi elle ne va pas voyager avec son grand-père ?

— Il devient trop vieux pour s'occuper d'un monstre, et d'une enfant aussi bornée à la fois.

— Surtout de l'enfant bornée, allégea-t-il la conversation.

Il la fit légèrement rire, et elle acquiesça, épuisée.

— Oui, surtout avec une enfant aussi bornée dans les pattes.

— Mais alors pourquoi le premier venu ? J'aurai pu la violer, la vendre, ou juste la laisser mourir, la confronta-t-il.

— Tu avais besoin d'argent. Tu n'avais même pas de quoi te payer un verre ! Solitaire, mais pas cruel.

— Tu ne me connais pas.

— C'est vrai. Et tu ne me connais pas non plus, moi et mon instinct. J'ai bien dis que je n'étais pas seulement elfe...

— Et j'imagine que tu ne diras rien de plus ?

— Tu imagines bien, souria-t-elle tendrement.

Un silence s'installa de nouveau. Mais cette fois, il fut plus léger, moins oppressant et effrayant. La terreur du moment était passée et ils étaient aussi soulagés que fatigués. Le balafré coupa néanmoins une dernière fois le silence.

— Tu penses que l'Ombressaress lui a dit quoi, pour qu'elle finisse comme ça ? la questionna-t-il.

— Je l'ignore Sylas. Surement a-t-il fait remonter ses plus grands traumatismes, ses plus grandes craintes... Comme nous deux.

— Je n'écoutais pas, affirma-t-il.

— J'en doute.

Elle le regarda longuement et le silence régna à nouveau. Peu à peu, l'homme et la femme, adossés au mur, rejoignirent l'enfant et Léo dans leur sommeil.

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