Les marges d'erreur

5 minutes de lecture

Je ne suis animée par rien. Au mieux, par la volonté d'entasser des adjectifs comme des légos, de jouer aux simagrées, de miner mes nerfs et sécher l'encre pourpre sur mes doigts. J'ai la trahison au bout des lèvres, ma voix cassée, les cernes sombres et la peau bleuie. Je me rends la vie malheureuse, je me donne des cauchemars. Toujours à empiler les briques sur le mur de l'horizon, à vivre d'un cynisme bon marché, à remettre en question toutes les certitudes d'une enfance pourrie, mais pas gâtée. Est-ce que un et un font bien deux ? Est-ce que tout ce qui a rapport avec le coeur est cardiaque ? Est-ce qu'à toute cause il y a un effet ? M'aimes-tu ?

En réalité, je ne sais même plus à qui je parle, puisque personne n'est là. Et je n'ai aucun prétexte, aucune justification valable, aucune caution, rien.

Tu me demandes comment je peux continuer à exister dans un monde qui nous dépasse, où tout semble se contredire dans une totale confusion chaotique. Je ne me comprends pas moi-même.

Aujourd'hui encore, je ne sais où je vais, je ne sais où je suis. Je ne suis arrivé que depuis quelques lunes et pourtant déjà, de toutes parts, on m'encercle : on conspire ma fin. Je ne fais pas un pas que l'on ne m'assaille de tout côté ; je ne croise pas un ennemi qui ne me transperce. Autant de perte, ma vue se brouille. Désormais, comme eux, je me pare de tous ces artifices, comme eux, je palabre de snobisme, je me prosterne devant l'insanité : je deviens comme eux et pourtant tout m'attriste et m'accable et contribue à me nuire. Autant de badinerie et mièvrerie provoque ma révolte. Autant de découvertes me causent trop de saignement. Je préférerais redevenir une gosse.

J'ai besoin de m'occuper l'esprit, de m'écouter penser. Je n'ai rien à conquérir, rien à déterrer, rien à sauver. Mon problème, ce n'est pas de rallumer la lumière quand l'ampoule se fend, ce n'est pas de tailler le crayon quand il n'a plus de mine. Le drame de ma vie, c'est d'être morte bien trop tôt. Parce que je n'ai pas encore eu le temps de faire peur aux pigeons sur la place du Capitole, ni de trébucher en montant les marches du Machu Picchu. Je manque d'offensive. Dans deux ans, cinq ans, dix ans, j'en serrais toujours là. Et je pourrais réécrire ce texte à l'identique. Mon dieu.

C'est bien sûrement la dernière preuve tangible, le dernier témoignage de mon existence, tout ceci, tout ce qui se dit. Empiriquement, les mots reviennent : « le corps est la source de l'âme et c'est pourquoi il en est la prison ». Il semble suffisant de se noyer dans la nitroglycérine ou bien d'embrasser du cyanure pour s'en débarrasser de cette tare. Je n'ai peut-être pas besoin d'attendre d'être tuée.

Et puis toi, tu fais incursion dans mon réel, la main comme du plomb, l'invasion de mes sens. Et tu es comme un fantôme vampirique, te nourrissant de mon abandon, de tout ce qui ne fait plus moi. Je voudrais pleurer fort, crier stop ou faire une pause, mais ça ne marche pas comme ça. Personne ne peut arrêter le temps. Alors je peux à nouveau m'endormir, ennuyé, mortifié, un train vide qui n'a pas d'allure, de vilains petits déserts et l'ossature des sommeils sans vie.

J'aurais préféré une porte. J'aurais aimé voir une église. J'aurais aimé avoir la foi. Mais au lieu de ça, je reste ma propre puissance décisionnelle, et personne pour me dire si je fais les bons ou les mauvais choix. Toi, tu n'étais pas le bon, de choix. J'aurais aimé juste quelque chose de plus grand, de plus fort. Je suis celle qui déploie les filets, qui tisse la toile. J'essaie de me reposer dans les solitudes, mais ça tiraille dans les silences et je n'aime pas devenir muette. J'aimerais pouvoir adoucir les choses, j'ai juste du mal à envisager l'avenir, un mal fou, un mal innommable.

Notre monde se distingue par son ivresse. Tout le monde semble être à leur aise en écoutant les enseignements des poètes lyriques et des savants fous. Pourtant le silence n'est pas l'oubli, c'est un souvenir. Et une fois les racines plantées dans une strophe, on ne peut plus ajouter de vers. Il n'y a pas de déviance, pas de codicille possible, il n'y a qu'une seule parole, la parole d'or. Une issue par la désinvolture ne peut être ; seule la sédition et la désobéissance le peuvent.

Si je me jette sur le monde et que je tâte, si je mord la chair des hommes qui me guident avec toute leur rage, si ma démence est mon démon, si le seul intermédiaire avec le monde visible, blessant, lisse, moite, bruyant, nu, c'est que je n'ai jamais été tuer. Alors je me tuerai, sans me précipiter, sans regretter, à petit feu, avec le temps, dans quelques temps ou des années. C'est dans la solitude que je créerai, que je crierai. Que j'écrirais.

La patience est constructive. En ce moment je fais des pieds et des mains pour ne serais-ce un instant de mouvement, quelque chose de vif et mâle. Je m'y use. Me brulant, dans le silence agressif qui me bande les yeux et qui a envahi l'espace principal de mes lacunes. J'enrage de ne trouver en moi que des instants paisibles, des effusions d'ennui ou des sagas entières d'apathie indigeste. Je me sens déjà morte. Alors, à quoi bon se tuer ?

Demain encore, le mal s'attaquera à d'autres bourgeons. Le flambeau de l'humanité n'est qu'une chétive flamme qui s'entretient. En attendant, tous s'abritent et souscrivent à leur veulerie, tergiversent en plaintes criardes. Tous se demandent s'il est possible de revenir dans le temps et d'enfouir les erreurs de ce siècle. Et pour concrétiser ce dessein, chacun juge bon de suivre des prêcheurs moraux jusque dans l'excès et le prosaïsme. Trop couard, on refoule dans des flaques rougies les vérités et les esprits rebelles, et on embrasse à plein gosier les mensonges et leurs impostures. L'humanité n'est pas prête encore. Elle ne l'a jamais été.

Moi, je veux voir autre chose depuis ma fenêtre que les arbres qui hurlent. Je veux voir le vertige. J'aimerais un miracle, une sorte de bouton reset, un coup de pouce, un revirement inespéré. J'aimerais pouvoir adoucir les choses, mais je suis terrifiée.

Là est le problème, malgré les accrocs et les retors. Je doute que je puisses juger de la portée de mes mots. Les choses ici sont moins tragiques que je ne le penses. Le monde va d'un pas élancé vers sa fin, mais il y va de bon gré. En attendant, cette époque ne diffère pas beaucoup l'ancienne. Sauf qu'aujourd'hui, je m'écris en écrivant.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire D D.MELO ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0