La découverte | Par une nuit de décembre (2-2)
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« Quelle dictature ce rituel obligatoire, tout de même, tsss… et en avant, chaque année l’identique scénario du burlesque, avec sa panoplie de sérénades aux facéties souriantes ! Et va que je t’amène ma contribution au festin, accompagnée de la bonne humeur correspondante ! Et va que je fais le content de passer d’une année loupée à la suivante, alors que rien, fondamentalement, ne change grâce à la sacro-sainte charnière de la date fantoche ! Et va que je m’empiffre de gras et de sucre au nom des célébrations chrétiennes pour païens ! Et va que je partage allègrement l’inévitable ‘’meilleurs vœux, santé, amour, travail… la santé surtout, hein, la santé c’est le plus important… et blablabla !’’ ; juste pour faire comme tout le monde, ne pas se sentir à part, ne pas se faire mal voir, ne pas être éjecté... bref, être aimé. Ou parce que c’est le festif qui ferait l’heureux… ou parce que nous sommes des bien éduqués, obéissants…
La musique superficielle et insignifiante, la lumière off/on de la farce grandiloquente et ses embrassades qui y croient, pour ne pas dire qui font semblant d’y croire. Et ces yeux de merlans frits rivés sur le tic tac des aiguilles, comme si un ange allait en jaillir pour venir révolutionner nos existences en une fraction de seconde…
Et moi, l’idiot, de jouer encore avec tout le monde, la marionnette bien intégrée à son troupeau.
Tout cela est bien triste en vérité, voilà. Rien de grave, certes. Juste la cerise au sommet d’un gâteau passé de date sous la chantilly ».
Porte 108.
Ding-dong, ding, ding, dong !
Le doigt acharné sur la sonnette.
— Coucouuu, c’est mouwaaa ! « Et c’est parti pour un tour de manège ! ».
J’entre.
— Viens ! Viens vite Laurent, on t’attendait pour dresser la table !
Et smack papa-amusé sortant des toilettes, et smack tonton-gourmand dans le couloir, et smack Babou-gourou quelque part – entre le tout et le rien, et smack tantine-pragmatisme aux cuisines, et smack cousine-tribunal aux fourneaux. Puis smack à la mère, qui a toujours le mot adéquat pour faire remarquer un retard, une tignasse en pagaille, un rasage bâclé, un silence de trente jours depuis le dernier appel… et autres détails essentiels de l’imperfection, qui savent nous rappeler à l'ordre impérieux de la suprême devise dressée au-dessus du blason familial : perfection, dévouement et altruisme ou y tendre à chaque instant !
Traduction :
« Sois ce que je dis, pas ce que je suis ! Sacrifie-toi aux autres, en chapelet de concessions !
Aime nous plus que toi-même, au point de t’oublier ! »
« Amen », faudrait-il ajouter.
— Hey la compagnie ! Quoi de bon ce soir, au menu ? – je chipe un amuse-bouche dans son ramequin.
— N’a de bon que pour celui qui met la main à la patte, allez, suis-moi Lolo, on s’y colle !
La cousine me tire par le coude, me fourre un tas d’assiettes et leurs couverts au sommet dans les bras et me pousse dans le salon. Là, l’oncle est déjà vautré devant les antiques émissions télévisuelles qui n’ont de nouveauté que le film rare d’entre trois heures du matin et l’aube. Pour le reste, on connaît le programme : TF1 – Drucker puis « Les Bronzés font du ski » ; Antenne 2 – Patrick Sébastien puis « Le père Noël est une ordure » ; FR3 – un, deux ou trois trucs que personne ne regardera ; Arte – documentaires instructifs à rallonge sur la passionnante aventure humaine de ce monde et son magnifique bilan annuel ; puis M6 – Un King-kong ou un Tarzan, suivi des dessins-animés jusqu’à ce que sommeil s’en suive.
Oui, bon, nous n’étions pas encore au satellite et au câblé. Donc six chaînes pour tout le monde.
Je lui colle ma main fraternelle sur l’épaule, comme pour dire « brave oncle », et me plonge un instant dans ce portrait de moi il y a longtemps, qui ne quitte plus la vitrine du buffet : nourrisson joufflu, émerveillé, sourire radieux, en grenouillère bleue et blanche, assis sur l’épais matelas d’un lit de grand-mère, tenant dans son petit poing serré un gros stylo à bille – sûrement le trésor de sa vie.
Cette photographie m’a toujours laissé profondément songeur. Perplexe, même. Inquiet.
J’ai dû louper un épisode... ou le dernier train...
Toujours en retard pour tout : se lever, marcher, parler, compter sans les doigts, nager, rendre les devoirs à la fin du temps imparti, les rendez-vous indésirés… et toutes les autres choses que l’adulte normal sait faire ou avoir.
Sortons un peu des souvenirs.
J’ai des assiettes et des couverts à poser, les verres, les serviettes pliées façon cocotte, la carafe, les bouteilles à remonter de la cave, apporter les petits plats dans les grands puis se taper la vaisselle.
Le cousin transcendantal à barbe hirsute est encore dans sa chambre, on entend ses OM MANI PADME HUM à travers la porte entrouverte, qui nous envoie des bouffées d’encens. La cousine aide aux cuisines, on s’aime entre femmes. Et l’oncle me montre les derniers oiseaux et avions de ses albums de collectionneur.
J’ai toujours eu beaucoup d’affection pour ce tonton-ci. On se ressemble, pour ce qui est du rêve et de l’inadéquation avec le sérieux des ambitieux. Puis sa santé, elle pourrait l’envoyer dans l’autre monde au moindre écart de frigo et aura fait de lui celui qu’il faut surveiller comme l’huile sur le feu. Moi, je le préfère en gourmand et en naïf. Alors il profite de mes présences…
L’autre oncle viendra avec son épouse demain, pour les cadeaux complémentaires, si je reste dormir ici. Sinon je le louperai… le Bernard Tapie de la famille, le héros de sa mère…
J’ai peu d’admiration pour les montreurs-d’exemple-à-suivre quand on n’encourageait aucun de mes potentiels timides de frustré pendant l’adolescence, ni après, m’offrant à la place le bel ouvrage du vainqueur sur les mille-et-une façons de réussir sa vie professionnelle et personnelle. Je n’ai pas beaucoup aimé qu’il faille devenir un soleil identique à celui du sommet de la pyramide, sinon crever dans son ombre tel un paria, un maudit…
Ce souvenir m'est profondément antipathique. Je préfère revenir à celui qui va y passer un jour ou l’autre par la faute d’une sucrerie de trop, à ses obsessions sympathiques, ou à l’enfance. Lui c’est la mer, les palmes, les oiseaux sauvages du golfe et les avions, ses dadas. Il se voyait plongeur-explorateur comme le vieux Cousteau, et aura offert quarante années de son existence à Airbus-industrie. Il n’y a pas été malheureux, non. Il en était le vaguemestre, celui qui parle à tout le monde, l’aimé de tous. Partout on le prend en pitié pour ses phrases répétitives qui mastiquent un passé impossible à réparer ou ressusciter. Et comme il a réservé ses facettes obscures aux moments difficiles de l’éducation de ses enfants, il n’inspire que tendresse et fraternité. Peu savent, parmi des milliers, que son enfance a grandi entre les coups impitoyables d’un père excessivement douloureux, qui ne supportait plus le régime de Franco. Je crois être des rares qui ont vu la larme perler à l’angle de son œil le plus triste, ou le nuage ténébreux de ses colères soudaines, quand un rien le replonge dans l’enfer paternel.
Le mien, de paternel, est avec nous devant l’écran de l’illusion contemporaine des foyers. Il regarde sans regarder. Je le connais bien ce père-ci...
Un artiste-né, aun rtisan aux doigts d’or, un précurseur inconnu du grand public. Artisan qu’il n’a pu être que pour sa famille, planté au centre du fourbi magnifique de son fourre-tout : bricoleur inépuisable qui répare et fabrique, astucieux et judicieux jusqu’au bout des ongles, créatif génial, à tous les coups inventeur de quelque-chose. Par ailleurs, il aura surtout été dans les avions, lui aussi, au sol seulement, un simple ajusteur. Et sans participer à cette maladie commune qui fait de l’adulte mâle un glorieux sinon rien, il ne m’aura pas détecté dans mes facultés latentes, donc pas encouragé où j’avais sûrement un chemin à suivre. Peut-être en aura-t-il souffert en secret. Possible. Puisqu’il m’a aimé. C’est pourquoi je suis resté admiratif de celui qu’il est puis resté contre toutes les majorités et leurs monopoles : différent et fort à sa manière.
Modèle inatteignable pour le fils honteux que j’ai été.
Ma mère, elle, poule à volonté, couvesue d’oeufs en batterie, n’a pas contribué à faire de son rejeton un robuste, plutôt un fébrile et un frileux. Hyper-protectionniste comme on en fait peu. Il aura été nécessaire de me fourrer en diverses collectivités plus ou moins désirables – colonies de vacances, clubs de sports, pension de lycée pour garçons, armée de l’air – puis de conquérir mon autonomie, toute relative, dès les premiers âges, pour apprendre que vivre sur ce monde n’est qu’un combat incessant et que pour un peu de repos ou de bonheur il faut se dégoter la femme de sa vie quelque part...
Avec ça, il ne reste plus grand monde à décrire.
Tantine au cœur sur la main : transformée en gardienne de prison pour mari cardiaque, qu’elle craint de perdre tous les matins. Sa fille, autrefois libre et aventurière comme l’air sous le soleil des Amazones : virée moraliste-en-chef, reine des consciences qui n’ont rien à se reprocher dans la fourmilère des coupables. Son premier frère, le gourou, un peu clown un peu musicien : faiseur de leçon spirituelle au bout de chaque phrase, quand il sort de son mutisme, ou acrobate comique pour s’éclipser dans une pirouette et ne réapparaitre que lorsque plus personne ne l’attend. L’autre frère, son épouse et leur fille : les adorables qui ont su faire bande à part pour se préserver, à juste titre, faisant que nous les revoyons trop peu, à mon grand regret. Puis la mégère-commère qui règne sur ce maigre total, logeant avec son époux qui est une pâte à modeler, à deux encablures de là, que je me force à visiter pour ne pas trop m’attirer les foudres du clan.
Et voilà le tout.
Sauf, paraît-il, quelques résidus, inconnus du côté de Marseille où j’ai refusé de mettre les pieds. Si je voulais visiter le Maghreb autant se rendre en Algérie, en Tunisie ou au Maroc. Du reste, nous en avons suffisamment par ici et pas les meilleurs...
Après ce tour d’horizon dans les souvenirs et les portraits, je dois me reposer un brin maintenant, avant de partir faire ma nuit chez moi. Revoir le second oncle ne me tente plus du tout finalement, bien que sa chérie soit un régal, je me contrefout de son cadeau de vainqueur pour le loupé de la famille…
Je rejoins la chambre la plus confortable, en leur annonçant qu’après ma sieste je m’en irai. Les alcools m’ont un peu cogné sur la cervelle et le moral. Je me déchausse au perron. J’entre…
À suivre : Vortex.
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