Rojas
— … et cette salope de Pereira m’a foutu un zéro parce que quoi ? j’avais pas rendu le devoir à temps… vais péter un câble… autre chose à foutre que son foutu DM… de quoi ça parlait déjà ?… si, si, c’est une salope… sa gueule… envie de lui cracher à la gueule… faire un tour au Carrefour… juste quelques bricoles… arrête de rire, espèce de… comment ça… trop jeune pour acheter de l’alcool…
La fille qui parle, Lily Split, semble agacée. Je ne comprends pas vraiment sa frustration, il ne s’agit que d’un devoir de maths. Quand Lily m’a vu seul devant le portail, elle est venue me parler alors que je la connais à peine. Depuis quelques jours, nous nous échangeons quelques messages sur les réseaux mais il m’apparaît que nous n’avons jamais communiqué en vrai, face à face, yeux dans les yeux. Et si Lily Split est une fille passionnante derrière un écran, je la trouve désormais aussi digne d’intérêt que le dernier Segpa du quartier. D’autres gens sont arrivés – des amis à moi et d’autres connaissances de Lily Split – et à présent, nous devons former un cercle d’une douzaine de personnes. Pourquoi continuons-nous à attendre ? Je ne pose pas la question pour ne pas passer pour le mec pressé qui veut se barrer sans attendre ses potes.
— Calme-toi, wesh, dit quelqu’un sans raison apparente.
— Pereira est une vraie pute, t’as raison…
— Mais ta gueule, elle vient de passer juste derrière !
— Et alors ? Qu’est ce que ça peut me foutre ?
— Mais ta gueule je te dis !
J’ai perdu trois abonnés sur Instagram depuis hier. Je ne comprends pas pourquoi. Je venais tout juste de franchir la barre des 1000 sur mon compte public, et voilà que je repasse à 997.
Soudain, j’entends ou je crois entendre une voix qui crie mon prénom au loin. Je ne l’identifie pas tant elle est déformée par le bourdonnement sonore de la foule. Je décide de ne pas réagir. Après tout, la personne interpellée peut très bien être Mathias, Elias ou Tobias. Si c’est important, on me rappellera.
— o… as !
Mon prénom, à nouveau, ou du moins les voyelles, suivies d’une série d’onomatopées variées. Lily me donne un coup de coude « Mec, on t’appelle » et je cherche à contrecœur la personne qui m’apostrophe. Je repère un bras levé. Une fille, visiblement. Elle avance à contre-courant, chose difficile étant donné le nombre d’élèves sur le trottoir et leur hâte à mettre le plus de distance possible entre eux et le lycée.
J’aperçois enfin son visage. Serena Blin. Sympa mais un peu dramatique dans son comportement. Sa mère travaille à la pizzeria, pratique pour gratter des places dans la file d’attente. Serena porte un sac de sport et arbore un visage paniqué. Elle jette des coups d’œil frénétiques en arrière en hurlant à répétition mon prénom. Elle me voit, elle voit que je la vois et elle pousse un soupir soulagé. Un type la bloque, apparemment pour le simple plaisir de l’emmerder, elle l’invective et après quelques secondes, il se décide à la laisser passer. Elle lui tend un doigt et me fait signe d’approcher.
— Oh Rojas, je suis dans la merde ! beugle-t-elle avant même que je ne sois parvenu à ses côtés.
Elle me refile son sac de sport sans autre cérémonie. Nouveau regard angoissé en arrière.
— Tu peux me garder ça ? S’il te plaît !
Des mèches blondes pleines de sueur sont plaquées sur son front. Elle a l’air vraiment terrifiée…
— Qu’est-ce qu’il y a dans ce sac ? demandé-je, méfiant.
— C’est juste pour une nuit, t’inquiète…
— Tu ne m’as pas répondu.
— Y’a les keufs… s’il te plaît. Tu ne risques rien, je te jure !
J’aperçois alors la voiture de police garée à l’autre bout de la rue. Trois flics en sortent et cheminent dans notre direction, en épiant avec attention tous les élèves qui passent à côté d’eux. Je pousse un grognement.
— T’es sérieuse ? Y’a quoi dans ce sac ?
Je fais mine d’ouvrir la fermeture éclair. Elle m’en empêche d’un geste affolé.
— Non, pas ici ! S’il te plaît…
— Je peux pas ramener de la drogue chez moi ! Si mes parents le voient, ils vont me tuer !
— C’est juste un peu de beuh pour une pote… je te promets. Allez, Rojas, t’es un bon ami, tu sais…
Les policiers sont maintenant à une trentaine de mètres de nous. Serena me lance un regard implorant. Je détourne les yeux, agacé.
— Tu fais chier.
— Oh merci, merci, je t’adore ! Je le récupère demain avant les cours, même endroit. OK ?
Sans me laisser le temps de répondre, elle m’embrasse sur la joue et s’éloigne en courant. Les policiers sont à dix mètres. L’air de rien, je retourne voir Lily Split et tous les autres (parmi lesquels sont arrivés : Laura Brossard, Sami Lesage, Lulu la pute, Maxence et Kevin).
Lily jette au sac un regard interrogateur.
— Qu’est ce qu’elle voulait ?
Je hausse les épaules. Décidément, elle se montre très intrusive pour une simple connaissance…
— Rien d’important.
Elle fait la moue.
— Si tu le dis…
Les policiers passent juste à côté de nous. Sami planque dans son dos le joint qu’il fumait – je le trouve sacrément culotté – et leur adresse un sourire angélique. Mais les autres ne semblent pas faire cas de nous ; ils passent leur chemin. L’un d’eux baragouine dans son talkie, mais à voir le rire de ses collègues, il s’agit certainement d’une blague. Rien de plus.
— Ça va ?
Lily me fixe en plissant les sourcils. Je me force à sourire :
— Oui pourquoi ?
— T’es tout pâle…
Je regarde mon reflet dans mon portable. Elle a raison.
— Je ne sais pas… je suis un peu fatigué, j’imagine. Je vais rentrer chez moi. Allez salut.
Sur le chemin du retour, l’envie me brûle d’ouvrir le sac, de regarder ce qu’il y a dedans. Juste un peu de beuh pour une pote. Non, ça ne me concerne pas. Demain, je lui rendrai sa merde et elle aura intérêt à dire merci, merci, merci mon sauveur et implorer mon pardon.
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