Serena
Serena Serena Serena. Serena fume. Serena boit. Serena vit. Serena meurt. Serena ressuscite. La vie est un morpion. Ta victoire la défaite des autres. Pourquoi cache-t-on les morts ? Une femme éthiopienne aurait vécu deux-cent-vingt-cinq ans. Elle a connu quatre siècles. C’est véridique parce que c’est écrit. Et il y a une photo, elle paraît vraiment vieille. Une mort-vivante, en fait. Je ne veux pas devenir un zombi. Je veux rester jeune pour l’éternité. Je ne veux pas grandir. Je ne veux pas vieillir. Je ne veux pas travailler. La liberté n’est qu’un leurre, nous sommes tous des esclaves de la société. Le lustre projette des lumières fantasmagoriques au plafond. Peut-on entendre les couleurs ? Tout n’est qu’une question de dimension, de perception. Je recherche l’état de Conscience. Les lois de l’attraction sont une aberration.
— Serena !
Une lumière qui vient de l’extérieur.
— Serena !
Un caillou sur la fenêtre. Comme le prince charmant qui appelle sa princesse dans les vieux films.
— Serena !
Cette voix, c’est celle de Murphy.
Le brouillard me quitte.
Je suis debout.
— Serena !
J’arrive, j’arrive. Je range précipitamment l’herbe, le papier à rouler, le briquet dans un tiroir. Il en reste un peu par terre : je la balaye du pied pour tout cacher sous le lit. Mais l’odeur ne la trompera pas, je le sais. J’ouvre la fenêtre. Murphy est plantée dans la rue et il doit être pas loin de onze heures du soir.
— Quoi ? je demande en frissonnant quand l’air nocturne frappe ma peau.
Elle lève les yeux sans sourire.
— On doit parler.
Je descends dans le salon et lui ouvre la porte. Elle enlève son manteau en pestant parce qu’il est trempé.
— Je t’appelle depuis au moins cinq minutes.
— J’étais occupée, pardon.
J’attrape une bouteille de thé glacé dans le frigo et lui verse un verre. Puis je m’assois dans le sofa et allume la télévision pour faire un fond.
— Alors ?
Elle semble hésiter, et vient finalement poser son cul sur le petit fauteuil à côté de la fenêtre.
— C’est quoi le problème avec Rojas ?
La question fuse cash et me prend au dépourvu. J’avale une gorgée de plus pour me donner le temps de réfléchir.
— Quel problème ?
Gagner du temps à tout prix…
Elle plisse le nez.
— Tu sais très bien de quoi je parle. Rojas est venu me supplier, il avait l’air désespéré.
J’essaie de sourire.
— C’était une blague, en fait. Une blague de mauvais goût… Il n’y a aucun problème, je t’assure.
— Il a évoqué Hurle et Strige. C’est qui ?
Murphy pose son verre sans y avoir goûté. Mauvais signe.
— J’en sais rien moi !
— Serena… Ne me mens pas. Pas à moi.
— Mais je te dis que c’était une blague !
— Après, il a affirmé qu’il était en danger de mort. Et arrête de me répéter que c’était une blague, il ne serait pas venu exprès à la patinoire pour une blague.
— Il exagère…
Elle me jette un regard soudain suspicieux.
— Il est amoureux de toi ?
Qu’est ce qu’elle me raconte ?
— Quoi ? Non ! Enfin, j’en sais rien ! C’est quoi ce délire ?
Elle est furieuse, à présent.
— Mais si, ça paraît évident ! Il a l’air obsédé par toi, depuis quelques temps. Et à la soirée… il voulait te voir. Et toi, tu es partie en courant parce que tu refuses de l’admettre ! J’y crois pas !
— Tu délires.
— Tu es toujours dans le déni.
— Tu es jalouse ? je lance en tapant dans mes mains. Non, pas possible ! Toi, jalouse de lui ?
Son visage se tend encore plus dans le noir.
— Tu ne comprends pas ! elle râle. Arrête de jouer avec lui. Il va peut-être faire une connerie.
— Oh, et tu te soucies de lui en plus ! C’est mignon…
Dehors, un grand fracas résonne, comme une poubelle qu’on renverse. Quelque chose s’écrase sur la porte, un coup, deux coups, trois coups. Je jette un coup d’œil à la pendule derrière la télé et me lève en sursaut. Murphy hausse un sourcil quand je l’attrape par le bras pour l’entraîner dans la cuisine, derrière le buffet. Je pose ma main sur sa bouche pour la faire taire et murmure :
— C’est ma sœur, je crois. Ou peut-être ma mère.
Murphy repousse ma main et s’apprête à protester quand la porte d’entrée s’ouvre sans ménagement. Quelqu’un entre, peut-être même qu’il y a deux personnes et je me dis que si on nous voit ici, maintenant, toutes les deux, on est mortes.
— Waouh, fait une voix de mec à l’accent espagnol.
— Chut ! Y’a ma sœur à l’étage.
Je reconnais la voix de ma grande sœur Carolina. Au moins, ce n’est pas ma mère. Je souris pour rassurer Murphy.
— Ta sœur ? dit l’Espagnol.
— Elle dort ou elle se shoote, t’en fais pas.
S’ensuivent des bruits de bouche et de langue désagréables, un grognement d’ursidé et le son caractéristique d’une chaussure qui tombe. Murphy grimace un sourire gêné.
— J’ai envie maintenant, souffle l’Espagnol et Carolina pousse un gémissement. Je te veux, je te veux, je te veux !
Ils continuent de s’embrasser. Murphy mime des mots avec sa bouche, et je crois lire sur ses lèvres un « On fait quoi ? ». Je hausse les épaules en me mordant la joue.
— Tu es superbe, halète l’Espagnol alors que d’autres vêtements s’écrasent par terre.
— Allons dans ma chambre, glousse ma sœur.
— Non, je veux te prendre ici, rétorque l’Espagnol.
Si je le retrouve, je vais le démarrer, le buter, exploser sa foutue gueule de latino. Comment il ose parler comme ça à ma sœur ?
— Ici… répète Carolina. Oh !
À nouveau, elle gémit. Je me bouche les oreilles mais les bruits parviennent malgré tout, des interjections en tout genre, des « Touche-moi là, oui, oui, ici ! », des petits cris d’animaux, des éclats de rires et des coups de pied rythmés contre la table. Merde alors, ils sont en train de s’envoyer en l’air sur la table basse ! Murphy se mord la main pour ne pas exploser de rire.
Après cinq minutes qui me paraissent une heure, ils s’arrêtent et commencent à rassembler leurs affaires.
— On finit ça dans ma chambre, imagine si ma sœur descend…
Ta sœur est à deux mètres de toi… je songe avec fureur.
— Ça me dérangerait pas, moi, réplique cet imbécile d’Espagnol.
— Oh arrête un peu, t’es épuisant.
— J’espère bien…
Ils disparaissent dans les marches et nous en profitons pour rejoindre ma propre chambre, Murphy et moi. Une fois seules, Murphy n’arrête pas de mimer les geignements de ma sœur et je lui dis d’aller se faire foutre. Soudain, elle retrouve son sérieux et déclare le plus calmement du monde :
— Je suis amoureuse.
Je me fige.
— Quoi ?
Elle hoche la tête et le mouvement imprime une jolie cascade à ses cheveux coupés aux épaules.
— Depuis quand ?
— Pas longtemps.
Elle tripote sa chaussette, apparemment indécise quant à l’émotion qu’elle doit afficher sur son visage.
— Qui ?
— Je ne te le dirai pas. Pas tout de suite.
Et je songe : Rojas.
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