Rojas
J’aime le café Franklin pour plusieurs raisons. Déjà, il est situé à mi-chemin entre le lycée et ma maison, ce qui m’évite de faire un détour si l’envie de boire un verre ou deux me prend. Ensuite, le patron – la Tortue comme il aime qu’on l’appelle, parce qu’il est ralenti dans ses déplacements à cause d’une douleur à la hanche droite – ne contrôle jamais les cartes d’identité des jeunes pour leur vendre de l’alcool. Il a une terrasse vraiment sympa qui donne sur le grand boulevard où passent toutes les jolies filles qui font leur shopping et en été, elles ont très peu de vêtements. En hiver, on préfère aller à l’intérieur parce qu’il y a les petites banquettes à la housse verte tâchée par le café, et elles sont vraiment confortables. Si on se met au fond, on a le temps de ranger nos verres si les flics se pointent. Impec’, comme dit Da Costa.
Aujourd’hui, il y a Sami (le pauvre est dévasté, il s’est entaillé le testicule droit en essayant de se raser à blanc), il y a Da Costa qui écrit des messages (probablement à Hannah) sans nous parler et il y a Lulu la pute qui trempe le bout de sa couette dans sa bière.
— Été, vacances, soirées, plage, vodka-transat, vodka-piscine, égrène Lulu la pute en faisant la moue.
— Hiver, école, devoirs, salle de chimie, vodka-télé, vodka-pause-midi-sous-la-pluie, rétorque Sami avec une grimace.
Da Costa pouffe de rire en regardant son téléphone.
— Je veux avoir explosé le test de pureté à la fin de l’été, annonce Lulu la pute.
— Je croyais que tu étais déjà la fille la plus impure sur cette planète… raille Sami.
Da Costa pouffe de rire en regardant son téléphone.
— Je vais le démarrer celui-là, persifle Lulu la pute en l’observant. Premier degré.
— Il est amoureux, répliqué-je en baissant la voix.
— Amoureux ou pas, il a pas à oublier ses potes.
— Je vous entends, bande de cons, lance Da Costa, puis il pouffe de rire en regardant son téléphone.
— Je veux me bourrer la gueule et me défoncer tous les soirs pendant deux mois, enchaîne Lulu la pute. C’est OK ? Je veux oublier cette vie de merde, boire jusqu’à devenir amnésique, fumer jusqu’à me défoncer les orbites, sortir avec un bourgeois beau gosse. Tu comprends ?
Nous répondons tous oui, même Da Costa.
— One life, conclut-elle sombrement.
— Et puisse le destin vous être favorable, ajoute Sami sans trop de raisons.
La porte fait tinter les clochettes quand elle s’ouvre et nous nous retournons tous d’un bloc, mais ce ne sont pas des policiers, simplement (suis-je en train de rêver ?) Serena qui s’est matérialisée à l’avant du café et qui étudie soigneusement tous les occupants du café comme si elle cherchait quelqu’un. Puis elle croise mon regard (elle a vraiment l’air furieuse) et fonce droit dans ma direction, son corps envahissant bientôt tout mon champ de vision. Elle repousse sans ménagement Da Costa de la banquette et s’assoit en face de moi. Elle pose ses deux mains à plat sur la table et me toise de haut, comme si je n’étais qu’une petite merde insignifiante.
J’ai passé des jours à la traquer et maintenant qu’elle se livre à moi, je n’ai aucune putain de réaction.
— Toi, beugle-t-elle, t’as intérêt à arrêter de faire les yeux doux à Murphy ! Tu arrêtes tout de suite !
Je pourrais répondre « Qui es-tu pour me donner des ordres ? » de manière condescendante, je pourrais répondre « Je n’écoute pas les traîtres », je pourrais répondre « Dégage de là, c’est la table de mes amis » ou je pourrais même la gifler là, devant tout le monde, mais je dis :
— Hein ?
Elle roule des yeux.
— Tu crois que j’ai pas remarqué ton petit jeu ? Tu tournes autour d’elle comme une mouche autour d’un flanc pâtissier. Tu sais très bien qu’elle ne te mérite pas.
— Mais de quoi tu parles ? rétorqué-je, éberlué.
— Elle veut quoi cette folle ? dit Lulu la pute.
— Murphy m’a dit qu’elle était amoureuse, déclare Serena en frappant la table. Elle m’a regardé droit dans les yeux et elle a dit : « Je suis amoureuse ». Alors je te demande maintenant : ne lui parle plus jamais.
— Elles est barge, décrète Da Costa. (il porte son téléphone à l’oreille) Allô les pompiers, passez-moi l’asile le plus proche et dites-leur qu’une malade s’est échappée.
— Tu veux t’en prendre une toi ? demande Serena en le fusillant du regard. (puis à moi :) Rojas, tu vas la faire souffrir, elle a besoin de quelqu’un de sincèrement gentil et attentionné, tu es trop… je sais pas, volatile. Elle s’est toujours sentie mal quand elle sortait avec toi, l’an dernier.
— Mais qu’est ce que tu me racontes ? gueulé-je, hors de moi.
Elle se penche vers moi et susurre :
— Je peux les rembourser, Rojas. Il est toujours temps. Je peux rembourser Hurle et Strige, leur dire que tout n’était qu’un malentendu. Je peux le faire, et en échange, tu laisses ma meilleure amie tranquille. Tu ne lui parles plus, tu ne lui envoies plus de message. Ou alors, je peux très bien dire à Hurle et à Strige que tu m’as avoué avoir vendu la drogue et là, ils te démonteront la gueule. (elle touche le pansement sur mon arcade sourcilière et je grimace de douleur) Une nouvelle fois, apparemment.
— Salope.
Elle sourit.
— Tu as besoin de moi.
— Tu as foutu ma vie en l’air.
— Comme tu t’apprêtes à le faire avec Murphy.
— Ils vont me tuer… Tu es consciente de ça, n’est-ce pas ? Ils vont me tuer. Et toi, tu n’en a rien à faire. La justice appelle ça complicité de meurtre.
— Je suis terrifiée. Quelle est ta décision ?
— Va brûler en enfer.
Elle hoche la tête doucement et se relève, avant d’attraper son téléphone.
— Je vais mettre Hurle et Strige au courant. Profite de tes amis avant qu’ils ne se ramènent. J’ai entendu dire que Hurle a fait l’acquisition d’un nouveau jouet… Dans le genre mortel, t’as capté ?
Je ne parviens pas à réprimer mes tremblements (de rage, de peur, les deux). Elle s’éloigne. Et dans ma tête, Hurle me frappe, Hurle m’humilie, Hurle m’électrocute, Hurle me noie. Encore. Je rappelle Serena et quand elle se retourne, elle paraît soulagée.
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