Christian
Madame Lecoq décortique les pensées un peu comme un marabout dissèque un corps. C’est en tout cas l’impression qu’elle me donne. Madame Lecoq ne veut pas qu’on dise « psychologue », elle veut qu’on dise « chercheuse », mais à ma connaissance, elle n’a jamais rien trouvé de plus qu’une coquette source de revenue, versée tous les mois par Papa sur son compte. Madame Lecoq aime dire que j’ai des problèmes, des problèmes graves. Elle aime dire ça parce qu’ainsi, elle se sent utile à la société. Je vais chez Madame Lecoq tous les jeudis, à 19h. Au début, je devais m’y rendre également le lundi soir à 20h mais nous avons décidé d’abandonner cette séance à cause de mes absences répétées.
Madame Lecoq est une femme mûre, expérimentée et pleine de ressources, selon Papa. Pendant nos séances, elle boit de l’eau, une petite gorgée à chaque fois, dans un grand verre en cristal. Elle n’a jamais fini son verre. Elle porte ses cheveux bruns en un chignon si serré qu’il lui lifte le visage. Elle a un long nez pointu, un nez de sorcière.
Madame Lecoq n’emploie jamais le mot thérapie ; elle parle de parcours.
— Chaque séance est un pas en avant, dit-elle souvent à la fin.
Je ne lui fais pas confiance.
Elle est toujours « ravie » de me revoir. Elle a des yeux verts clair, une teinte très rare. J’ai déjà envisagé le fait qu’elle soit une espionne extraterrestre envoyée pour enquêter sur les cas complexes de l’humanité.
La plupart du temps, quand la séance commence, je m’assois sur le grand fauteuil rouge impérial et j’attends qu’elle me pose ses questions. Je réponds « oui » ou « non » ou « je ne sais pas ». Parfois, j’ai oublié la question et je garde le silence. Elle m’observe quelques secondes, parfois pendant une minute, mais ça ne me déstabilise pas et je la fixe droit dans les yeux, jusqu’au moment où elle les détourne pour boire une gorgée d’eau. Je gagne toujours.
— Vous êtes un enfant… particulier, décrète-t-elle aujourd’hui. J’ai connu votre frère, Rutger. Vous êtes différent de lui.
— Mon frère était déjà un abruti fini quand vous travailliez sur lui et dans notre famille, la stupidité croît avec l’âge.
— Je ne parle pas d’intelligence. Je parle de votre vision du monde.
— Quel monde ?
— Ce monde (elle fait un grand geste des mains pour désigner un Tout inexistant). Notre monde.
— Rutger se moque de ce monde. Il ne le prend pas au sérieux.
Elle acquiesce doucement.
— Et vous, vous le méprisez.
— Parce qu’il est méprisable. Fondamentalement méprisable.
Elle hoche la tête et avale une nouvelle gorgée.
— Si le monde était un plateau d’échec, votre frère éliminerait un à un les pions de l’adversaire jusqu’à ce qu’il ne reste plus que lui. Il pense que le monde doit être dominé et il est convaincu qu’il doit être le dominant.
— Et moi ? demandé-je, vaguement intéressé.
Elle se penche vers moi et sourit froidement :
— Vous balayez tous les pions du plateau, les vôtres y compris.
Je hausse un sourcil :
— Cette stratégie fonctionne : je n’ai pas perdu.
Elle secoue la tête.
— Certes. Mais personne n’a gagné.
Je grimace.
— Vous avez grandi dans l’ombre de votre frère, conclut-elle.
Je ne dis rien. Réfuter sa déduction la persuaderait encore plus. C’est à chaque fois la même chose. Ses yeux m’épient, me mettent à nu, et ils plantent leurs aiguilles dans mon corps pour en extraire des réponses. Quelles réponses ? Je suis un problème insoluble. Madame Lecoq ne m’aidera jamais. Je suis déjà condamné.
Les premières fois, je lui ai fait confiance, j’ai avalé tous les mensonges qu’elle m’a servis. J’avais un problème, elle me proposait une solution. Je n’avais pas le choix. Et j’allais mal, beaucoup trop mal. Alors je lui ai parlé, parlé de mes parents : Papa jouait toujours avec ses élastiques et quand je me comportais mal, ses doigts se pliaient, formaient une arbalète, et l’élastique s’écrasait sur mon visage, sur ma joue, mon nez, mon front. Certaines fois, j’avais une marque et Rutger se moquait de moi et m’appelait Harry Potter. Rutger a toujours été le chouchou de Papa, petit. Maman était jalouse des femmes que fréquentaient Papa, alors elle a commencé à boire pour oublier. Papa disait que ses deux fils étaient intelligents, mais que seul Rutger avait la volonté d’en profiter. Papa trouvait que je passais mon temps à répondre, à critiquer les invités qui dînaient à la maison et que je cherchais à rabaisser les autres pour me hisser à leur niveau. Papa disait « Non. », jamais « Oui. ». Maman pleurait souvent et elle expliquait que c’était à cause d’un problème à ses yeux. Elle s’est fait opérer mais elle a continué à pleurer. Rutger parlait toujours en bien de Papa, il voulait lui ressembler. Papa a commencé à ignorer Maman et ses malheurs impossibles. Sur les photos, Papa souriait, Rutger souriait, Maman baissait toujours les yeux et moi, je semblais fixer quelque chose qui n’existait pas.
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