Murphy
N’ENTRE PAS ICI, JE T’EN PRIE. Nous sommes vendredi et il est 17 heures passées. Tous les élèves fixent l’horloge comme des zombis assoiffés de liberté et dans leur tête raisonne le compte à rebours des minutes restantes. D’autres regardent leur téléphone sans chercher à le cacher : quelle importance, nous sommes en cours d’art plastique. Ce n’est même pas un cours obligatoire. J’ai pris l’option parce que 1) mon oncle m’a dit de le faire, 2) j’aime dessiner quand je suis seule, 3) l’option donne des points bonus pour le bac. La plupart des autres sont là à cause du 3) et n’ont pas ouvert leur cahier de l’année.
Madame Begue, notre prof, est assise sur sa chaise trône africain offerte par un élève de terminale il y a trois ans après un voyage au Burkina Faso. La chaise a certainement été fabriquée en série dans une usine chinoise et revendue à des boutiques de souvenirs mais cela ne semble pas faire de différence pour notre prof, qui l’adore. Elle croise souvent ses pieds nus, velus et tout ridés autour de ceux du trône et tape des mélodies inconnues sur ses cuisses. Elle dit qu’elle adore la culture du continent des premiers Hommes. Elle expose dans la classe des dizaines de grosses encyclopédies bourrées d’image. Actuellement, elle travaille sur une sculpture érotico-contemporaine où le jeune homme qui lèche les zones génitales de la vieille femme nue ressemble étrangement au gars qui lui a offert le trône africain.
Aurait-il approuvé ceci ?
— N’ayez pas peur d’exprimer vos émotions ! psalmodie Madame Begue en diffusant une mélodie douceâtre sur les vieilles baffles qui encadrent son PC.
— Vaut mieux que j’évite, grommelle un Lucas à côté de moi. Sinon, la prof pourrait finir avec un couteau dans les intestins.
Mon dessin représente une scène d’Apocalypse. De gros nuages noirs chargés d’électricité qui embrasent une atmosphère ozonée, le tout encadrant une vaste plaine chthonienne où se déroule la scène principale : une petite fille allongée sur une pierre (dans ma tête, la pierre brûle le dos de la fillette mais je n’ai pas réussi à le représenter correctement) dominée par un énorme monstre-vampire tentaculaire. Sa bouche est celle d’un requin : plusieurs rangées de dents et au centre, une langue reptilienne et visqueuse qui lèche la joue de la fille. Trois des tentacules transpercent le corps de la fille : un s’enfonce dans sa bouche et ressort par son estomac, un autre lui cloue une jambe au sol, le dernier pénètre la fille au bas-ventre, juste sous le nombril. Les membres de la fille sont crispés et agités de tremblements (difficile à mettre en image, j’ai essayé de flouter les contours). Chaque autre tentacule du démon tient une bouteille de rhum jaune-orangé. C’est à cause de l’alcool qu’il a perdu la raison.
J’ai longtemps hésité avant d’amener ce travail en cours. Mais je n’avais pas envie de recommencer, de dessiner quelque chose de plus tolérable, alors je l’ai gardé. C’est peut-être un de mes meilleurs dessins.
Pendant que la prof passe et attribue une note à chacune des œuvres des élèves, je me ronge les ongles en regardant les aiguilles tourner. Un type superstitieux angoisse parce que nous sommes un vendredi 13. Il dit que sa mère a eu un accident un vendredi 13 et que sa sœur est née un vendredi 13. Un autre lui répond que la simple connaissance d’une superstition pousse les gens à adopter un comportement dangereux.
— Espèce d’attardé, fustige le superstitieux, tu crois que ma sœur était au courant pour le vendredi 13 quand elle a décidé de sortir sa vieille tronche du vagin de ma mère ?
— CHUT ! tonne Madame Begue.
Arrive enfin mon tour. En voyant le monstre, la prof blêmit et a un mouvement de recul. Elle baisse ses lunettes à verre rond pour m’observer et sa bouche se pince. Après une courte réflexion, elle sort son stylo et écrit : 13, idée intéressante mais ensemble trop sombre et couleurs mal réparties. Je m’estime satisfaite, même si je méritais sûrement un 15. C’est le problème des notes de Madame Begue : elles dépendent de son humeur et du nombre de cafés avalés à la pause de midi.
Plus que cinq minutes… Puis je rejoindrai mon pont préféré, contemplerai la Rivière Hurlante, sauf s’il pleut trop, songerai à ma vie, à mon futur, à Serena qui me prend la tête à cause de Rojas (elle croit que j’ai des sentiments pour lui ; elle a beau être ma meilleure amie, elle ne me comprendra jamais vraiment) et surtout, à Christian, Christian qui est venu me parler une seule fois depuis notre première discussion, mais cette fois-là vaut bien toutes les autres. Il a demandé : « Veux-tu venir avec moi à la soirée chez Lucie Even, samedi ? ». Je lui ai répondu que j’avais une autre soirée de prévue (ce qui est faux, mais je veux qu’il s’imagine que j’ai des amis, des tas d’amis) mais que peut-être, je changerai d’avis. Il m’a envoyé : « Je t’attendrai au petit parc vers les Collines-Basses ».
La sonnerie retentit et me fait sursauter. J’attrape mon sac mais juste avant la porte, Madame Begue m’interrompt car elle a envie de me voir. Je ne cache pas mon agacement : un vendredi soir, sérieux ? Elle ne pouvait pas attendre un autre moment ?
Elle s’assoit et me réclame mon devoir. Je le ressors à contrecœur.
— C’est un dessin… plutôt original, commente-t-elle d’un air grave.
— Je l’aime bien, dis-je, l’air ailleurs.
Silence. Puis elle mordille son stylo et demande :
— Si tu as des problèmes, que ce soit pour les cours ou des problèmes plus… personnels, tu dois en parler. À moi, à d’autres professeurs… Tes amis, même. Il n’est pas bon de garder de trop gros secrets pour soi.
Je ne dis rien.
— Tu as besoin de quoi que ce soit, je suis là. (puis elle ajoute en tapotant le démon de mon dessin :) Nous ne sommes pas tous des monstres.
J’acquiesce sans un mot. Elle soupire tristement et d’un mouvement saccadé de la main, raye le 13. À la place, elle note : 17.
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